Editoriaux de Mme Arlette Laguiller, porte parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" des 4, 11, 18 et 25 décembre 1998, sur la grève à la SNCF, la cohabitation, le Front national et l'intervention anglo-américaine en Irak.

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Média : Lutte Ouvrière

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Lutte Ouvrière – 4 décembre 1998

La grève de la SNCF a été, une fois de plus, l'occasion de se rendre compte que les principaux éditorialistes de la télévision et de la presse écrite n'étaient pas dans les camps des travailleurs.

Par exemple, bien qu'un sondage ait révélé que plus de la moitié des interviewés comprenaient les raisons des grévistes et leur étaient plutôt favorables, les journaux télévisés ont plus donné la parole à ceux qui les critiquaient qu'aux autres. Quant aux éditorialistes de la presse écrite, ils ont surtout présenté la demande de renforcement des effectifs des cheminots comme une simple revendication de convenance corporatiste.

La plupart se sont abstenus de dire qu'en réclamant des effectifs, les travailleurs de la SNCF se battaient aussi  pour les usagers. On oublie toujours que c'est au détriment de ces derniers que les effectifs des cheminots ont diminués par dizaines de milliers en vingt ans. Oh, bien sûr, les progrès de la technologie ont permis cette diminution. Mais cela s'est rarement traduit par un avantage  pour les usagers car des trains avec de moins en moins de personnel d'accompagnement, de gares de plus en plus désertifiées, l'entretien et les réparations de moins en moins fréquent, cela se traduit par moins de confort, plus d'insécurité et de pannes.

N'oublions pas que rien que dans l'Ile de France, les pannes, que ce soit de caténaires, de signaux ou autres, entraînent, bon an mal an, pas mal d'heures d'interruption du trafic et peut être même, sur une année, autant que les grèves. Mais sur ce point, les grands journaux ne protestent pas beaucoup. Ils mettent au contraire l'accent sur le fait que les cheminots ne seraient pas à plaindre et feignent d'oublier que pour le personnel roulant, par exemple, il y a, en plus des heures passées dans les trains, celles passées en bout de ligne, et parfois les nuits.

Et puis surtout, tous ces gens qui s'indignent dès qu'il y a une grève à la SNCF ont le mot de service public aux lèvres ou sous la plume. Il est vraiment curieux de voir ces gens-là parler de défense du service public alors que ce sont bien souvent les mêmes qui sont partisans de la privatisation de tous les services publics. Et quand ils n'en sont pas de chauds partisans, on ne les voit ni ne les entend protester à outrance.

Sait-on, par exemple, qu'un certain nombre de lignes de la SNCF sont déjà privatisées ? C'est le cas en Bretagne, par exemple dans la région de Carhaix.
Il y aurait déjà 850 km de lignes exploitées par la même société, filiale de Vivendi, nouveau nom de la Générale des Eaux (l'ancien était un peu trop déconsidéré). Cette société serait depuis quelques années un des principaux opérateurs ferroviaires privés d'Europe, en particulier du fait de son implantation en Angleterre. En Angleterre, cela fait déjà plusieurs années que les chemins de fer sont privatisés (il y a là-bas aussi un gouvernement « socialiste »).

Or des révélations récentes ont montré que cette privatisation s'était traduite par une dégradation importante du fonctionnement des trains. C'est qu'on peut difficilement rechercher le profit maximum et privilégier les intérêts du public. On prétend que la concurrence est source de progrès, mais elle est surtout source de désastres. Et puis là où il y a une concession il y a le monopole. C'est déjà vrai dans la distribution de l'eau et tous les usagers qui ont vu leur facture d'eau augmenter ces dernières années de façon extraordinaire peuvent se douter sans peine que la privatisation des chemins de fer ai bénéfice de telles sociétés ne se fera pas dans leur intérêt.

La Lutte des cheminots concerne en fait tous les travailleurs. N'oublions pas que même si cela nous gêne, c'est en réclamant nous aussi du patronat, à l'État, de quoi mener une vie décente, que nous améliorons notre sort, et pas en nous laissant tromper par ceux qui tirent les marrons du feu de nos divisions.


