Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du conseil national du PS et maire de Sarcelles, à Europe 1 le 18 mars 1996, sur la violence dans les villes et les quartiers, la politique gouvernementale, et sur l'affaire Emmanuelli.

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Média : Europe 1

Texte intégral

M. Grossiord : Est-ce que vous trouvez A. Juppé changé ?

D. Strauss-Kahn : Je le trouve plus souriant, mais ça ne fait pas encore une politique.

M. Grossiord : En tant que maire de Sarcelles, vous sentez-vous solidaire avec ces élus qui essayent de combattre la violence et qui ont les pires difficultés ?

D. Strauss-Kahn : Bien sûr. La violence existe partout et on a tous le même sentiment en ce moment, quelle que soit la couleur politique de ces élus. Il faut des mesures d'une très grande ampleur. Le plan que le Gouvernement a annoncé, qui n'est pas encore tout à fait à l'œuvre, n'est pas obligatoirement une mauvaise chose mais il me semble tout à fait en dessous de la réalité des besoins. Si nous voulons éviter que cette tension continue de monter, que des explosions beaucoup plus fortes encore soient là demain, alors il faut aller très au-delà. Le problème de la violence en général, en particulier dans les banlieues mais pas simplement, est je crois un des grands problèmes que nous avons devant nous pour la fin de ce siècle et ça suppose une mobilisation et une solidarité de l'ensemble du pays.

M. Grossiord : Il ne faut pas désespérer. À Reims, des mesures importantes avaient été prises par le maire, il y a des aides qui sont prévues au niveau des cafetiers et pourtant, il y a toujours cette violence qui est là. On s'en prend d'ailleurs aux associations de soutien.

D. Strauss-Kahn : Chacun fait de son mieux de ce point de vue. Il y a des mesures qui sont prises pour aider la vie dans les quartiers. Mais ce qui est caractéristique des villes en situation délicate, et c'est mon cas à Sarcelles mais c'est vrai pour l'ensemble de la banlieue parisienne, c'est tout simplement parce que ces villes ne sont pas riches et qu'elles n'ont pas véritablement les moyens à mettre en œuvre. Ce qu'il faut bien avoir à l'esprit, c'est que les gens qui habitent Sarcelles travaillent dans d'autres parties de l'Ile-de-France, à Paris par exemple ou bien dans d'autres villes plus actives, plus industrielles, notamment dans l'Ouest de Paris. Et c'est là que le produit de leur travail donne lieu à des impôts, la taxe professionnelle, que payent les entreprises mais qui, au lieu de revenir à l'endroit où ces gens vivent, où leurs enfants vont à l'école, où leurs parents bénéficient des activités de clubs d'anciens que finance la mairie, cet argent reste à l'endroit où ils travaillent. On a une situation qui est complètement absurde, où des quantités considérables de Français vivent dans des villes qui n'ont pas les moyens de subvenir aux besoins normaux qui fonctionnent dans une ville, simplement parce que c'est ailleurs que la richesse qu'ils créent est prélevée. Alors, il faut organiser une grande répartition de ces taxes professionnelles, au moins à l'échelle de l'Ile-de-France. J'ai fait une proposition en ce sens, je crois que nous avons les moyens d'en sortir mais ça suppose que nous révisions complètement les modes de fonctionnement et de financement de nos villes. Les villes qui sont des villes dortoirs, conçues comme cela, même s'il y a un peu d'activité économique, ne sont pas encore en état de subvenir aux besoins réels de leur population. Et donc, on se trouve face à cette situation de crise qui donne lieu, quand la situation est difficile, c'est le cas aujourd'hui, à des explosions de violence. Ce n'est pas uniquement par l'augmentation du nombre de policiers que l'on résoudra ce problème, ce n'est pas uniquement par la répression, c'est par le fait que la vie dans ces villes redevienne une vie normale et pour qu'elle redevienne une vie normale, il faut que le travail que les gens produisent profite à la ville dans laquelle ils sont.

M. Grossiord : Votre réaction à la prestation d'A. Juppé hier soir. Vous estimez qu'il n'a pas véritablement effectué de mue ?

D. Strauss-Kahn : Il y a deux éléments. Il y a ce que rappelait G. Milési à l'instant et qui est la situation de l'économie. Là-dessus, tout le monde doit souhaiter qu'elle s'améliore. Il se pourrait en effet, finalement, que la croissance revienne un peu plus forte et un peu plus tôt que prévu, tant mieux. Malgré tout, on est encore très loin du compte. 2 % pour que le chômage ne s'accroisse pas ; j'ai plutôt tendance malheureusement à penser que c'est 3 % et donc on est loin du compte. Il faudrait, pour que la croissance ne joue pas un rôle négatif sur le chômage, qu'elle aide au contraire à la résorber, une assez forte relance de la consommation. Il est vrai que janvier et février ont été plutôt bons, tant mieux, là aussi, mais on est encore très loin de ce qu'il faudrait et tant que le Gouvernement ne fera pas les efforts nécessaires pour accepter de relancer cette machine économique, je crains qu'on ne reste dans une situation qui sera peut-être meilleure dans quelques mois qu'aujourd'hui, mais encore tout à fait insuffisante. Ça, c'est le premier point. C'est le plus lourd, parce qu'évidemment, le chômage, le pouvoir d'achat, c'est ce qui préoccupe très directement les Français et on ne peut pas être surpris, quand on a accumulé sur leur dos tous les impôts qu'ils vont avoir à payer – cotisations sociales, RDS, etc. – de ce que finalement, la relance ne soit pas là. Et puis le deuxième point, c'est l'ensemble de mesures qui a été évoqué et dont certaines d'ailleurs sont sans doute d'assez bonnes mesures. Faire que les citoyens, lorsqu'au bout de deux mois, l'administration n'a pas répondu, voient leur demande acceptée par principe au lieu de la situation actuelle où c'est le contraire qui est vrai, est plutôt une bonne chose. Mais honnêtement, ça ne fait pas une politique. On a là un ensemble de mesures qui seraient plutôt bienvenues si nous étions dans les années soixante, c'est-à-dire dans une période où la croissance est là, tout va plutôt bien et on essaie d'améliorer par de petites touches la vie de tous les jours. Mais nous ne sommes pas là. Nous sommes dans une situation qui est une vraie situation de crise.

M. Grossiord : À cause des quatorze dernières années, disait A. Juppé hier.

D. Strauss-Kahn : Oui, enfin, dans les quatorze dernières années... Est-ce que je peux répondre de façon pas volontairement polémique, mais quand même... En rappelant qu'au cours des vingt dernières années, la gauche a été au pouvoir moins longtemps que ne l'a été la droite et que donc, il faut arrêter de s'envoyer ça à la figure. J'ai entendu hier A. Juppé être plutôt plus sévère sur les deux années qui avaient précédé son arrivée comme Premier ministre, c'est-à-dire celles pendant lesquelles E. Balladur était Premier ministre que pendant celles qui étaient même avant, pendant lesquelles c'était les socialistes. Mais laissons cela.

M. Grossiord : On a l'impression qu'il demande aujourd'hui qu'on le laisse souffler un peu. Ça n'est pas votre sentiment ?

D. Strauss-Kahn : Oui, et c'est légitime. Il est normal que le Premier ministre puisse mener sa politique, c'est tout à fait légitime. Il est normal aussi que l'opposition, à qui on reproche trop souvent d'être muette, puisse aussi la critiquer. Quand elle est bonne, il faut l'approuver. Je dis, dans ces mesures, il y a sans doute des bonnes choses. Mais honnêtement, ce que vous disiez au début de ce journal sur des voitures qui brûlent ou sur des hommes qui sont attaqués dans la rue, ça a toujours existé, ne dramatisons pas. Mais on sent bien qu'aujourd'hui, c'est plus fort qu'avant. Alors, nous sommes dans une situation qui est vraiment difficile. Ça n'est pas des mesures gentilles, mais malgré tout secondaires, qui sont capables d'apporter une réponse. Il faut quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus massif. Je l'ai dit à l'instant pour ce qui est de la conjoncture économique. C'est vrai aussi pour ce qui est de la vie quotidienne.

M. Grossiord : Vous pensez que les socialistes ont des réponses à apporter ?

D. Strauss-Kahn : Lorsque je vois comment, élection partielle après élection partielle, les Français réagissent face aux socialistes. Je me dis qu'en effet, en dépit de la caricature qui est faite parfois de L. Jospin aux Guignols de l'info qui est plutôt amusante, en réalité, L. Jospin qui a remis le PS au travail est aujourd'hui en train de fournir à la population française une image de ce parti qui fait que les Français, pas tous sans doute, pas tous encore aujourd'hui, mais nombre d'entre eux, pensent qu'on a peut-être autre chose à dire et autre chose à faire que le Gouvernement qui est en place.

M. Grossiord : Êtes-vous solidaire avec B. Tapie ?

D. Strauss-Kahn : Solidaire avec B. Tapie pour les positions politiques qu'il peut prendre lorsqu'elles sont celles qui correspondent à mon parti. J'ai l'impression qu'il a encore du crédit dans l'opinion puisque ces affaires de justice sont assez anciennes et on a vu à plusieurs reprises, dans les sondages, que finalement il avait une cote assez importante. On verra comment le tribunal de Béthune juge. D'après ce que je vois, le dossier est assez sévère et il me semble qu'il est mieux venu de juger les hommes politiques sur des exactions de ce type, comme celles qu'on semble mettre à jour, que ce qui s'est passé récemment s'agissant aussi bien d'H. Emmanuelli que de C. Proust. H. Emmanuelli a été condamné par la cour d'appel, il y a de ça quelques jours, de façon que je trouve absolument scandaleuse. Il est de coutume dans ce pays, c'est même d'ailleurs la loi, de dire qu'on ne doit pas commenter les décisions de justice. Simplement, je vois mal pourquoi les juges seraient, dans ce pays, les seuls à être au-dessus de toute critique. Ce sont des hommes comme les autres, ils peuvent se tromper et pour ma part, je le dis, je trouve ce jugement tout à fait scandaleux. Que le PS soit poursuivi, qu'il soit d'ailleurs le seul parti à être poursuivi pour des faits qui datent d'avant. Qu'il existe une quelconque loi sur le financement des partis est déjà un problème dont on peut discuter, mais que, par ailleurs, H. Emmanuelli auquel rien n'a jamais été reproché à titre personnel, aucun enrichissement personnel, qui n'était en cause que parce qu'il était le trésorier du PS, se voie privé de ses droits civiques à cette occasion, est quelque chose qui me révulse et je tiens à le dire.

M. Grossiord : Les socialistes ont annoncé qu'ils allaient manifester leur soutien à H. Emmanuelli. Quelle forme cela pourrait-il prendre ?

D. Strauss-Kahn : Ils l'ont déjà fait à plusieurs reprises. L. Jospin est intervenu immédiatement par une conférence de presse. Je ne sais pas exactement quelles sont les formes collectives qui sont en train d'être élaborées mais pour ma part, je m'y associerai.