Texte intégral
Stéphane Paoli : A la question du financement à venir des retraites, faudra-t-il ajouter celle des inégalités ? La commission de réforme des retraites, qui se réunit aujourd’hui, dispose d’une étude qui compare les avantages procurés par les différents régimes en particulier s’agissant de l’âge des départs en retraite. Les salariés du public arrivent à la retraite beaucoup plus tôt que ceux du privé : en moyenne 61 ans dans le privé, et 58 ans et demi dans le public, un petit plus de 54 ans à la SNCF, un petit peu plus de 53 ans à la RATP. Un salarié du public bénéficie en fin de compte d’une retraite dont la durée est de 50 % supérieure à celle d’un salarié du privé si on en croit cette étude. Cette situation vient compliquer l’enjeu du financement des retraites à l’horizon proche de 2005. Le principe de la retraite par répartition, égalitaire et universel tel qu’il avait été défini après-guerre, survivra-t-il à l’effondrement démographique et à la précarité du travail ? Le principe de la capitalisation est-il, au moins pour partie, incontournable ? Vous êtes auteur chez Plon d’un essai qui a pour titre « Pour sauver nos retraites » avec le concours de P. Arthus, le directeur des études économiques de la Caisse des dépôts et consignations, avec celui de M. Blondel qui est le secrétaire général de FO et celui de J.-P. Fitoussi qui est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. J’ajoute que vous proposez dès ce matin, à neuf heures, à l’Assemblée un projet de loi relatif au financement des retraites. Quand je parle des inégalités – telles que Les Echos les décrivent, ce matin, en une –, est-ce qu’il n’y a pas un danger politique, là, qui consisterait, au fond à monter un camp contre un autre ? Vous savez, un grand débat public contre privé ?
Philippe Douste-Blazy : « Evidemment, il ne faut surtout pas monter une partie des Français contre l’autre. Ceci étant, on s’aperçoit de plus en plus qu’il existe une France exposée – celle du secteur privé – qui est de plus en plus touchée dans le monde dans lequel nous vivons, à qui on demande toujours plus, et une France de plus en plus protégée. Et on s’aperçoit qu’il y a des inégalités entre ces deux France. Prenez trois exemples. L’âge de départ à la retraite : entre 55 et 58 ans pour le public, plus de 60 ans pour le privé. Les salaires : depuis plus de dix ans, il y a une augmentation de 1 % de plus par an des salaires public, par rapport à ceux du privé. On gagne en moyenne 8 000 francs dans le privé par mois, on gagne en moyenne 11 000 francs par mois dans le public. Troisièmement, regardez ce qu’on vient de voir avec EDF-GDF où on va proposer 32 heures payées 37, avec des subventions de l’Etat ! Je dis : attention, il faut que nous fassions attention là-dessus. Il y a de plus en plus d’inégalités en France. Lorsqu’en 1945, par exemple, le général de Gaulle a voulu la Sécurité sociale, c’était pour tout le monde et de la même manière. »
Stéphane Paoli : C’est-à-dire : le principe d’égalité est le principe universel.
Philippe Douste-Blazy : « Attention, parce qu’il y a une dérive progressive. »
Stéphane Paoli : On n’est plus dedans, et comment faire en sorte aujourd’hui qu’on puisse harmoniser tout cela ? C’est un peu une sinusoïde. Vous dites : aujourd’hui, le public est plutôt privilégié par rapport au privé. Il fut un temps où on disait que travailler dans le privé c’était beaucoup plus gratifiant. Les choses se sont inversées. Comment faire en sorte que, pour ceux qui arrivent à la retraite, on ait au bout du compte quelque chose qui soit égalitaire et universel ?
Philippe Douste-Blazy : « Il faudrait, à la fois, que le monde politique et également le monde syndical – les partenaires sociaux – comprennent que la société évolue. Je prends un exemple : à l’époque quelqu’un qui conduisait une locomotive à vapeur mettait du charbon en permanence douze heures par jour dans la machine. Il mourait entre 53 ans et 54 ans d’une silicose ou d’un cancer du poumon. Est-il normal qu’il parte à 50 ans à la retraite ? Aujourd’hui quelqu’un qui conduit un TGV – même s’il faut bien le payer parce qu’il y a des responsabilités importantes – est dans une salle climatisée avec deux boutons devant lui – un vert et un rouge – pratiquement. Il ne doit pas partir à 55 ans. Il n’y a aucune raison que celui qui travaille dans un TGV parte à 50 ans. Donc, il faut accepter la discussion et l’évolution de la société. Il ne faut pas avoir peur de cela. Ce n’est pas remettre en cause pour tous ceux qui travaillent à la SNCF aujourd’hui, c’est pour ceux qui y rentreraient. Il faut commencer à réfléchir au monde dans lequel nous vivons. »
Stéphane Paoli : Requalifier les missions et les enjeux. Mais cela ne résout pas la question du financement qui est très complexe. Là on se heurte aussi à des phénomènes mécaniques qui sont incontournables et notamment la courbe démographique. Comment on fait ?
Philippe Douste-Blazy : « Pour prendre les retraites : inégalités devant l’âge de départ ; inégalités devant le nombre d’annuités pour avoir une pension ; inégalités, vous l’avez dit devant le fait d’être capitalisé – ceux qui sont fonctionnaires peuvent déjà capitaliser : cela s’appelle Préfon. Quand vous travaillez dans une petite entreprise vous ne pouvez pas. Il y a la démographie : il y avait six personnes qui travaillaient pour un retraité en 1945. Aujourd’hui, il n’y en a que deux pour un retraité. Dans dix ans ou quinze ans, il ne va y en avoir qu’un qui va travailler pour un qui sera à la retraite. Plus l’espérance de vie : 88 ans pour les femmes et 78 ans pour les hommes. Comment on fait ? Il faut trouver 300 milliards de francs – en 2020 – de plus pour que le système par répartition actuel puisse être sauvé. Ecoutez, soit on augmente les cotisations par trois – c’est impossible –, soit on diminue les pensions par trois – c’est impossible. Donc, je vous dis tout simplement qu’il faut faire comme tous les pays européens : c’est-à-dire avoir ce qu’on appelle les fonds de pension, la prévoyance retraite, qui permet à chacun d’entre nous pendant notre activité professionnelle de mettre 500, 600 francs de côté, et l’employeur met également les 500 ou 600 francs. »
Stéphane Paoli : Dans cet essai que vous avez écrit, M. Blondel dit qu’il faut des fonds de pension. Aux Etats-Unis, on demande des garanties aux fonds de pension. On demande, en gros, qu’ils rapportent 12 et 15 %. Cela veut dire que cela pèse sur la définition même du travail. Et que si l’entreprise ne tourne pas suffisamment, le patron va licencier un certain nombre de salariés pour que l’entreprise tourne mieux. Donc, au fond, les fonds de pension ça serait un piège terrible ?
Philippe Douste-Blazy : « Premièrement, il faut savoir que tous les pays occidentaux se sont mis aux fonds de pension. Il n’y a pas que les Etats-Unis. Prenons l’exemple suisse. Et dans la proposition de loi que je fais dans quelques minutes à l’Assemblée nationale pour le groupe UDF il y a justement cette valence sociale. En Suisse, les fonds de pension – c’est ce que nous allons proposer en France – c’est mettre de l’argent dans des actions d’entreprises, mais qui ont pris l’engagement de ne pas faire monter leurs actions en licenciant. En effet, une entreprise bien connue de l’électroménager, il y a deux ans, a augmenté son action en 48 heures parce qu’elle avait licencié 6 000 personnes. Là, on peut mettre dans la loi que les fonds de pension sont réservés pour des entreprises qui augmentent la productivité, mais sans pour autant faire de plans sociaux. Là aussi, il peut y avoir une valence sociale. Lorsqu’on regarde ce qui se passe, aujourd’hui, dans le monde, toutes les entreprises françaises et européennes sont achetées de plus en plus par des fonds de pension américains, des retraités américains. Sachez qu’Usinor, grand fleuron de l’entreprise française, c’est déjà 60 % d’actions américaines ; que Saint-Gobain c’est 40 % d’actions américaines. Si on ne fait rien… »
Stéphane Paoli : On va perdre le contrôle de tout, partout !
Philippe Douste-Blazy : « D’abord, on perd le contrôle de tout, et deuxièmement les cadres, les ouvriers français travaillent pour donner beaucoup plus de dividendes aux retraités du Milwaukee. Autant que l’on travaille aussi pour les retraités… »
Stéphane Paoli : La capitalisation : est-ce qu’on est sûr de sa fiabilité ? Je cite P. Arthus qui sait de quoi il parle. Il dit que les rendements à venir ne peuvent pas être garantis par les rendements passé, et que la bourse baissera mécaniquement quand tous ceux qui sont à la retraite vendront les actions qu’ils ont en bourse. Est-ce qu’on est sûr de la capitalisation ?
Philippe Douste-Blazy : « Evidemment, c’est la grande question. On va reprendre le siècle – là on ne peut pas dire que je choisis particulièrement une période –, un siècle : le XXe siècle. Si vous prenez tous les placements – obligataires, les marchés financiers, etc. – c’est la bourse qui vous donne 3,5 % de plus par an, y compris le choc de 1929, y compris le choc de 1987, y compris le choc de 1998. Evidemment si vous ne le faites que sur 5 ans, vous avez un risque – ou d’augmenter beaucoup vos actions ou de les baisser beaucoup –, mais si vous prenez – et ce que nous proposons pour les fonds de pension dans le monde entier – 30, 35 ans d’activité professionnelle où tous les mois vous donnez de l’argent, sur 35 ans vous ne pouvez pas vous tromper : vous avez + 3,5 % de rendement. Personne ne vous donnera cela. Autrement dit, pour trouver les 300 milliards, soit on demande 300 milliards de cotisations aux gens, soit on ne leur demande que 100 milliards, et les 200 autres ce sont les marchés financiers du monde entier qui vous les donnent. »
Stéphane Paoli : Ce système de capitalisation est obligatoire dans votre esprit, pour qu’on revienne à quelque chose qui s’approche du système égalitaire ?
Philippe Douste-Blazy : « Exactement : on va négocier branche par branche et entreprise par entreprise. Dès l’instant où l’entreprise a dit oui, pour tous les salariés ce sera possible. Il ne faut pas qu’il y ait ceux qui peuvent avoir une retraite digne et ceux qui ne peuvent pas. Ce serait une vieillesse à deux vitesses, et cela est inacceptable. »
Stéphane Paoli : Je ne vois pas d’énormes différences avec ce que laissait entendre – je ne dis pas ce que disait – il y a quelques jours le Premier ministre, L. Jospin.
Philippe Douste-Blazy : « Sauf que, lorsque je lui ai posé la question ; en fait à Mme Aubry, son ministre des affaires sociales, il y a un an, elle m’avait dit : les fonds de pension, jamais ! Si elle évolue, tant mieux ! »