 - Lutte Ouvrière - 11 décembre 1998

Chirac a profité de son voyage à Rennes, le 4 décembre, pour prononcer un grand discours qui marquerait, selon nombre de commentateurs, sa « rentrée politique », après dix-huit mois de « cohabitation ». Il y aura retrouvé les accents du candidat Chirac qui, en 1995, dénonçait, paraît-il, les risques de « fracture sociale ».

En fait, Chirac n'a fait que reprendre quelques idées chères à la droite la plus réactionnaire. Il s'est déclaré en faveur d'un « service minimum » à la SNCF, montrant ainsi qu'il estimait plus facile et plus juste de légiférer contre les travailleurs des services publics qui réclament des embauches, que contre les patrons qui – tout en accumulant des bénéfices – licencient à tout de bras. Et il a appelé à « réexaminer régulièrement » la situation des chômeurs de longue durée et RMIstes, laissant ainsi entendre que la misérable aumône du RMI serait parfois perçue par des gens qui n'y auraient pas vraiment droit.

Par contre, on chercherait vainement dans ses déclarations le moindre mot sur le scandale que constitue le fait qu'une minorité de privilégiés continue à accumuler des fortunes considérables, alors que le niveau de vie et les conditions de travail de toute la population laborieuse se dégradent de plus en plus, et que des millions de travailleurs  sont condamnés au chômage et à la misère.

Si le discours de Rennes, comme l'ont dit la plupart des journaux, a consacré le retour de Chirac comme chef incontesté de la droite, c'est bien d'une droite qui se présente ouvertement en défenseur des intérêts des privilégiés. Mais d'un autre côté, qu'est-ce que les chômeurs ont gagné au retour à la tête du gouvernement, il y a maintenant dix-huit mois, du Parti Socialiste soutenu par le Parti Communiste ?

Les manifestations de chômeurs de ces derniers jours revendiquant, à l'approche de Noël, comme il y a un an, une prime exceptionnelle de 3000 F et posant le problème du relèvement des minima sociaux, sont là pour rappeler que la solution du problème du chômage n'a pas avancé d'un pouce. Le nombre de chômeurs aurait certes légèrement diminué d'après les statistiques officielles. Mais dans le même temps, le nombre d'emplois précaires a considérablement augmenté. Et de nombreuses grandes entreprises annoncent encore des milliers de suppressions d'emplois.

Cela n'a pas empêché Strauss-Kahn, le ministre des finances, de se montrer très content de lui à la télévision, le 6 décembre. Et en dehors du fait qu'il prononçait le mot « gauche » la main sur le coeur ,il n'y avait pas grand-chose dans ses propos qui les distinguent de ceux de la droite.

Strauss-Kahn n'est pas partisan d'une loi sur le « service minimum » à la SNCF, mais il serait très content nous a-t-il dit, si des accords entre les syndicats de cheminots et la direction de la société mettaient en tel service en place.

Les 350 000 « emplois jeunes » promis par Jospin dans les services publics, et qui se sont réduits à 150 000, il trouve que c'est un excellent résultat. Quant aux 350 000 que le secteur privé aurait dû créer et qui n'ont jamais vu le jour, il trouve cela normal, puisque les « emplois jeunes », a-t-il dit en substance, « ce n'était pas fait pour le privé ». Quant aux millions de travailleurs en chômage total ou partiel, il n'a pas eu un mot pour eux !

En fait, il est clair qu'il considère – comme les patrons – que le but de l'économie n'est pas d'assurer aux producteurs le moyen de vivre décemment, mais de permettre aux actionnaires de s'enrichir.

Mais si les suppressions massives d'emplois continuent, si les problèmes mis en par le mouvement des chômeurs de Noël 1997 n'ont pas reçu l'ombre d'une solution depuis un an, c'est la preuve que la classe ouvrière ne peut pas compter sur la bonne volonté du gouvernement, non seulement pour lutter résolument contre le chômage, mais même tout simplement pour assurer malgré tout à ceux qui ont été privés d'emploi des conditions de vie décentes.

La seule possibilité pour les travailleurs de changer tout cela, ce sera de faire entendre suffisamment fort leur colère et leur détermination.


Lutte Ouvrière - 18 décembre 1998

La bagarre entre les chefs et les sous-chefs du Front National, qui a éclaté au grand jour, fait frétiller les leaders de l’UDF et du RPR, qui se voient déjà en train de récupérer au moins une partie des voix qui se portaient depuis quatorze ans sur l'extrême droite. Mais ils ne sont pas les seuls à se réjouir de cette nouvelle situation. Beaucoup de commentateurs qui se veulent de gauche font mine de croire eux aussi qu'un éclatement du Front national ferait disparaître le danger que la progression de l'extrême droite représente.

C'est oublier que si l'extrême droite s'est considérablement renforcée au cours des quinze dernières années, ce n'est pas dû à la personnalité de Le Pen, encore moins à celle de ses acolytes, mais à la situation sociale.

Cela fait plus de quarante ans que Le Pen rêve de faire une carrière politique à la tête de l'extrême droite. Mais avant 1984, il avait tout juste réussi à se faire élire député sur les listes poujadistes en 1956, avant de disparaître à nouveau de la scène. Aux élections présidentielles de 1974, il n'avait pas réussi à dépasser 1 % des voix, et ne s'était même pas représenté en 1981. Le public d'alors de Le Pen était composé des nostalgiques de Vichy, des intégristes catholiques, des anciens de l'OAS, de tous courants ultraréactionnaires de la société française qui, à eux tous, ne pesaient pas bien lourd. C'est l'approfondissement de la crise économique, et l'incapacité des différents gouvernements qui se succédèrent depuis à lutter efficacement contre le chômage, qui permirent au Front National de devenir une force politique avec laquelle il fallait compter. Et c'est tout autant valable pour ceux qui se réclamaient de la gauche que pour ceux de droite, tous responsables de la progression de l'extrême droite.

L'électorat de celle-ci a alors grossi de gens issus des classes sociales défavorisées, désespérés par la montés du chômage et de la misère, qui se laissaient prendre au piège des discours sur la « préférence nationale » censée résoudre le problème du chômage. Ces gens-là ne comprenaient que Le Pen les méprisaient autant que la masse des travailleurs immigrés contre lesquels il essayait de les dresser, et qu'il n'aspirait qu'à être admis un jour par la grande bourgeoisie à défendre au gouvernement ses intérêts, contre l'ensemble de la classe ouvrière. Mais ils pensaient, en votant pour Le Pen, se venger des partis qui se succédaient au gouvernement.

Alors, que le Front National éclate ou pas, que Mégret fonde son propre parti ou pas, tout cela n'est finalement que secondaire.

Bien sûr mes méthodes de voyous qui président aux règlements de comptes en cours, le fait que tous ces politiciens qui prétendaient marcher « têtes haute et mains propres » apparaissent aujourd'hui pour ce qu'ils sont, des gens fortunés, ayant choisi de faire carrière au Front National dans la xénophobie et le racisme, et mus par de solides ambitions personnelles, tout cela fera peut-être perdre des voix à l'extrême droite aux prochaines élections européennes. Mais quand bien même cela signerait la fin de la carrière politique des uns ou des autres, cela ne supprimerait pas le danger que le Front National a représenté jusqu'ici pour la classe ouvrière.

Car sur ce fumier fourni par le chômage et la misère, il se trouverait d'autres démagogues, issus des rangs de l'extrême droite actuelle, ou de ceux de la droite qu'on nous dit « républicaine », pour reprendre le même langage, avec les même chances de succès. Pour éliminer ce danger, il faudrait mener une politique qui se donne les moyens de combattre réellement le chômage, et donc qui ne recule pas, pour cela, devant le fait de s'en prendre aux bénéfices du grand capital. Interdire les licenciements collectifs, réquisitionner les entreprises qui licencient alors qu'elles font des bénéfices, taxer les profits capitalistes et financer ainsi la création des innombrables emplois utiles qui manquent dans les services publics et le relèvement des minima sociaux, voilà le seul moyen de désarmer le Front National ou ses successeurs. Mais une telle politique, il n'y a que le monde du travail qui pourra l'imposer.


 Lutte Ouvrière - 25 décembre 1998

On ne sait pas encore combien de morts ont fait les bombardements anglo-américains dans la population d'Irak, ni l'ampleur des dégâts dans les quartiers populaires.

On dit en revanche qu'il y a eu plus de bombes pendant ces bombardements que pendant toute la guerre du Golfe.

Une fois de plus, c'est sur la population irakienne que les dirigeants américains cherchent à se venger de leurs démêlés avec Saddam Hussein. Pour justifier la sanglante opération, les porte-paroles des gouvernements américain et anglais ont expliqué qu'il fallait réagir devant la menace que représente Saddam Hussein tant qu'il n'a pas détruit son armement, et que le dictateur qu'il est doit être rappelé à l'ordre.

Saddam Hussein, une menace ? Mais ce sont des avions des grandes puissances occidentales qui ont fait tomber une pluie de missiles sur Bagdad, alors que même les commentateurs les plus délirants n'oseraient affirmer que les avions irakiens pourraient menacer Londres ou Washington.

S'agit-il de défendre la paix au Moyen-Orient ? Mais lorsque Saddam Hussein avait pris l'initiative d'une des guerres le plus sanglantes dans la régions, celle qui a opposé pendant huit ans L'Irak à l'Iran, il l'a fait avec l'encouragement des grandes puissances occidentales qui, pour se débarrasser du régime iranien, ont financé et armé le dictateur irakien. Et rappelons-le, la France était à l'époque un des principaux fournisseurs d'armes de la dictature. Cette guerre entre l'Irak et l'Iran qui a fait près d'un million de morts de part et d'autre, a rapporté gros aux Dassault, Thomson, Matra et autres.

Les dirigeants du monde occidental ne reprochaient pas à Saddam Hussein d'être un dictateur tant qu'il en restait à la répression contre son propre peuple ni d'être un va-t’en guerre tant qu'il agissait en homme de main de l'impérialisme. Ce qu’ils ne lui ont pas pardonné est d'avoir contrecarré leur volonté en tentant de mettre la main sur le pétrole du Koweït, ce mini-État constitué dans l'intérêt des trusts pétroliers à partir d'un territoire volé aux temps coloniaux, justement à l'Irak.

Alors si Saddam Hussein est un dictateur sanglant, oppresseur avant tout de son propre peuple et de ses minorités Kurde et Chiite, les dirigeants des puissances impérialistes représentent une menace bien plus grande pour le monde, l'hypocrisie en plus. Même s'ils prétendent agir au nom de la démocratie, de la paix ou de la liberté, c'est pour le compte des grands trusts et des puissances d'argents de leur pays respectif qu'ils jouent les gendarmes de ce monde. Quand cela aide un grand trust à piller un pays pauvre, ils n'hésitent jamais à soutenir les pires dictatures. De plus, bien souvent, ce sont eux qui les installent.

Le gouvernement français n'était pas directement impliqué dans la dernière en date des interventions impérialistes contre l'Irak. Ses grands groupes capitalistes sont, depuis un certain temps déjà, partisans de la suppression de l'embargo économique contre l'Irak, non pas par pitié pour le peuple irakien, mais parce que cet embargo imposé par le gouvernement américain les empêche de faire des affaires. Voilà pourquoi le personnel politique de la bourgeoisie française, à droite comme à gauche, pouvait se permettre d'être critique à l'égard de l'intervention américaine.

Mais il ne faut pas oublier combien de fois notre impérialisme est intervenu militairement pour défendre ses intérêts, en Afrique ou ailleurs. N'oublions pas qu'il a été partie prenante de la précédente guerre du Golfe (sous un gouvernement socialiste). Et même à l'occasion des derniers bombardements, pendant que la « gauche plurielle » appelait à manifester contre l'opération militaire américaine, le ministre des Affaires étrangères de « la gauche plurielle » exprimait sur les ondes sa solidarité fondamentale avec les États-Unis.

Alors, si la solidarité des travailleurs doit aller au peuple irakien victime d'une agression impérialiste, nous n'avons pas à avoir la moindre solidarité avec les dirigeants de l'État de la bourgeoisie française. Pas plus que le peuple irakien n'a à en avoir avec un dictateur qui l'opprime.