Texte intégral
1. Itinéraire
La formation politique
Question
Es-tu issu d’une famille politisée ? Qu’a représenté pour toi l’engagement politique de ton père (gaulliste puis antigaulliste au moment de la guerre d’Algérie) ?
François Hollande
Pas particulièrement. Je ne considère pas que mon engagement politique ait été influencé d’une façon ou d’une autre par ma famille. Mes parents étaient plutôt de tradition conservatrice. Mon père avait sans doute adhéré en 1958 au général de Gaulle davantage sur ses positions « Algérie française ! » de cette époque que sur son programme social. En revanche, ma mère, qui était assistante sociale dans une entreprise, était plus ouverte aux questions de société et aux problèmes du travail.
Question
Comment s’est effectuée ta prise de conscience politique ? Y a-t-il eu des événements fondateurs ?
François Hollande
J’avais dix ans lors de la campagne présidentielle où François Mitterrand a mis le général de Gaulle en ballottage. Mon intérêt pour la politique est sans doute né avec l’irruption de la politique à la télévision, et notamment autour de François Mitterrand qui très tôt a attiré mon attention.
Question
Tu commences à t’engager à 20 ans à l’IEP de Paris, notamment avec la responsabilité de l’UNEF, et - nous sommes en 1974 - avec la présidence du comité de soutien à F. Mitterrand. Quels souvenirs en conserves-tu ?
François Hollande
J’étais un étudiant engagé, favorable à l’union de la gauche, c’est-à-dire à l’alliance avec les communistes. Il me semblait que l’idéologie gauchiste qui avaient cours à l’époque n’avait aucun souvenir et qu’il fallait traduire politiquement les aspirations de Mai 68, ce qui ne pouvait passer que par le Parti socialiste et de ce que l’on appelait les forces de progrès. La démarche engagée par ceux qui fondèrent le Parti socialiste correspondait parfaitement à mes objectifs et à mes idées. Le Parti communiste était alors un parti à forte hégémonie électorale et je ne concevais pas une victoire de la gauche sans sa présence.
Question
Durant ta scolarité à l’ENA, en 1979, tu adhères au PS. Pourquoi et pourquoi à ce moment-là ?
François Hollande
J’adhère au parti socialiste lorsque je peux enfin y avoir une action militante, voire électorale, ce qui ne pouvait se faire qu’à mon retour de stage de l’ENA effectué en Algérie. A l’ENA, j’avais fondé une organisation syndicale, avec plusieurs amis qui sont aujourd’hui des responsables éminents du Parti socialiste ou des collaborateurs de ministres et du Premier ministre. Mon engagement au PS est la conséquence logique de tout ce que j’avais fait précédemment : mon adhésion à la démarche de François Mitterrand, ma conception de l’union de la gauche, et aussi mon passage dans le syndicalisme étudiant. Je rejoins également le Parti socialiste parce que je considère que la rupture du programme commun est la cause de notre défaite électorale de 1978, et que la responsabilité en incombe principalement aux communistes. J’estimais alors que seul le Parti socialiste pouvait prendre le leadership de la gauche française.
Question
Comment perçois-tu les débats internes d’alors (nous sommes tout de suite après le congrès de Metz en 1979) ?
François Hollande
Lorsque je me suis engagé dans l’action politique, je considérais que François Mitterrand incarnait le mieux la cohérence de mon engagement. Je ne sous-estime pas l’apport de la deuxième gauche dans l’histoire du Parti socialiste, mais, en 1979, les positions de ses responsables sont davantage vécues comme une compétition présidentielle que comme une contribution à une démarche programmatique. Mon choix s’est donc porté naturellement sur la première gauche.
Le parcours politique
Question
1980, à la fin de l’année, tu commences à travailler pour le Premier secrétaire. En 1981, tu fais partie de l’équipe de campagne de François Mitterrand. Comment te retrouves-tu là ? Qu’y fais-tu ?
François Hollande
À la fin de l’année 1980, Jacques Attali constitue une équipe de campagne, faite de bric et de broc, à une époque où François Mitterrand n’apparaissait pas comme le candidat le mieux placé pour l’emporter. C’est par le biais de la Cour des Comptes que j’intègre cette équipe où je passe nuits et jours pendant quatre mois. J’y réalisais alors des notes de toutes sortes, des interviews écrites pour la presse régionale et nationale, et des courriers types. Ce fut une période passionnante et exaltante à bien des égards.
Question
1981, après le 10 mai, à moins de vingtsept ans, tu es candidat aux législatives. Pourquoi ? Tu es candidat dans la conscription de Jacques Chirac. Comment s’est décidé ce parachutage difficile ? Quels souvenirs conserves-tu de ce premier combat ?
François Hollande
J’arrive en Corrèze par le plus grand des hasards. J’étais entré en contact avec Jacques Delors qui était membre de cette fédération, et qui m’avait confié la lassitude qui gagnait un grand nombre de candidats qui s’étaient succédés aux différentes élections. Un renouvellement lui semblait donc souhaitable et c’est ainsi que j’ai été désigné dans ce département que je connaissais pour y passer mes vacances, mais où je n’avais pas d’attache particulière.
Cette campagne s’est formidablement bien passée. Nous avons raté le ballottage de quelques dizaines de voix, ce qui était inespéré. A la suite de cette ouverture, les socialistes m’ont demandé de rester ici et de militer avec eux, ce que j’ai fait bien volontiers. J’ai alors été candidat aux cantonales de 1982, puis aux élections municipales en 1983 où je fus élu conseiller municipal d’Ussel. Je m’étais habitué aux belles défaites dans un département où traditionnellement la gauche ne remportait que des succès d’estime. Ce fut mon premier mandat, et très vite j’ai pensé que si je voulais en avoir un autre, notamment celui de député, il fallait que, tout en restant dans le même département, je change de circonscription, ce que j’ai fait en 1987.
Question
En 1981, tu deviens chargé de mission à l’Élysée. Qu’y faisais-tu ?
François Hollande
Ayant fait la campagne de l’élection présidentielle, il était peut-être logique aux yeux de certains que je puisse accompagner l’équipe qui s’installait à l’Élysée. Je n’y ai joué qu’un rôle officieux puisque j’étais administrativement à la Cour des Comptes d’où je ne pouvais sortir qu’après quatre ans d’ancienneté. Pendant à peine deux ans, j’ai fourni des notes, sur des sujets multiples à Jacques Attali.
Question
En 1983, tu deviens directeur de cabinet du porte-parole du gouvernement, Max Gallo. Est-ce une étape importante ? Parce que tu diriges une équipe ? Parce que, par fonction, tu es obligé de suivre toute la vie gouvernementale ? Parce que c’est Max Gallo ?
François Hollande
Ce fut une expérience captivante, de connaissance des rouages politiques, de perception de choix gouvernementaux difficiles à faire à l’époque : le dossier des restructurations industrielles ou le changement de politique économique qui a été assumé en 1983. Par ailleurs, j’y ai acquis une connaissance de la presse et des médias, ce qui m’a été fort utile par la suite. J’ai donc eu, très tôt puisque j’avais à peine trente ans, cette double expérience du pouvoir, même si à l’Élysée je le voyais de loin quant à son fonctionnement réel, et de la presse, qui était un milieu que je ne connaissais que comme lecteur.
Question
En 1984, autre changement de registre : pour la première fois, tu prends une initiative au sein du parti avec la création des « transcourants ». Pourquoi en 1984, alors que la guerre des courants est maîtrisée et que les courants ont une réelle cohérence idéologique ? Qui sont tes « complices » ? Comment réagit le Premier secrétaire de l’époque… Lionel Jospin ?
François Hollande
J’avais eu le sentiment très tôt que les courants du Parti socialiste qui avaient eu un rôle majeur et utile dans la préparation de notre victoire et dans la sélection des candidats, n’avaient plus la même fonction ni la même justification à partir de 1983. Tous les socialistes avaient fait leur mue et avaient, avec le pouvoir, ajusté leurs analyses qui étaient devenues beaucoup plus convergentes.
Dès lors, il me semblait, avec d’autres, que les courants devenaient insensiblement des lieux moins de production intellectuelle et davantage de compétition sans qu’ils veuillent se l’avouer. J’avais donc souhaité qu’il est à la fois un travail de recomposition intellectuelle qui ne se faisait pas parce que nous étions au pouvoir - et qu’il est souvent délicat de faire ces révisions idéologiques lorsque l’on est en même temps en responsabilité -, et une condamnation de ceux qui restaient dans une logique de courant alors même qu’ils ne produisaient pas le travail politique qui normalement était nécessaire à l’intérieur de ces sensibilités. Nous étions alors quelques-uns à avoir initié cette démarche. Je pense notamment à Jean-Yves Le Driant, à Jean-Pierre Mignard, à Jean-Yves Le Déaut et plus tard à Jacques Delors, qui avait voulu nous accompagner dans ce travail de rénovation intellectuelle.
La réaction de Lionel Jospin, alors Premier secrétaire, a été relativement réservée, pour ne pas dire plus. Il y voyait sans doute, paradoxalement, la création d’un nouveau courant alors qu’il avait déjà à maîtriser l’existence de beaucoup d’autres. Il a pu y voir également une forme de contestation de son propre leadership à l’intérieur du Parti. Ce n’était naturellement pas le cas, et je crois qu’il a été assez vite rassuré.
Question
En 1985, changement de registre : tu participes à la reprise du Matin. Qu’y fais-tu ? Es-tu un politique qui fait du journalisme, ou deviens-tu un journaliste qui fait de la politique ? Que t’apprend cette expérience ?
François Hollande
Je rejoins Max Gallo au Matin en 1985. Il était arrivé au quotidien après avoir été porte-parole du gouvernement, ce qui n’était d’ailleurs pas la meilleure préparation à cette tâche. Je n’ai jamais voulu devenir journaliste, mais j’ai toujours pensé qu’il était utile que les responsables politiques fassent un travail de presse, et ne laissent pas aux seuls professionnels la tâche d’informer l’opinion. Cette tradition était d’ailleurs au cœur des démarches socialistes tout au long de ce siècle. La SFIO a eu pendant longtemps un journal, L’Humanité de Jean-Jaurès puis Le Populaire de Léon Blum. Je crois que la gauche a beaucoup perdu, et le Parti socialiste notamment, en ne disposant plus de presse de parti, même si je sais que l’époque ne se prête sans doute pas à une telle confusion des genres.
Question
En 1985, tu crées le Club Démocratie 2000 : dans quel but ?
François Hollande
Avec la création de Club Démocratie 2000, nous voulions prolonger la démarche engagée avec les transcourants. Et convaincre ceux qui doutent de l’efficacité de l’engagement dans un parti politique qu’ils pouvaient trouver là un lieu de transition vers le Parti socialiste. J’ai toujours pensé, en effet, que les clubs pouvaient non pas se substituer aux Partis, mais les aider à capter des réseaux qui leur échappaient.
Question
En 1986, tu travailles au groupe des experts, avec Claude Allègre : qu’y fais-tu ?
François Hollande
J’ai beaucoup d’estime pour Claude Allègre. Il a été de ceux qui ont ouvert le Parti socialiste grâce à ce groupe des experts : à des scientifiques, à des intellectuels, à des hauts fonctionnaires. Ce fut pour beaucoup l’une des explications de notre rebond après 1986 qui a permis la victoire de François Mitterrand en 1988. Grâce à ce travail, je suis devenu plus proche de Lionel Jospin et j’ai appris à le connaître et à l’apprécier. Il m’avait d’ailleurs confié, entre 1986 et 1988, la rédaction d’une « lettre » qui était adressée aux cadres du Parti, La Lettre du PS. Nous nous retrouvions une fois par semaine pour la préparer.
Question
En 1988, tu fais ton entrée à l’Assemblée, quels sont tes premiers souvenirs de jeune député ? Et de cette période de cohabitation ?
François Hollande
J’ai découvert à cette occasion que le Parlement est un lieu à la fois magique, parce qu’il est celui du débat politique, et en même temps assez conservateur, puisque les rôles y sont distribués et que les nouveaux élus mettent du temps à en comprendre et à en maîtriser les rites.
Pour un député, il y a deux attitudes possibles. L’une qui est de se lasser de cette pratique parlementaire, consommatrice de temps et souvent éprouvante, et donc de ne pas utiliser le Parlement pour ce qu’il peut donner. L’autre option être d’être un parlementaire qui s’investit, qui fait des rapports, qui dépose des amendements, qui fait des propositions de lois, ce que je crois avoir été.
Question
Sur quels champs interviens-tu pendant cette législature ?
François Hollande
J’ai été rapporteur pendant cinq ans du budget de la Défense nationale, et je me suis tout particulièrement impliqué sur la question de la réforme fiscale. Ce furent deux sujets pour lesquels j’ai toujours eu un intérêt particulier… et quelques regrets rétrospectifs. Lorsque je me souviens de la masse des dépenses qui ont été consacrées pendant des années pour des budgets d’équipements militaires et qui n’ont pas toujours été utilisées à bon escient, comment ne pas admettre que nous avons raté des occasions d’utiliser autrement l’argent public ? Sur la réforme fiscale, il faut beaucoup de persévérance pour faire aboutir des projets qui sont pourtant de bon sens.
Question
En 1990, au congrès de Rennes, tu signes la motion A (Mauroy-Mermaz-Jospin) : pourquoi ? Quel rôle y joues-tu ?
François Hollande
Au congrès de Rennes, j’ai signé la motion A comme une démarche naturelle. Mais ce congrès fut la confirmation que les courants peuvent être mortels lorsque le débat d’idées est relégué au second plan. Ce fut la confirmation, grandeur nature, des craintes et de l’intuition que nous avions pu avoir cinq années plus tôt avec ceux qui m’avaient accompagné dans la démarche des transcourants. Il est certes toujours plus facile de parler de tels événements avec le regard rétrospectif, mais un parti repose sur un courant majoritaire qu’il est périlleux de diviser. Ces querelles ont profondément déstabilisé le parti et ce fut, avec d’autres éléments, l’une des raisons de la défaite de 1993. Je ne fus donc pas un militant acharné au sein de la motion A et mon rôle fut d’ailleurs fort modeste. Aussi, à la sortie de ce congrès, je n’étais que membre du comité directeur.
Question
En 1991, tu publies, avec Pierre Moscovici, L’heure des Choix.
Quelle en est la principale thèse ? Comment le livre est-il accueilli, notamment par le ministre de l’Économie de l’époque ?
François Hollande
L’idée de ce livre était de montrer qu’il y avait plusieurs options de politique économique, y compris entre les différentes thèses qui avaient cours à gauche. Nous y expliquions qu’il existait des marges de manœuvre, que rien n’imposait telle ou telle décision, et que tout devait être discuté sur un mode contradictoire, en fonction de ce que la théorie économique pouvait nous apporter comme aide à la décision. Pierre Bérégovoy, alors le ministre de l’Économie et des Finances, qui a toujours aimé la controverse et la confrontation, ne partageait pas toutes nos thèses, mais il y a répondu avec pugnacité.
Question
En 1992, le Club Démocratie se transforme en Club Témoin. Pourquoi ? Comment se situe-t-il par rapport à Michel Rocard, qui vient prendre le pouvoir au PS ?
François Hollande
Nous transformons les clubs Démocratie 2000 en Club Témoin parce qu’avec Jacques Delors et beaucoup de camarades, nous avons le sentiment qu’au terme de ces dix années de pouvoir, la gauche a besoin de se repenser, de revoir son modèle explicatif, ses raisonnements politiques et sa démarche intellectuelle. La rénovation de la gauche nous semblait alors indispensable. Nous voulions le faire sans jeter un œil exagérément critique sur le passé et sur notre bilan, mais en tirant les leçons de cette expérience. Ce club nous a également permis de faire vivre les exigences de renouvellement, de rajeunissement et de féminisation. Élisabeth Guigou, Ségolène Royal, Martine Aubry, Pierre Moscovici et beaucoup d’autres nous ont alors rejoints.
Question
En 1993, tu n’es plus au Comité Directeur après le congrès du Bourget, mais tu deviens Président du Club Témoin. Comment vis-tu ce relatif éloignement avec le parti ? Quels sont les objectifs que tu assignes au Club Témoin ? Quels sont les temps forts de ton activité ?
François Hollande
À partir de 1993, j’ai été tout à fait opposé à la manière dont le Parti a changé ses équipes de direction. Même si les États généraux ont été un moment utile pour le Parti, et si le Bourget a été un congrès fort honorable, je crois que le Parti a connu une période d’instabilité dommageable, due pour l’essentiel à la succession de François Mitterrand. Je ne souhaitais naturellement pas cet éloignement par rapport au parti. Cependant, il m’a été très utile ! Il y a des périodes dans la vie politique où il faut prendre le temps de la réflexion, on ne le fait que rarement exprès, et repenser ses « fondamentaux » comme on dit. C’est ce que j’ai fait pendant un an, jusqu’au congrès de Liévin, où la perspective de l’élection présidentielle m’a amené à revenir dans la politique plus achevée, d’abord comme secrétaire nationale aux questions économiques, puis dans l’état-major de campagne de Lionel Jospin.
Question
Et Jacques Delors ?
François Hollande
Je connais Jacques Delors depuis 1981, entre autres raisons par le biais de la Corrèze. Il fut pour moi un mentor extrêmement précieux et en même temps un camarade particulièrement amical. Cependant, je n’ai jamais voulu confondre mon engagement politique avec une démarche personnelle, et je ne me reconnais pas dans l’étiquette « deloriste » on a bien voulu nous prêter. Cela ne correspondait d’ailleurs pas à l’idée que nous nous faisions de l’engagement politique. Notre amitié est très forte et j’ai pu apprécier sa connaissance des relations sociales et son expérience européenne exceptionnelle.
Question
En 1994, au congrès de Liévin, tu entres au secrétariat national. Vis-tu cette période comme une contradiction entre la ligne du premier secrétaire et celle de Jacques Delors ? Si oui, comme une contradiction utile ?
François Hollande
A l’époque, il n’y a pas de contradiction puisque la motion de Liévin est approuvée par 90 % des militants, et que j’en faisais parti. De plus, je reconnais à Henri Emmanuelli le mérite - et ce n’était pas évident - d’avoir tout fait pour permettre la candidature de Jacques Delors, tout en restant fidèle à ses convictions et ses thèses politiques. Enfin, lorsque Lionel Jospin s’est lancé avec courage et détermination dans la campagne présidentielle je n’ai pas eu de doute sur celui qui pouvait, avec le plus de chance, porter nos couleurs.
Question
Fin 1994, Jacques Delors annonce qu’il ne se présente pas à l’élection présidentielle : que penses-tu, sur le moment, de son choix et des raisons qu’il invoque ?
François Hollande
J’ai vécu le renoncement de Jacques Delors avec tristesse, comme beaucoup de camarades socialistes et de Français. Il incarnait à ce moment-là une espérance dans laquelle beaucoup se retrouvaient. Il était parvenu à démontrer de la droite, incarnée alors par Édouard Balladur, n’était en définitive pas souhaitée par les Français. Il a surtout été le révélateur d’une aspiration au changement, au mouvement et à la transformation. Jacques Delors est apparu comme celui qui pouvait le mieux, à ce moment, fédérer cette alternative.
Mais, si sa décision m’a déçu, Elle ne m’a pas beaucoup surpris. Je sentais bien que même s’il était en phase avec l’opinion publique, en adhésion profonde avec de nombreuses attentes des Français, il n’avait jamais organisé son action et sa carrière par rapport à la perspective présidentielle. Il n’était pas non plus un homme de parti et se méfiait des organisations. Dès lors, il n’était pas nécessairement dans la meilleure situation pour être notre candidat.
De ce rendez-vous manqué est né, en définitive, une nouvelle phase qui a correspondu à une prise de conscience que la droite n’était pas invulnérable, que Balladur était plus fragile qu’il n’y paraissait, et qu’il y avait la place à gauche pour une nouvelle conquête, ce que Lionel Jospin a su incarner.
Question
En 1995, après la campagne présidentielle, tu deviens porte-parole du parti socialiste. Quel est ton rôle ? Comment travailles-tu avec Lionel Jospin ?
François Hollande
J’ai été très flatté que Lionel Jospin fasse appel à moi pour cette fonction. Cela n’allait pas de soi. Je ne faisais pas partie du cercle de ses intimes et de ses proches. Mais pendant ces deux années, nous avons travaillé très étroitement, et nous avons rebâti, peu à peu, avec la direction de l’époque, un corps de propositions et une démarche politique. Nous avons fait de la rénovation véritablement un objectif et un levier, et pendant ces deux ans j’ai été un porte-parole libre de mes propos et en même temps en parfaite complicité politique est intellectuelle avec Lionel Jospin.
Question
Quels sont tes souvenirs de la campagne législative ?
François Hollande
Ce fut une période particulièrement exaltante. Comme tous les Français, nous avons été pris par surprise et c’est dans ces moments-là que nous sommes les meilleurs. Nous n’avions rien à perdre, et la réalité fut à la hauteur de notre espérance. J’ai été particulièrement marqué par ma campagne en Corrèze, qui m’a pris beaucoup de temps. Je devais à la fois être présent dans les médias, soutenir certains candidats socialistes, et en même temps me faire réélire en Corrèze, qui n’était pas le département le plus commode après la victoire de Jacques Chirac à l’élection présidentielle.
Question
En 1997, après la victoire, tu deviens Premier secrétaire délégué. Quand te l’a-t-on proposé ? Qui ? Pourquoi ? Que ressens-tu ?
François Hollande
Lionel Jospin me proposa le lundi qui suivit notre victoire de devenir Premier secrétaire délégué. Il me confirma qu’il ne souhaitait pas confondre les genres donc qu’il souhaitait abandonner le poste de Premier secrétaire du parti. S’il gardait le titre jusqu’au prochain congrès, il entendait en déléguer la responsabilité. J’ai été très touché de cette confiance et de cette marque estime. Mon itinéraire au sein du Parti ne m’y conduisait pas nécessairement. Il n’a pas été celui d’un homme de Parti. J’ai été avant tout un militant, un animateur du Parti, quelquefois un original dans le PS, en tout cas un esprit singulier, et je n’ai eu vraiment de rôle dirigeant qu’à partir de 1994.
Les constantes politiques
Question
La première constante que l’on retrouve dans les portraits qui sont faits de toi concerne ton tempérament jovial, ton sens de l’humour. Estce que cela t’irrite ? Est-ce, en politique, un atout ou un handicap ?
François Hollande
Il faut exprimer sa nature. La mienne me conduit plutôt à la bonne humeur et je n’ai jamais pensé que ce soit un handicap. Maintenant, le caractère n’est pas la pensée. Ce qu’il faut chez un responsable politique, ce n’est pas simplement être agréable ou convivial, mais c’est être utile, et donc porter des idées et une démarche politique. C’est à quoi je m’applique depuis un an.
Question
La deuxième constante, c’est que tu as toujours représenté les autres (du lycée à l’université, de tes électeurs à ton parti). Quel sens cela a-t-il pour toi ?
François Hollande
J’ai toujours été élu. Même à l’armée, j’avais réussi à me faire élire comme représentant des élèves officiers ! J’ai toujours pensé que la médiation citoyenne, la représentation des autres constitue une fonction essentielle dans notre société. Il faut prendre ses responsabilités, et le faire au nom d’un collectif, et non pas au nom de ses intérêts propres. Quel plus bel hommage que peuvent nous faire les citoyens lorsqu’ils nous désignent comme leurs mandataires ?
Question
La troisième constante, c’est ton goût pour les clubs, les revues et, parallèlement, ta retenue vis-à-vis des courants.
François Hollande
J’aime le Parti, parce que je considère que c’est le lieu majeur de l’exercice de la politique. Mais je l’aime pour ce qu’il peut donner, c’est-à-dire une image de fraternité, un symbole d’unité, une construction intellectuelle, et une forme privilégiée d’animation politique. Et c’est pourquoi j’ai toujours préféré les lieux où il pouvait y avoir des échanges libres, sans enjeux, plutôt que des affrontements souvent stériles, autour des personnes.
Maintenant, je ne suis ni dupe, ni naïf. La vie politique, la vie de parti est faite de compétitions, de confrontations, de contradictions, et il faut les assumer. Mais, on peut y parvenir sans faire disparaître ceux qui ne pensent pas comme nous. Le conflit politique ne vaut que s’il est productif, s’il est surmonté et s’il offre de nouvelles perspectives.
2. Action
Conception
Question
Quelle est ta conception du rôle du Parti socialiste ? Tu as récusé la distinction entre « parti de gouvernement » et « parti d’opposition » dans ton discours de La Rochelle. Existe-t-il cependant un rôle différent en situation de responsabilité ?
François Hollande
Les socialistes doivent à la fois respecter leurs valeurs et respecter les citoyens. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire ces dixhuit derniers mois, au gouvernement et au Parlement. Cela peut paraître la moindre des choses, et pourtant… qu’on se souvienne de la manière dont Jacques Chirac et Alain Juppé, entre 1995 et 1997, ont mené une politique contraire à leurs engagements de campagne.
Pour affronter sereinement l’avenir, il faut d’abord mieux comprendre le monde qui nous entoure. C’est la tâche du Parti socialiste que de proposer des grilles de lecture propre à rendre notre société intelligible, à penser sa transformation et, par là même, à donner crédit à la politique. Que nous soyons au pouvoir ou dans l’opposition, ce rôle ne change pas. Il est seulement devenu plus impérieux, et, reconnaissons-le, un peu plus délicat. Surtout, le PS est la principale force politique de notre pays : son travail doit donc aller bien au-delà de celui des autres formations. Le PS est pleinement associé à la réflexion du gouvernement et pèse sur les principaux choix qui sont faits. En France, bien sûr, mais aussi en Europe, compte tenu de la présence de socialistes à la tête de onze gouvernements.
Dès lors, le rôle du Parti socialiste est d’être un instrument de médiation avec la société. Ainsi, nous étions par exemple attendus - et nous le restons - sur les grands choix économiques et sociaux. En même temps, l’actualité porte de plus en plus sur les questions de société. La fonction d’un parti comme le nôtre, c’est être capable de mener de front deux tâches : concentrer son action et ses propositions vers la résolution des problèmes économiques et la réduction des inégalités, et, dans le même temps, favoriser la modernisation de notre société et faire en sorte que l’on se préoccupe davantage des questions internationales qui restent, et je le regrette, l’impensé des grandes organisations politiques.
Question
Quelle est ta conception du rôle des militants ? Tu as souvent souligné leur importance, tu t’es même félicité qu’ils aient eu à choisir entre trois textes différents lors du dernier congrès : cette position tient-elle à ta fonction ? À ton parcours ? Comment se traduit-elle ?
François Hollande
Le rôle des militants n’est pas d’être simplement des fidèles, même si souvent, en définitive, c’est l’aspect qui est le plus souvent relevé. Nos militants sont durablement attachés au PS - et ils ne nous ont jamais fait défaut, y compris dans les moments les moins glorieux de notre histoire récente. Mais je ne serai réduire les socialistes à cet unique aspect. J’ai une conception plus élevée de leur intervention. Ils doivent prendre leur part du travail d’organisation, de conviction, et de réflexion. Leur tâche la plus essentielle, c’est véritablement de penser la politique et pas seulement de la regarder se faire ou de relayer dévotement l’action gouvernementale. Notre objectif est de poursuivre notre engagement politique en suscitant le plus souvent possible les propositions, dans les sections et les fédérations, dans le cadre des conventions bien sûr, mais, plus régulièrement, par une animation sur les sujets en débat. Nous nous devons d’être constamment à l’écoute de nos concitoyens, de comprendre leurs aspirations, de répondre à leurs attentes dans notre action quotidienne, partout où nous sommes aux responsabilités. A cet effet, nous avons besoin de militants présents dans tous les champs de la vie sociale.
Question
Enfin, quel est ton rôle de Premier secrétaire ? Concrètement, comment organises-tu ta semaine entre l’animation du parti au niveau national, au niveau fédéral ; l’animation de ta circonscription ; tes relations avec le gouvernement et notamment avec le Premier ministre ; tes relations avec la gauche plurielle ; le temps des rencontres et de la réflexion… ?
François Hollande
Ma semaine se partage en deux grands moments. Le lundi est consacré à la préparation du point de presse hebdomadaire et à mes rendez-vous. Du mardi au jeudi, je me consacre pleinement à ma fonction de Premier secrétaire du Parti socialiste et de parlementaire en participant aux débats qui ont lieu à l’Assemblée nationale. Je rencontre les élus, les responsables du parti et des représentants de la société civile ou d’associations. Ces entretiens et réunion de travail sont l’occasion de suivre les sujets d’actualités, le travail gouvernemental, d’animer les groupes de réflexion, d’orchestrer la vie du PS. En revanche, le vendredi et le samedi, je suis le plus souvent dans ma circonscription, à Tulle. Enfin, j’essaie de consacrer le dimanche à ma famille.
J’ai la tâche de faire vivre une organisation qui ne saurait se confondre avec le groupe parlementaire ou avec le gouvernement. Le Parti socialiste a une fonction qui lui est propre dans la vie politique française, même s’il est le lien entre tous les socialistes : militants, élus, membres du gouvernement. Cette position centrale m’impose d’être à l’écoute de chacun, des adhérents comme des ministres. Aussi, une fois par semaine, je participe à une réunion avec des militants dans une fédération, tandis que le mardi je rencontre avec Daniel Vaillant, Jean-Marc Ayrault et Claude Estier, le Premier ministre que je revois le mercredi en tête-à-tête.
Ces rencontres sont précieuses pour chacun d’entre nous. C’est l’occasion d’évoquer les grands thèmes politiques, de rappeler les préoccupations de chacun et d’échanger nos points de vue. La concertation entre le gouvernement et le Parti socialiste y prend un visage particulier. Lionel Jospin est très attentif à ce que ce dialogue se noue et qu’il contribue à l’élaboration collective de notre politique. C’est à mon sens un élément déterminant de la solidarité entre les membres de la majorité, de notre cohésion et donc de notre efficacité.
Relations
Question
Je voudrais revenir à tes relations avec la gauche plurielle d’un côté et avec nos partenaires sociaux - démocrates européens de l’autre. Globalement, comment juges-tu les rapports du PS avec les partenaires de la gauche plurielle ? Au-delà des désaccords ponctuels avec les uns et les autres, il est une accusation récurrente qui nous est adressée : la tentation hégémonique. Comment l’expliques-tu ? Comment t’en défends-tu ? Que signifie pour toi la notion de majorité plurielle ?
François Hollande
Dès lors que le Parti socialiste ne représente - même dans les meilleurs années - que 30 à 35 % des électeurs, il est clair que la stratégie de la Gauche plurielle est la seule dont disposent les forces de progrès pour devenir majoritaire et gouverner notre pays. Cela ne peut pas dire que les composantes de la Gauche doivent se partager l’espace politique, mais que nous devons tous ensemble nous montrer plus conquérants. Les socialistes ont là leur rôle à jouer. C’est à nous de progresser le plus puisque nous sommes les plus nombreux. Mais c’est aussi à chacun force de trouver sa place sans y parvenir à notre détriment, ni aux dépens d’aucune autre force au sein de la Gauche plurielle. Si une règle doit prévaloir en la matière, c’est celle de l’addition et non celle de la soustraction.
Le Parti socialiste n’a jamais voulu brider ses partenaires. Chacun apporte une partie de ce qui constitue l’identité de la gauche française, et donne à la majorité sa diversité. Ce qui fait la force de la Gauche plurielle, c’est précisément la pluralité. La somme des identités a permis, en définitive, un rassemblement plus large que leur simple agrégation. Ainsi, le gouvernement et la majorité sont en train de faire la démonstration que la confrontation des idées n’interdit pas la cohérence de la vision, que la diversité des expériences peut être un atout pour l’unité du projet. C’est parce que la majorité et le gouvernement sont des instances de débat que leur action est efficace. Nous trouvons le meilleur point d’équilibre entre l’autonomie de chacun et la nécessaire solidarité à l’égard de l’ensemble. Sur certains sujets, nous avons les uns et les autres des démarches originales, en raison de nos histoires particulières et de nos projets respectifs. Ce qui compte, c’est que chacun reste lui-même, en harmonie avec les autres et avec le souci que le débat soit utile pour la majorité et le gouvernement.
Question
Plus spécifiquement, quelle est ton analyse : de l’évolution du PC ? du PRG ? du MDC ? de la première participation et du premier ancrage à gauche des Verts ?
François Hollande
Robert Hue déclare à chaque occasion que le Parti communiste veut rester au gouvernement et que les communistes représentent une composante essentielle de la majorité parlementaire. Le Parti communiste pose des revendications, relaye un certain nombre d’aspirations de la société. Il joue son rôle. Il faut en finir avec la vision d’un P.C.F. extrêmement hiérarchisé et centralisé : ce parti est en profonde mutation. Son homogénéité et sa discipline interne ne sont plus ce qu’elles étaient, ce qui entraîne parfois certaines incompréhensions. Mais ces débats témoignent d’un pluralisme dont chacun peut se féliciter. Il ne faudrait pas, cependant, que le P.C.F. utilise cet argument pour devenir un parlementaire inconstant. L’évolution réalisée ces dernières années est particulièrement remarquable, mais elle est aussi douloureuse pour certains. Nous pouvons comprendre aisément que cette mutation n’aille pas de soi, et qu’il existe encore des tentations ou des doutes. Peu de formations politiques auront connu, en si peu de temps, un bouleversement aussi profond.
Les écologistes constituent une formation plus jeune, qui apporte à la majorité plurielle une coloration originale. Après une émergence rapide sur la scène politique dans les années 1990 sur une ligne autonome, l’écologie politique s’est arrimée à la gauche grâce à l’alliance électorale et programmatique que nous avons noué lors des législatives de 1997. Les Verts doivent comprendre qu’être jeune ce n’est pas forcément en vouloir à ceux qui sont plus anciens dans le paysage politique ! Il est possible d’assurer sa prospérité sans pénaliser ses alliés les plus proches. Ce que nous devons collectivement rechercher, c’est une progression commune, et non une compétition sur nos électorats respectifs.
Pour beaucoup, les militants du MDC sont d’anciens socialistes. Ce sont ceux avec lesquels nous avons des contentieux locaux, mais ce sont également ceux avec lesquels nous avons le plus de liens personnels, et notamment Jean-Pierre Chevènement que nous avons du mal à considérer comme éloigné de nous, dès lors qu’i fut un acteur essentiel du congrès d’Epinay.
Enfin, avec les radicaux, c’est une vieille affaire. Ce sont de cousins, parfois très proches et parfois plus distants, mais qui appartiennent toujours à la famille.
Quant au Parti socialiste, il représente la principale formation au sein de la majorité. Dès lors, il est normal que la logique gouvernementale s’en inspire principalement. Cette prise en compte de la réalité du rapport de force n’a rien de désobligeant, dès lors qu’elle ne s’accompagne pas d’une quelconque hégémonie sur nos partenaires. Tel n’est pas le cas. Et j’y veille.
Question
Avec nos partenaires sociaux-démocrates européens, par ta fonction, soit à l’occasion de rencontres bilatérales, soit à l’occasion des réunions du PSE ou de l’IS, tu rencontres régulièrement tes homologues depuis dixhuit mois. Quel bilan dresses-tu de ces réunions ? Des approches et positions des autres leaders ? Quelles ont été tes bonnes et mauvaises surprises ?
François Hollande
Des différentes rencontres et réunions auxquelles j’ai pu participer avec les leaders des partis sociauxdémocrates et socialistes ou les chefs de gouvernement au sein de l’IS ou du PSE, je tire plusieurs enseignements.
D’abord ces contacts sont l’occasion de nouer des relations personnelles entre les différentes personnalités qui permettent de s’apprécier davantage et de faciliter la prise de décisions. Ensuite, tout ce qui peut favoriser les échanges de vue, d’expériences, nourrit notre réflexion et inscrit la démarche de chacun dans une dynamique d’ensemble. Mais surtout, il est important de noter que les socialistes et les sociaux démocrate, en Europe comme dans le monde aujourd’hui avec l’IS, sont la seule force politique organisée capable de porter en commun un projet politique. C’est un levier important que nous devons valoriser pour peser en Europe d’abord mais aussi dans le monde sur le cours des choses. Ainsi, lors de la dernière rencontre de Genève de l’Internationale socialiste qui portait sur la question de la crise financière, une convergence d’analyse sur le diagnostic et sur les réponses à apporter s’est dessinée. C’est une première étape. L’urgence, c’est de réduire l’écart entre la globalisation des systèmes financiers et la faible intégration de nos politiques de régulation.
En Europe, les derniers résultats électoraux ont montré que les citoyens de chacun des pays ont souhaité tourner la page des années du libéralisme triomphant. Les victoires de Tony Blair, de Lionel Jospin, de Gerhard Schröder, l’avènement de Massimo D’Alema, nous confèrent désormais une éminente responsabilité. Nous sommes au pied du mur. Nous ne pourrons plus aujourd’hui, à moins d’accabler le Premier ministre espagnol ou le Premier ministre irlandais, prétendre en raison de leur obstruction nous n’avons pas pu faire entendre notre voix.
Cette situation nouvelle s’est nécessairement accompagnée d’une volonté plus forte de travailler ensemble dans le cadre du PSE. Car tout l’enjeu des prochains mois est de continuer à construire une force politique qui puisse transformer en actes et en programmes les engagements que nous prononcerons. C’est le sens de la démarche engagée au sein du PSE pour élaborer le Manifeste socialiste pour les élections européennes. Pour la première fois, nous aborderons ce scrutin avec des propositions communes sur la base d’un texte court et avec la volonté de les mettre en œuvre au Parlement européen et dans le cadre du conseil des ministres par le biais de nos gouvernements respectifs.
Par la méthode que le PSE a adoptée avec différentes rencontres thématiques, par les multiples contacts que nous avons noués, de manière bilatérale, lors de mes déplacements à Vienne, à Londres, en Allemagne, au Luxembourg, par le travail d’Henri Nallet et de Robin Cook, nous sommes parvenus à définir des priorités, pour l’emploi et la croissance, l’harmonisation sociale et la démocratie.
Question
As-tu eu, parfois, le sentiment d’un isolement ou d’une exception française par rapport aux autres partis (qui gouvernent parfois en coalition avec les démocrates-chrétiens ou les libéraux) ? Quel bilan fais-tu de l’envoi d’une délégation du BN chez chacun des autres partis du PSE pour préparer le sommet européen sur l’emploi de novembre 1997 ?
François Hollande
Cette nouvelle situation n’exclut pas des divergences ou des différences. Mais les politiques menées par les nouveaux gouvernements manifestent d’évidentes similitudes. Avec la priorité donnée à l’emploi et en particulier aux programmes en direction des jeunes, à l’éducation et à la formation, à la recherche, à la santé et à la sécurité publique, et avec la volonté de construire des pôles industriels européens compétitifs, nous sommes en phase avec nos partenaires européens.
Il en est de même pour notre engagement commun à mettre en œuvre l’euro pour donner à l’Europe les moyens de peser dans le monde face au dollar et au yen et d’en faire un outil au service de la croissance et de l’emploi. Nous avons ainsi porté l’idée de la coordination des politiques économiques et elle s’est concrétisée lors du Sommet du Luxembourg par la constitution du Conseil de l’euro. Mais nous souhaitons toujours que cela soit l’amorce d’un véritable gouvernement économique capable de donner toute sa force à une politique budgétaire coordonnée au niveau européen face à la Banque centrale européenne.
Je n’ai donc pas le sentiment d’un isolement des positions françaises au sein du PSE même si nous avons des approches spécifiques sur nombre de domaines qui tiennent souvent à nos histoires respectives. Sur la question de la relance par la demande et le soutien l’investissement public au travers de grands travaux, sur notre manière d’aborder la réduction du temps de travail - mais sur cette question, je le sais, les choses évoluent - sur notre volonté d’avoir une harmonisation sociale et fiscal la plus élevée possible, sur la question cruciale des services publics en Europe, il nous reste à convaincre et à aller encore plus loin.
Mais il serait vain de vouloir gommer toutes nos différences même si nous devons relever des défis en commun car nos systèmes nationaux, très divers, gardent toutes leurs prérogatives en termes de politiques de l’emploi, de protection sociale, éducation et restent l’espace incontournable de l’expression de la citoyenneté politique. Le P.S. français est ainsi l’héritier d’une tradition qui met la politique est l’État au cœur de l’action collective et défend un modèle exigeant d’intégration, celui de la République.
En ce qui concerne la décision que nous avions prise d’envoyer les délégués du BN chez les différents partis membres du PSE, il s’agissait, alors que nous venions d’arriver au gouvernement, de présenter et d’expliquer à nos partenaires nos positions avant le sommet de Luxembourg. L’accueil qui a été réservé a été bon et a permis de faire comprendre nos préoccupations et les engagements que nous avions pris lors de la campagne des législatives. Je ne peux que me féliciter de cette initiative.
Bilan
Question
En termes électoraux, peux-tu revenir sur le bilan pour le PS des deux principales élections que tu as eu à gérer comme Premier secrétaire, les cantonales et les régionales, en voix ? en sièges ? en position politique ? en implantation géographique… ?
François Hollande
Un constat s’impose. Depuis dixhuit mois, d’élections partielles en élections locales, la majorité et le Parti socialiste on fait mieux que maintenir le rapport de force issu des législatives de juin 1997. Nous avons gagné des sièges à toutes les élections - cantonales, régionales, sénatoriales ainsi qu’à l’occasion de municipales partielles. Il est rare qu’un parti au pouvoir obtienne des résultats aussi significatifs lors de ces scrutins traditionnellement défavorables aux partis de la majorité. La confiance portée dans le Gouvernement se retrouve donc dans nos performances électorales. La fatalité des coups de semonce a été jusque-là conjurée. Mais je juge nécessaire de tirer quelques leçons de ces scrutins - en particulier des législatives partielles.
Première leçon : là où la Gauche plurielle est unie, parfois dès le premier tour, elle se met en situation de l’emporter, comme ce fut le cas à Toulon et à Aubagne. Là où elle se disperse, au contraire, là où elle se livre à une compétition interne, en laissant certaines de ses composantes vouloir progresser au détriment des autres, elle crée les conditions de sa défaite, en démobilisant les électeurs et en altérant la qualité des reports de voix.
Deuxième leçon : la décomposition des partis de droite, la division de leurs chefs, leurs hésitations stratégiques, la complaisance avouée ou inavouée d’une fraction de l’opposition à l’égard de l’extrême-droite… tout cela n’a pas sérieusement entamé le socle électoral de la Droite, d’autant qu’elle reçoit de plus en plus le renfort de ses extrêmes.
Troisième leçon : la Droite cherche de plus en plus cyniquement le concours du Front national. Ainsi s’explique le refus de toute consigne de vote à Toulon et le rejet de toute solution permettant de mettre un terme aux alliances avec l’extrême-droite dans quatre de nos vingtdeux régions.
Voilà pourquoi nous devons les uns et les autres redoubler d’efforts, non seulement pour garder nos positions, mais pour en conquérir d’autres, en attirant à nous de nouveaux électeurs, en faisant sortir de l’abstention des Français qui doutent de l’action politique. C’est le sens de notre démarche au gouvernement, mais aussi partout où nous sommes en capacité d’intervenir. C’est parce que nous mettrons la société en mouvement à tous les niveaux que nous réussirons à mener à bien les réformes que nous avons engagées.
C’est donc rassemblée que la Gauche plurielle préparera les échéances électorales et c’est rassemblée qu’elle les gagnera. Aucune autre alliance que celle qui a déjà été constituée ne sera recherchée.
Question
En termes partisans ou partidaires, quelle analyse fais-tu de l’état actuel du PS ? Son image externe (évolution, soutiens, faiblesses) ? Son fonctionnement interne (ses courants et ses sous-sensibilités) ?
François Hollande
L’image du PS est positive chez les Français. Nous sommes même la formation qui bénéficie de la plus grande confiance de nos concitoyens. De plus, le PS donne le reflet d’un parti rassemblé, ayant retrouvé en son sein une certaine fraternité. Bien que nous connaissions une période toujours propice aux surenchères, chacun sent bien une responsabilité partagée et une volonté de travailler en commun.
Gardons-nous, pour autant, de toute autosatisfaction. Le PS reste une organisation avec des effectifs encore trop limités - 110 à 115 000 militants - pour une organisation politique qui pèse 30 % du corps électoral et qui constitue l’axe central du gouvernement. Cela reste insuffisant. En outre, nous devons assurer un renouvellement de génération et diversifier la base sociologique de nos militants, notamment en l’élargissant davantage aux couches populaires, que nous voulons mieux représenter. Il nous faut également faire un effort en direction des personnes issues de l’immigration et des jeunes. Pour cela, il faut que le PS parvienne à changer ses pratiques militantes et soit plus ouvert aux associations ainsi qu’aux organisations syndicales.
Notre convention sur l’entreprise, comme celles qui l’ont précédée, nous a permis d’engager à la fois un débat en notre sein mais aussi de dialoguer, à tous les niveaux du parti, avec les partenaires sociaux. Cette convention aura permis d’aborder des thèmes qui avait été jusque-là négligés : le dialogue social, la place des salariés dans les instances des sociétés, la création d’entreprises, l’avenir de l’économie sociale.
Il semble essentiel à notre vie collective que le PS reste traversé par des confrontations d’idées. Je crois qu’il est possible de laisser les sensibilités s’exprimer sans revenir pour cela à ce que fut le fonctionnement des courants. Ce serait une vue de l’esprit - et un danger - que de vouloir un parti monolithique, pensant de la même manière, et où il n’y aurait aucune contradiction sur le fond. Je me félicite à chaque fois que nous débattons autour de plusieurs textes soumis au vote des militants. Mais il faut en finir avec des courants qui ne reposeraient sur rien de fondamental sur le plan des idées et qui ne seraient là en réalité que pour servir telle ou telle ambition personnelle, même s’il est légitime que des responsables du parti en aient et s’entourent de leurs amis les plus proches.
Ma conception de l’organisation du parti est qu’il faut susciter autant que possible le débat, l’animer - plus encore que cela n’est fait aujourd’hui -. Et je suis prêt à consulter directement les adhérents pour préparer la confection de la ligne du parti. Nous adopterons cette méthode à l’occasion de notre convention sur la Nation et l’Europe.
Question
Tu as mis en place le Comité économique, social culturel : qu’en attends-tu ? Est-ce une nouvelle forme du groupe des experts ?
François Hollande
La mise en place de ce Comité s’inscrit dans la dynamique de rénovation du Parti socialiste voulue par Lionel Jospin et poursuivie aujourd’hui. Nous avons fait ce choix alors que nous étions dans l’opposition. Aujourd’hui, alors que nous sommes au pouvoir, il s’impose plus encore, car ce comité répond à la nécessité pour les socialistes, confrontés désormais à l’urgence du quotidien, de se donner le temps de l’analyse et de la prospective.
Si nous bénéficions de la durée pour mener une politique de transformation sociale, nous devons aussi être armés intellectuellement pour faire face aux bouleversements profonds de notre société. Le Comité économique, social et culturel s’inscrit pleinement dans l’idée que je me fais de la fonction du Parti socialiste. Il doit permettre la compréhension du monde, le décryptage de la société et l’élaboration de nouvelles propositions.
La reprise économique et les premiers résultats de la politique du gouvernement ne marquent pas la fin de la crise et la disparition des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Nous traversons une mutation importante du paysage économique dont nous ne discernons pas toujours précisément les contours. Le retour de la croissance pose également en des termes différents la question des nouvelles solidarités et des efforts qui doivent être partagés.
Le comité économique, social et culturel est donc une structure qui doit éclairer les choix et les orientations du Parti socialiste. Il ne se substitue pas aux Conventions nationales et aux groupes de travail déjà existants. Il doit participer, à sa place, au travail de réflexion du Parti en élaborant des contributions aux conventions nationales et en abordant des questions fondamentales comme celle des retraites. Un rapport sera d’ailleurs rendu d’ici le mois de février sur ce sujet, qui alimentera notre réflexion.
Ce faisant, ce comité doit aider le Parti socialiste à renouer ou à consolider des liens avec des milieux que nous considérons comme essentiels dans la société : les associations, la recherche, l’action sociale, les syndicats, etc. Nous devions nous ouvrir davantage sur l’extérieur, ce qui est supposé que ce comité comprenne des personnalités qui ne soient pas membre du PS. C’est chose faite.
Question
En termes politiques, quels sont les principaux points sur lesquels tu considères que le PS a infléchi utilement la politique du gouvernement ?
François Hollande
Nous l’avons fait sur plusieurs terrains. D’abord, sur tous les débats budgétaires et fiscaux, grâce au travail de fond des parlementaires socialistes : sur la TVA, sur la fiscalité écologique, sur les prélèvements concernant le patrimoine, etc., nous avons pesé sur les choix du gouvernement. Il en va de même sur la difficile question des finances locales, ou sur le rôle des élus. Là encore, nous avons insisté pour qu’il y ait une meilleure prise en compte de ces enjeux par le gouvernement. Enfin, à l’occasion des différents mouvements de chômeurs et plus récemment de la mobilisation des lycéens, nous avons traduit un certain nombre de revendications et joué un rôle de médiateur ou de relais. La tâche du PS n’est pas uniquement de défendre, auprès des Français, la politique du gouvernement ; c’est aussi d’être l’interprète, auprès du « pouvoir », de leurs inspirations.
D’une manière générale, il nous est arrivé d’estimer que certaines décisions du gouvernement pouvaient être amendées et améliorées. Nous avons considéré qu’il fallait un effort accru en faveur de certaines catégories - les personnes seules, les retraités, les familles modestes -, de même que nous avions estimé préférable de solliciter davantage les grandes entreprises dans le cadre de la réduction des déficits publics. Nous devons constamment traduire nos exigences par des propositions et des amendements.
Il faut cependant veiller à ce que les propositions des socialistes soient en cohérence avec la ligne du gouvernement. Il ne servirait à rien, par une recherche de positionnement, d’avoir des discours et des revendications qui n’auraient jamais de traduction au niveau des actes. Lionel Jospin a eu d’ailleurs le souci - tout en restant ferme sur la cohérence de ses projets - de susciter l’intervention parlementaire et de respecter l’autonomie du parti. Même si, pour l’opinion, le gouvernement et le PS peuvent se confondre, nous faisons vivre l’un par rapport à l’autre.
Question
Par rapport à la droite. Quelle analyse fais-tu de la situation de la droite ? As-tu l’impression que certaines de ses composantes sont plus touchées ? Souffre-t-elle d’abord d’une crise de structure, de leadership, de valeurs, de programme ? Considères-tu comme probable ou improbable une alliance plus générale avec l’extrême-droite ?
La droite traverse aujourd’hui une crise identitaire somme toute naturelle après sa déconvenue mémorable de 1997 - mémorable non par son ampleur mais par son déclenchement. La droite a voulu prendre les Français par surprise et c’est, en définitive, les Français qui lui ont réservé une surprise. Elle est encore sous le coup de la dissolution décidée, et ratée, par le président de la République. Cet échec a ravivé d’anciennes plaies et fait ressurgir de vieilles querelles entre ses responsables. La droite n’a aujourd’hui ni stratégie claire, ni programme convaincant. Elle transforme cette faiblesse en agressivité sur le terrain parlementaire en procédant à un harcèlement ridicule et à une obstruction systématique, au risque d’affaiblir l’image déjà atteinte du Parlement dans notre pays.
Mais il n’est jamais sain, dans un système démocratique, que l’opposition ne soit pas en mesure de proposer des alternatives sérieuses, d’offrir un autre cadre de références. La défaite électorale de 1997 pousse en autre une partie, certes minoritaire, de l’opposition à regarder plus franchement du côté du Front national et à voire en ce dernier un vivier de voix dont elle aurait besoin pour accéder demain aux responsabilités du pays ou des collectivités locales. Les élections régionales et cantonales, ainsi que certaines élections partielles, ont montré de ce point de vue que le danger existe.
Ce qui est frappant aujourd’hui à droite, c’est ce mélange de libéralisme affiché sur le plan économique - libéralisme qui a échoué à répondre aux problèmes économiques et sociaux partout où il a été appliqué - et de conservatisme frileux, voire d’archaïsme, par rapport aux questions de société. L’attitude à propos du PACS ou la polémique incompréhensible sur les mutins de 1917 en sont les derniers révélateurs.
En fait, la droite estime que sa défaite s’explique par la modération dont elle aurait fait preuve de 1993 à 1997, et le fait qu’elle n’aurait pas été « assez à droite ». Ce remord revient comme une antienne dans son discours. Les leaders de l’opposition estiment que les droites, pour revenir aux responsabilités, devraient redevenir « la » droite. Ce faisant, ils démontrent qu’ils n’ont pas compris ce que leur reprochaient les Français, et qui a été la raison principale de la sanction électorale : la politique conservatrice menée de 1993 à 1997.
Elle ne parvient pas à définir de stratégie politique, traversée qu’elle est part de profondes contradictions. Les multiples déclarations sur les orientations européennes, voire sur la tête de liste pour les prochaines élections au Parlement de Strasbourg, en sont la caricature. Malgré le replâtrage de façade que représente l’Alliance, la droite reste partagée entre les tenants de la fusion du RPR et de l’UDF, les partisans du statu quo ante entre libéraux, centristes et gaullistes, et ceux qui, à l’image de Millon mais aussi de Blanc, Soisson ou Baur, cherchent à nouer une alliance avec l’extrême-droite.
Ces divisions et ces difficultés ne doivent pas nous faire oublier que la droite contrôle toujours le Sénat, la majorité des Conseils généraux, une grande partie du pouvoir régional, et dispose, avec le chef de l’État, d’un leader pour l’opposition, par défaut sans doute, mais solidement protégé par les institutions. Enfin, Elle cherchera à refaire son unité contre nous. L’accident du PACS aura été, de ce point de vue, un utile coup de semonce. Rien n’est acquis. Les sondages, même s’ils sont bons, ne font pas les élections. Nous devons rester vigilants car nous sommes les seuls adversaires que la droite reconnaisse : nous sommes la force principale de la majorité plurielle et le Premier ministre est issu de nos rangs.
Question
Par rapport à « la gauche de la gauche ». Quelle analyse portes-tu ?
François Hollande
Il faut distinguer les genres. Il y a d’abord une gauche « intellectuelle ». Il est heureux qu’elle existe et se manifeste, car il fut un temps où non la cherchions. Cette gauche a joué un rôle important dans les mouvements de 1995. Nous devons avoir avec elle un dialogue, même si celui-ci peut prendre parfois la forme d’une confrontation. Nous devons assumer ce débat, car rien ne serait pire qu’une gauche politique sourde à l’égard des admonestations - il est vrai parfois outrancières - de la gauche intellectuelle. Il y a toujours eu, dans notre histoire, une gauche qui prenait ses responsabilités dans les institutions, et une autre qui plaçait seulement son engagement dans l’affirmation de principes. Cette séparation du travail n’est pas problématique dès lors que le dialogue existe.
Autre chose est l’institutionnalisation, à l’extérieur du gouvernement, d’une gauche « radicale » qui prétendrait être la seule vraie gauche et dont la seule mission serait d’intervenir dans les mouvements, sans jamais leur donner une traduction politique. Or, la politique trouve son sens lorsqu’elle transforme une exigence en une réforme et une attente en un changement. L’extrême-gauche, dès lors qu’elle n’est que protestataire, ne contribue que marginalement à la transformation de la société : trop souvent, elle ne fait que se nourrir de ces événements.
3. Convictions
Théorie
Question
Je voudrais commencer par évoquer quelques concepts fondateurs et que tu les situes par rapport à ta conception du socialisme d’aujourd’hui. D’abord, le libéralisme : dans ton discours du congrès de Brest, tu as rejeté la perspective d’un « libéralisme de gauche ». Estce parce que les deux termes sont pour toi antinomiques ? Est-ce par référence à une période passée ? En définitive, qu’est-ce que le « libéralisme de gauche » ?
François Hollande
C’est un débat qui n’est pas entièrement nouveau. Il a ressurgi lors de l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de responsables sociaux-démocrates. Au cours des deux dernières années, la gauche est devenue majoritaire au Royaume-Uni, en France puis en Allemagne. Jamais, depuis longtemps, les sociaux-démocrates et les socialistes ne s’étaient retrouvés aussi nombreux au pouvoir en Europe. Aujourd’hui, l’aspect novateur n’est pas tant qu’il y des gouvernements de gauche dans les principales capitales de notre continent, mais qu’ils s’y trouvent en même temps. Ce n’est pas une coïncidence. En écartant les libéraux des responsabilités dans la plupart des pays, les européens ont montré leur attachement aux valeurs de progrès et de solidarité. Ils ont tourné la page du libéralisme des années 1980.
Cette association aux responsabilités intervient également dans un contexte bien particulier. Les conditions du débat politique ont changé depuis une vingtaine d’années. Les idéologies ont perdu de leur attraction, il y a une accélération des alternances - et donc une mise à l’épreuve des uns comme des autres. Nous observons un effacement - d’ailleurs plus apparent que réel - des frontières entre les classes, tandis que la mondialisation de l’économie redéfinit les marges de manœuvre dont disposent les États. Enfin, l’individualisation des comportements ou le poids des grands médias concourent à ce que nos engagements se situent dans un environnement différent.
Avons-nous perdu pour autant les objectifs qui était déjà les nôtres il y a un siècle ? Je suis convaincu que les valeurs du socialisme démocratique gardent aujourd’hui - et conserveront demain - toute leur pertinence, parce qu’elles correspondent à un besoin fort exprimé par nos sociétés : un besoin de justice.
Répondre à ce besoin de justice nécessite un mouvement de réforme et de modernisation. Je distingue l’idée de modernisation de celle, chère aux libéraux, d’adaptation. Les libéraux - et pas seulement eux - nous disent qu’il faut adapter la société au monde tel qu’il est. Le libéralisme qu’ils proposent n’est qu’un mol abandon à des lois prétendument naturelles. Le socialisme, au contraire, est une ambition : atteindre une maîtrise du destin collectif compatible avec l’épanouissement de chacun. Pour nous, moderniser une société, c’est précisément lui donner la capacité - puissance industrielle, avance technologique, stabilité institutionnelle, cohésion sociale - de ne pas subir le cours du monde mais de peser sur lui. C’est lui donner les moyens - système de sécurité sociale, droit du travail, législation environnementale - de devenir plus protectrice et non de suivre les injonctions d’un système aveugle, le marché.
Nous touchons ici à la différence fondamentale entre, d’une part, la social-démocratie et, d’autre part, ce que certains appellent le « social-libéralisme », le « libéralisme social » ou le « libéralisme de gauche ». La social-démocratie porte un projet qui respecte - et utilise -l’économie de marché, mais qui entend changer l’ordre de la société. Au contraire, le social-libéralisme se contente de réparer des dégâts sociaux, sans comprendre que c’est dans la nature même du libéralisme que de produire des inégalités, de l’exclusion et de la pauvreté. C’est toute la différence entre la médecine et l’ambulance. La médecine est là pour soigner guérir, l’ambulance n’est là que pour répondre à l’urgence.
C’est en ayant à l’esprit cette distinction fondamentale que nous devons considérer avec circonspection le concept de « Troisième voie » utilisée par le Premier ministre britannique, Tony Blair, à la suite des travaux du sociologue Anthony Giddens. Tant mieux s’il s’agit - ce que je crois - d’une mise à jour de la social-démocratie dans un pays, le Royaume-Uni, où la gauche, éloignée du pouvoir durant près de deux décennies, avait besoin de reconsidérer sa doctrine. Tony Blair l’a fait avec sérieux succès. Mais je ne voudrais pas que certains réduisent cette entreprise à son étiquette - la « Troisième voie » - pour tenter de faire oublier que le rôle de la gauche mais pas seulement de porter secours - le brancard -, mais de traiter en profondeur les causes du mal - la chirurgie. Le socialisme n’est pas un accompagnement social de la compétition économique. Il n’a pas pour vocation de rendre supportable un système qui, en l’état, ne l’est pas.
Nous sommes au pouvoir depuis plus d’un an. Nos valeurs et nos principes sont inchangés. Mais l’objet de notre lutte, c’est précisément d’agir concrètement sur la société et de modifier les ressorts de l’économie, afin d’entreprendre des politiques qui aient prise sur le réel et améliorent concrètement la vie de nos concitoyens.
Au niveau de l’État, nous pensions, il n’y a pas si longtemps encore, que tout progrès économique ou social passait nécessairement par un élargissement de la sphère publique et par de nouvelles nationalisations. Si nous débattions de l’ampleur à donner au mouvement - nationaliser à 100 % à 51 % -, nous n’en contestions pas le bien-fondé. Nous étions convaincus que le dirigisme était la seule façon d’agir efficacement sur le marché. Nous pensions que le changement passait par une rupture, même si certains pouvaient nuancer cette thèse et d’autres y insister davantage. Aujourd’hui, nous sommes partisans d’une régulation plus fine. Nous savons que la réforme est un processus lent parce que réfléchi, efficace parce qu’en phase avec le rythme de la société.
Oui, forts de cette perspective, nous avons changé nos instruments. Mais c’est pour mieux servir des objectifs restés intangibles. Car si nous ne parvenons pas à adapter nos moyens d’action à la nouvelle donne, nous échouerons à donner à nos objectifs un prolongement dans l’action concrète.
Question
Ensuite, la République : est-ce que, de manière un peu paradoxale, tu considères que le retour au « modèle républicain », constitue la clef d’entrée de la rénovation de la pensée socialiste ? Est-ce que tu considères le socialisme comme « la République jusqu’au bout » ? Est-ce que, à l’inverse, tu considères l’invocation du modèle républicain comme un frein au socialisme parce qu’il porte une conception trop théorique de l’égalité et trop archaïque du monde contemporain ?
François Hollande
La République constitue un modèle qui associe une philosophie du progrès, un mode de cohésion sociale fondé sur différentes institutions comme l’École, un cadre démocratique et une reconnaissance de la souveraineté populaire. Surtout, elle associe au principe de citoyenneté un contenu volontariste, lui donnant une profondeur sociale dont le préambule de la Constitution de 1946 est une référence. C’est l’un des apports majeurs de la gauche que d’avoir su dépasser la simple version juridique de la citoyenneté pour donner corps à ses dimensions économique et social.
Ce combat pour une citoyenneté économique et sociale est marqué, chez les socialistes, par la conciliation de l’aspiration à l’égalité et de l’exigence de liberté. C’est la force du socialisme démocratique que de ne jamais subordonner l’une à l’autre et c’est bien dans ce sens que je comprends la formule de Jean-Jaurès sur le socialisme et la République.
Nous sommes à un moment important, si ce n’est fondateur, de notre histoire collective. D’un côté, la construction européenne s’accélère avec la mise en place de la monnaie unique, les échanges deviennent planétaires, l’information circule instantanément sans connaître de barrières ou de frontières. De l’autre, il existe une tentation de repli sur soi, de quête identitaire, comme une réponse à cette mondialisation. Dans ce contexte, nous devons poser la question du devenir du modèle républicain et de son adaptation aux enjeux du prochain siècle.
L’explication en est relativement simple. Elle tient d’abord aux effets du temps. La durée semble avoir progressivement relégué à l’arrière-plan certains combats fondateurs et transformé une espérance - « un miracle » disait Lamartine - en un régime politique institutionnalisé et pérennisé. L’essoufflement finit par atteindre l’idée même de progrès. Plus qu’à un relâchement du pacte républicain, nous affrontons une crise de confiance en l’avenir. Celle-ci se nourrit des incertitudes mondiales, du creusement des inégalités, du scepticisme vis-à-vis de l’action publique. Nous vivons ce qu’Auguste Comte avait nommé « une période critique » qui contraste avec l’enthousiasme des moments fondateurs du modèle républicain.
Mais nous ne trompons pas de perspective. Ce n’est pas en cultivant la nostalgie des temps prétendument heureux que nous trouverons des éléments de réponse aux problèmes contemporains. Nous pouvons puiser dans notre histoire collective les principes de nos actions, non les moyens qui nous permettent de parvenir à nos fins. La République est avant tout une idée, non un simple régime institutionnel.
L’enjeu réside dans la réflexion sur les conditions de la citoyenneté aujourd’hui. Trois chantiers doivent être investis, qui appellent tous des réformes importantes. Nous devons tout d’abord relégitimer l’action publique et rétablir le lien de confiance entre les français et leurs représentants politiques. Le gouvernement de Lionel Jospin et la majorité y travaillent par un renouveau de la concertation et du dialogue, par la limitation du cumul des mandats et l’inscription de la parité hommes/femmes dans la Constitution, par le respect de nos engagements. Ensuite, nous devons mobiliser la société sur les enjeux de la formation. Aujourd’hui comme hier, une pleine citoyenneté suppose l’éducation des citoyens. La République a fait l’École et l’École perpétue la République. Chacun mesure l’importance de cette question, qui doit désormais s’enrichir d’une réflexion sur une éducation tout au long de la vie. Enfin, la citoyenneté ne serait se concevoir sans intégration économique et sociale. Parce que le travail est au cœur du lien social, l’emploi est notre priorité. Nous sommes là au cœur des difficultés, mais aussi des espérances.
Rétablir les conditions concrètes - politiques, économiques, sociales - de la citoyenneté rend au modèle républicain les moyens de tenir les promesses qu’il porte. Ce qui fait sa force, c’est sa capacité à produire du lien social, à donner une unité à la collectivité - à ce que la sociologue Dominique Schnapper appelle la « communauté des citoyens ».
Question
Enfin, le socialisme : existe-t-il encore une spécificité du socialisme français ?
François Hollande
Le socialisme est un internationalisme. Pour autant, il est naturel que chaque parti socialiste reflète les caractéristiques de la nation dans laquelle il plonge ses racines. En France, par exemple, l’intégration des individus ne se résume pas à l’appartenance à des communautés. De même, l’histoire de France fait que l’État est un acteur essentiel de la régulation économique et sociale. De plus, le PS n’est pas social-démocrate dans la mesure où il ne s’appuie pas sur un mouvement syndical fort et uni. Dans notre pays, il n’existe pas de relations entre le PS et les syndicats telles qu’elles peuvent exister ailleurs. Longtemps, nous avons même récusé ce terme de social-démocratie et jeté un regard méfiant sur cette forme d’organisation. La social-démocratie était perçue comme une version timorée du socialisme. L’expérience acquise au pouvoir nous a permis de faire évoluer ce jugement. La modestie est souvent bonne conseillère. Je préfère une social-démocratie assumée, portant un vrai projet de transformation, à un socialisme verbal se nourrissant d’incantations aussi pieuses que vertueuses et se satisfaisant trop facilement de l’économie de marché, voir du marché lui-même.
Pour autant, je ne méconnais pas les faiblesses conceptuelles de la social-démocratie. Celle-ci s’est déployée, après la guerre, sur fond de développement de l’économie de marché et dans un cadre national relativement fermé. À côté des compromis directement passés par les acteurs sociaux, elle s’est appuyée sur les grands appareils de régulation, le développement de l’État-providence, la redistribution des revenus et le développement continu du salariat dans un contexte de croissance forte. Or, cet ensemble, sur lequel s’appuyait la social-démocratie, subit depuis le début des années 80 de profonds bouleversements. Ces mutations imposent à la social-démocratie l’effort d’une réflexion sur son propre avenir et sur une rénovation de ses instruments d’intervention.
Voilà pourquoi les distinctions qui valaient encore dans le mouvement socialiste européen au début des années 70 n’ont plus la même acuité aujourd’hui, notamment en ce qui concerne la nature du lien avec les organisations syndicales. Voilà pourquoi, avec ses spécificités, le Parti socialiste participe aujourd’hui au sein du PSE au projet que nous devons construire pour l’Europe. Dans l’immédiat, c’est le sens du travail engagé avec le manifeste du PSE pour les élections européennes, sous la responsabilité de Robin Cook et d’Henri Nallet. Pour la première fois, nous sommes en passe d’aboutir à une véritable plate-forme commune, riche de propositions qui nous engageront collectivement sur la priorité donnée à l’emploi, à l’harmonisation sociale et fiscale, à la démocratisation des institutions européennes.
Question
De qui le PS doit-il incarner prioritairement les intérêts ? Les « exclus » ? Les défavorisés ? La classe moyenne ? Les salariés ? La société toute entière ?
François Hollande
Le socialisme repose sur deux idées essentielles qui ont structuré son identité tout au long du siècle. La première conteste la perspective libérale selon laquelle l’intérêt général se réduirait à l’agrégation d’une somme d’intérêts particuliers que seul le marché serait capable de faire émerger. La seconde affirme le principe du progrès économique et de la justice sociale dont l’État est le garant. Pour nous, la lutte contre les inégalités et la recherche de la plus forte croissance économique sont des objectifs complémentaires et inséparables dont la satisfaction enrichit l’ensemble de la société.
Cela étant, le Parti socialiste est aujourd’hui inséré dans une alliance entre les classes populaires et les classes moyennes. Nous n’entendons pas reléguer la représentation des classes populaires à d’autres formations politiques - y compris à nos alliés -, ni subir aveuglément les modes culturels ou les a priori idéologiques des classes moyennes. En tout état de cause, nous devons prendre garde à ce que notre discours et nos analyses ne soient pas déformés par la sociologie de notre organisation militante. Nous devons encourager l’engagement dans notre parti de citoyens issus des classes populaires. Notre parti doit faire vivre en harmonie et en solidarité le couple classes populaires/classes moyennes.
Comment réaliser cette unité ? D’abord, dans la lutte contre le chômage, car elle concerne toutes les catégories sociales. Ensuite, l’enjeu urbain et la politique de la ville suscitent des intérêts par définition liés, y compris sur le thème de la sécurité. Enfin, l’éducation et la protection sociale permettent de retrouver des noyaux communs dans les préoccupations des différentes catégories sociales.
Voilà pourquoi la gauche, tout en livrant un combat au côté des catégories les plus fragiles et les plus démunies, porte un message universel. Tout en reconnaissant la pertinence de la discrimination positive, qui consiste à donner plus à ceux qui en ont le plus besoin, la gauche défend des principes qui valent pour tous et des services collectifs ouverts à tous.
Économie
Question
Sous la double impulsion de la mondialisation et de l’Union européenne, les contours du marché s’élargissent rapidement. Quels sont les critères qui permettent de déterminer ce qui peut être intégré à la sphère marchande et ce qui doit être exclu ?
François Hollande
Longtemps, le socialisme a été identifié à la sphère publique, aux nationalisations et à l’emprise de l’État. Une telle identification n’a plus cours mais conserve une part de sens. Autant il n’est plus question de faire de l’accroissement de la dépense publique la panacée, autant la remise au marché d’activités essentielles de notre pays serait une démission des socialistes. Le débat sur les services publics prend ici tout son sens. Pour ce qui concerne les structures publiques insérées dans le secteur concurrentiel, il faut faire preuve de pragmatisme : ouvrir leur capital lorsque des alliances sont nécessaires à leur développement, voir faire totalement basculer dans le privé les entreprises dont l’objet n’a plus aucun caractère d’intérêt général et dont le statut est un héritage de l’histoire. Mais, dans le même temps, il faut réfléchir aux nouvelles émissions de service public qui apparaissent et dont la société a besoin - par exemple dans la communication et la formation - et garantir à nos citoyens un service public au périmètre régulièrement mis à jour et disposant des moyens que requiert l’accomplissement de ses missions.
Lors de la convention sur l’entreprise, nous avons fait évoluer notre doctrine en ce sens. Nous sommes d’autant plus attachés au service public que nous sommes ouverts sur la question de l’intervention de l’État dans le secteur productif.
Question
Quelles sont aujourd’hui les nouvelles inégalités qui te paraissent les plus vives ? Emplois ? Revenus ? Patrimoines ? Savoir ? Culture ? Territoire ?
François Hollande
Il me paraît difficile de faire un classement des inégalités qui conduirait à un ordre dans leur traitement. La lutte contre les inégalités - contre toutes les inégalités - est au cœur de nos engagements. Au terme de notre mandat, nous serons jugés par les Français sur notre capacité à les réduire. Nous avons déjà commencé de montrer que tout n’avait pas été essayé et que des marges de manœuvre existent.
Mais il apparaît que l’inégalité devant l’emploi nourrit d’autres inégalités - de revenus bien sûr, mais aussi dans l’accès au logement, à la protection sociale ou à la culture. Le chômage est bien le principal problème de notre époque, même s’il n’est que le reflet d’un déséquilibre plus global. Nous devons réussir le passage aux 35 heures, poursuivre le plan pour l’emploi des jeunes, soutenir la demande intérieure - consommation des ménages et investissement des entreprises - pour dynamiser la croissance.
Pour autant, la priorité à l’emploi doit s’accompagner d’une politique volontariste de lutte contre les autres inégalités. D’abord, grâce à une véritable redistribution des richesses, en poursuivant les réformes fiscales qui ont été engagées et en baissant les taux de la TVA - car c’est un impôt injuste. L’effort contributif doit être mieux partagé en fonction des revenus de chacun. Notre conception de la solidarité ne s’appuie ni sur l’idée de l’assistance généralisée, ni sur le seul versement de minima sociaux - pourtant indispensable -, mais sur une lutte pour la réinsertion, par le travail, de ceux qui en ont été privés trop longtemps. C’est le sens de la loi de lutte contre l’exclusion dont nous devrons faire une première évaluation pour voir ce qui doit être amélioré.
Dans le même temps, parce que notre société se construit sur l’intelligence, nous devons faire face aux inégalités d’accès au savoir et à la culture. L’École, creuset de la citoyenneté, en est l’outil essentiel. À côté de l’emploi, l’éducation est notre priorité, car ces deux objectifs se rejoignent. L’investissement que nous mettons dans l’École et dans toutes les structures éducatives, initiales ou continues, est le meilleur placement que nous pourrons faire pour l’avenir. Les milliards de francs qui sont investis dans l’éducation sont peut-être les crédits du budget de l’État qui ont le plus de rendements à long terme. Il s’agit rien de moins que de l’avenir des générations, que de l’apprentissage des savoirs, que de l’intégration de la technique et de la science. Gardons à l’esprit que la croissance de demain est bâtie pour une bonne part sur la performance du système éducatif.
De même, nous avons engagé une politique d’aménagement du territoire qui ne doit pas se résumer à l’opposition entre ville et campagne, entre banlieue et zone rurale, mais vise le seul véritable objectif : le droit à l’égalité, en tout point du territoire, de tous les Français devant le service public et les prestations de base.
En réalité, tout se tient : la lutte contre les inégalités, le combat contre le chômage, les questions de société. Il ne peut pas y avoir de phases dans notre action de transformation et de réforme. C’est parce que nous avancerons surtout les fronts que nous réussirons et que nous garderons la confiance d’une majorité de Français.
Question
Les leviers traditionnels (État-providence, fiscalité…) te paraissent-t-il adaptés à la résorption des inégalités ? À quelle condition pourraient-ils l’être ? Quels sont les nouveaux leviers qu’il faut utiliser ?
François Hollande
Le rythme de la croissance ayant fortement diminué à partir des années 70, l’État-providence a connu une période de crise et de difficultés qu’il peine aujourd’hui à résorber. Le chômage et l’exclusion, les nouveaux modes de fonctionnement de l’entreprise et l’évolution de la pyramide des âges : tout s’est cumulé pour bouleverser les bases sur lesquelles reposait l’État-providence.
Renouant avec ses démons traditionnels, la droite tente d’en profiter pour accréditer l’idée que la solution réside dans le démantèlement de la protection sociale, dans un abandon laissant les mains libres au marché et à l’initiative privée. Au moment même où nous sentons la société plus fragile, davantage exposée, la droite propose pour toute solution la démission de l’État et des systèmes de solidarité collective. Les conséquences en seraient un accroissement des inégalités et une déréglementation des filets de sécurité pour nos concitoyens. C’est cette perspective qui a précipité la défaite de la droite en juin dernier.
À rebours de cette vision libérale, les socialistes ont proposé au Français un contrat clair par lequel nous nous engageons à moderniser nos systèmes de solidarité afin de les rendre plus efficaces et plus solides. L’idée que les mécanismes de prévoyance doivent être collectifs reste un élément fondamental de la pensée socialiste. Certes, les solutions ne sont ni faciles, ni évidentes, mais nous refusons d’abdiquer par principe. C’est pourquoi nous avons conjugué les mesures de court terme et de moyen terme au cours des dixhuit derniers mois : les mesures immédiates prises par le gouvernement de Lionel Jospin en faveur du SMIC, des familles les plus défavorisées, des chômeurs et des jeunes, complètent les dispositions plus structurelles sur le financement de la sécurité sociale (CSG, cotisations patronales) et bientôt les retraites.
Paroxysme de l’inégalité, l’exclusion mérite un traitement spécifique. Il y a d’abord le souci de remédier à une situation humaine et sociale insupportable. Il y a ensuite la conviction que les politiques sociales traditionnelles ne suffisent plus à éradiquer de tels phénomènes. Longtemps, nous avons appréhendé la question de l’exclusion sans prendre en compte la gravité et la complexité du processus. Réduire l’exclusion aux exclus risque d’aboutir à la mise en place de réponses essentiellement de réparation, laissant entier les facteurs profonds de la déstructuration sociale. C’est à ces processus de précarisation et de marginalisation que Lionel Jospin et Martine Aubry se sont attaqués au travers du Programme de lutte contre les exclusions, qu’il faudra régulièrement évaluer et compléter.
Aujourd’hui, l’enjeu politique est de trouver les instruments qui favorisent et renforcent l’intégration sociale. Le problème de l’exclusion ne renvoie pas à la seule question de l’emploi, même si c’est le principal outil. Il nécessite une gamme d’actions beaucoup plus large (formation, soutien familial…). De même, nous voyons se développer, au sein même du monde du travail, une pauvreté croissante, par la précarisation de l’emploi. Si le recours aux CDD, à l’intérim et au temps partiel confère aux entreprises une souplesse dont elles ont besoin, il n’est ni justifié ni acceptable que ce recours devienne une pratique massive et permanente. Pour lutter contre les abus, nous avons fait, là encore, des propositions lors de la dernière convention sur l’entreprise.
Démocratie
Question
La gauche a-t-elle évolué dans sa lecture de la progression de l’extrême-droite en France, et quelle conclusion en tire-t-elle dans son combat contre le Front national ?
François Hollande
Tous les responsables politiques se posent aujourd’hui la question des moyens pour ramener le Front national à ses basses eaux. Depuis 1984, il n’a pas connu de régression significative et parvient à se maintenir à un niveau compris entre 13 et 15 % des suffrages. Pourtant, l’extrémisme n’est pas une fatalité. Le Front national peut être défait, comme la gauche est parvenue à le démontrer à Toulon lors des deux élections législatives partielles.
Le Front national prospère sur une certaine désespérance sociale, sur les inquiétudes que soulève l’avenir, sur le sentiment d’impuissance des politiques ou encore sur la crise urbaine. À bien des égards, il apparaît avant tout comme un s symptôme politique des maux auxquels la France est confrontée depuis vingt ans. Mais, au-delà, le Front national constitue une fracture essentielle dans notre vie démocratique et un danger pour nos institutions. Surtout, chacun doit bien comprendre que l’extrême-droite s’en prend aux principes mêmes de la démocratie et de la République. C’est donc aussi un combat sur le terrain des valeurs que nous devons donner. Le Front national ne représente pas une alternative au sein de la République, mais une alternative à la démocratie même. Le Front national ne porte pas en lui l’alternance, mais un changement de la nature du régime, ce qui rend insupportable toute faiblesse et toute compromission avec lui.
La banalisation du Front national, de ses leaders et de ses idées est le premier danger. Si l’expérience des années 80 et 90 nous a montré que le combat contre le FN ne peut se résumer à une proclamation, la mise au clair des thèses du FN et l’action sur les causes sociales dont il se nourrit sont les voies à poursuivre impérativement.
Face à l’extrémisme, il convient davantage de démontrer plutôt que de dénoncer. Avec diverses associations aux structures militantes, les socialistes mènent une lutte pour mettre en évidence les affirmations fausses et les incohérences des propos des responsables du FN. Un travail important a été fait, et qui commence à porter ses fruits, afin de souligner la nature réelle du programme social et économique du Front national. Les thèses d’exclusions et de haine de l’extrême-droite vont bien au-delà des étrangers, et frappent en définitive les plus faibles de nos sociétés. Ses propositions économiques révèlent le libéralisme extrême du programme du Front national : suppression du SMIC et du RMI, démantèlement de la sécurité sociale, privatisation des services publics, etc.
Mais la lutte idéologique entre le FN doit nécessairement s’accompagner d’une action efficace sur les causes profondes du phénomène. Le véritable remède à l’influence du FN réside avant tout dans la lutte contre les peurs, dans le combat contre le chômage, dans une politique de désenclavement des quartiers et des banlieues. Si l’on ne veut pas se payer de mots, il faut agir sur les facteurs du malaise social qui favorisent le vote extrême. C’est l’un des axes de la politique que mène le gouvernement. Redonner confiance aux Français dans leur État, dans leur pays et dans leurs élus, c’est faire reculer la misère du vote FN.
Enfin, ce combat, je souhaite que nous ne soyons pas les seuls à le mener. Il concerne tout autant la droite que la gauche. La banalisation des thèmes de l’extrême-droite par une partie de la droite, à des fins électoralistes, est une attitude que nous continuerons de dénoncer sans relâche. L’élection de quatre présidents de région grâce aux voix de responsables départementaux et nationaux du Front national recueille encore dans certains rangs de l’opposition un écho inacceptable. