Interview de M. Marc Vilbenoit, président de la CFE CGC, dans "L'Humanité" du 4 décembre 1998, sur l'impact de la réduction du temps de travail sur les cadres, le changement de mentalité des salariés et la remise en cause de l'action syndicale face aux 35 heures.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Assemblée générale extraordinaire de la CFE CGC sur la rénovation des statuts de la confédération, à Paris les 3 et 4 décembre 1998

Média : L'Humanité

Texte intégral

Question :
Pensez-vous que la loi Aubry peut s'adapter à la situation des cadres ?

Marc Vilbenoît :
Au début de la discussion, l'opinion générale, y compris chez les cadres, était de dire que les 35 heures ne pouvaient concerner cette catégorie de salariés. Notre organisation, qui a pris dès le départ le parti de l'adhésion raisonnée à la loi Aubry, a, de son côté, posé des principes. Tout d'abord, le personnel d'encadrement ne doit pas être mis à l'écart de la négociation et de ses résultats. Il doit, ensuite, être impliqué dans la réorganisation du travail, qui découle de l'application de cette loi. Lui aussi doit profiter de la réduction effective du temps de travail. Et enfin, il faut lui éviter tout baisse du pouvoir d'achat. Martine Aubry a récemment convenu qu'il faudrait que la deuxième loi comporte des dispositifs spécifiques pour les cadres. Du côté des patrons, on veut maintenant inverser la tendance qui consiste à alourdir les contraintes de l'encadrement et à allonger son temps de travail. Je sens donc un mouvement. Qui se concrétise, d'ailleurs, dans un certain nombre d'accords.

Question :
Est-ce que les accords conclus à ce jour prévoient de créer des postes d'encadrement ?

Marc Vilbenoît :
Au niveau des entreprises, effectivement, il est question de création de postes ou d'intégration des emplois précaires. Il faut savoir qu'en trois ans la proportion des cadres en contrat à durée déterminée (CDD) s'est accrue de plus de 50 %. Aussi, cela m'irrite profondément quand j'entends le MEDEF exiger la souplesse et la précarité - qu'il nomme flexibilité -, alors que le contrat précaire a augmenté à la vitesse grand V. Je dissocie, toutefois, la souplesse interne à l'entreprise - je pense à l'annualisation que je ne refuse pas - de la précarité qui consiste à multiplier et à faire tourner à toute allure les personnels extérieurs. Ceci dit, le Gouvernement donne deux objectifs à la loi : peser sur l'emploi et alimenter le dialogue social. Nonobstant l'attitude idéologique du patronat, qui a stérilisé les choses, on est quand même lancé dans cette voie. Et le mouvement va encore s'accélérer.

Question :
Un récent sondage montre que le compte épargne temps est la formule favorite des cadres. Est-ce celle de la CGC ?

Marc Vilbenoît :
Je voudrais que la deuxième loi définisse les compensations pour l'encadrement, non en heures ou même dans le cadre hebdomadaire, mais en jours. Comment faut-il consommer ces jours de congés supplémentaires ? Est-ce dans l'année ? Est-ce cumulable dans un compte épargne temps ? Sur ce sujet, nous raisonnons en terme de création d'emplois. Aussi, je pense qu'il faut réduire le temps de travail sur l'année. Le compte épargne temps, sorte de capitalisation, est une vraie aspiration pour les personnes de plus de cinquante ans. Mais cette formule est moins productrice d'emplois. Sans y être hostile, je reste vigilant. Je persiste à penser que pour les salariés en cours de carrière, afin de créer des postes, le bon moyen serait d'allonger le congé annuel, sans exclure d'autres formules, comme la semaine de quatre jours.

Question :
Dans l'ensemble des entreprises, on remarque un dépassement considérable des horaires des cadres. Est-ce seulement dû une surcharge de travail ?

Marc Vilbenoît :
Je ne nie pas qu'il existe du zèle de la part des générations les plus anciennes ou de certains cadres de direction. Mais globalement, l'allongement des horaires est la conséquence directe de contraintes : forte pression, réduction des effectifs, diminution du nombre des échelons hiérarchiques, élargissement des responsabilités, suppression du personnel d'environnement (secrétaires, etc.), exigences extérieures du client… Toutes ces données sont à prendre en compte pour comprendre la situation.

Question :
Ne pensez-vous pas que l'allongement des horaires est une façon pour les cadres de se faire reconnaître dans l'entreprise ? Une manière de s'intégrer ?

Marc Vilbenoît :
Cela a pu l'être. Mais aujourd'hui l'aspiration est ailleurs. La volonté d'équilibrer plus la vie, hors et dans l'entreprise, devient quasiment générale. La transformation est réelle.

Question :
On constate également que d'importantes heures non payées sont effectuées par les cadres dans diverses entreprises. Que faire pour contrôler cette dérive ? Faut-il une pointeuse ?

Marc Vilbenoît :
Il faut redéfinir les forfaits référence horaire, tout en ajustant la rémunération en conséquence. Au-delà, je ne crois pas trop à la pointeuse généralisée. Les cadres non plus. Il y a des systèmes qui enregistrent le temps de travail, y compris en horaire flottant. Cependant, la solution idéale n'existe pas. Elle doit être négociée au sein de l'entreprise pour définir une règle du jeu. L'auto-relevé, en ce qui concerne, me semble une bonne méthode.

Question :
Les professionnels qui étudient le monde du travail soulignent que les cadres sont probablement la catégorie qui souffre le plus. Surtout en raison d'une individualisation excessive des parcours et d'une mise en concurrence des cadres entre eux…

Marc Vilbenoît :
La concurrence et la souffrance au travail sont vécues par tout le monde. Tous les salariés souffrent quand les chantiers ou les entreprises ferment. Tous les précaires souffrent. En revanche, on peut parler de souffrance au travail spécifique aux cadres qui ont, eux, fait le deuil d'un certain nombre de choses. Par exemple, de penser que par l'effort ils seraient systématiquement reconnus, récompensés, promus et, quand viendrait la difficulté, ils seraient épargnés. Cet état de fait a aussi changé les comportements.

Question :
Justement, lors de vos « assises de la modernité », vous avez dit qu'agir en 1998 n'a plus grand-chose à voir avec les années soixante ou soixante-dix. Qu'est-ce qui a changé ?

Marc Vilbenoît :
Les attentes et les comportements des salariés ont totalement évolués, dans la forme et, parfois, dans les fondements. Aujourd'hui, l'adhésion globale et idéologique à un projet de société n'existe plus. L'attitude des salariés est plus pragmatique. S'ils estiment que l'offre syndicale correspond à une aspiration du moment : ils adhèrent. Et cela, d'ailleurs, ne les oblige pas à adhérer à toutes les valeurs revendiquées par une organisation. La transformation de l'organisation du travail, y compris pour les cadres, entraîne une diversification des attentes. On est confronté à devoir répondre à des aspirations et des micro-aspirations, parfois contradictoires, extrêmement basiques. Le syndicat doit s'adapter. On nous demande de dire le vrai. On nous demande de l'expertise très en amont sur la réalité économique de l'entreprise. Les grands mouvements d'adhésion au syndicalisme se font sur des causes qui leur semblent utiles. Par exemple, il y a beaucoup d'émotion face aux plans sociaux ou face à un problème humanitaire.

Question :
La discussion sur les 35 heures n'a-t-elle pas révélé un changement de mentalité des salariés, qui pousse, finalement, chaque organisation syndicale à se mettre en cause ?

Marc Vilbenoît :
C'est vrai. Mais cette remise en cause est difficile et pourtant nécessaire, si on veut continuer à exister. Il faut s'adapter sans toutefois renier les valeurs fondamentales qui sont celles de la place de l'être humain dans l'économie et dans la société. Le besoin des syndicats, lui, est réel. Mais la façon dont les salariés sont représentés, tout comme les modes d'actions, sont fortement contestées. Je constate un gigantesque écart entre le besoin des syndicats et la méfiance à leur égard. Chaque organisation est confrontée à cette situation. Pour notre part, nous y travaillons et nous ne sommes pas au bout du chemin. Laborieux de se réformer de l'intérieur…

Question :
Ces dernières années, les relations ont été tendues entre les syndicats. Certains d'entre eux, telles que la CGT et la CFDT, appellent à un changement d'attitude. Comment vous situez-vous dans ce débat ?

Marc Vilbenoît :
Il y a, d'un côté, les principes, et, de l'autre, les contingences. J'ai relu ce qu'avait écrit la presse en 1995, après la poignée de main, soi-disant « historique », entre M. Viannet et M. Blondel. Ce souvenir permet de relativiser l'importance de ce qui se dit aujourd'hui autour du « rapprochement » entre al CGT et la CFDT. Pour ma part, je regarde avec circonspection les leçons de recomposition que l'on me donne. En revanche, remettre en cause les conditions de représentativité me paraît dangereux. La responsabilité syndicale s'exerce par la négociation et par la signature, ou non, des accords. Ce sont ensuite les salariés qui jugent. Comment déterminer qui est majoritaire et qui ne l'est pas ? Seul ou à plusieurs ? Ici ou là ? Au final, je considère que cette affaire offre surtout des armes au patronat en affaiblissant la politique contractuelle. Toutefois, je suis partisan d'alliances basées sur la réalité du terrain. Moi-même, j'ai bien participé à une conférence commune avec M. Viannet et M. Blondel sur les fonds de pension. Lorsqu'il s'agit de mener une action collective, sur des dossiers où l'analyse est commune et l'intérêt des salariés conjoint, je n'exclus rien. Ni personne.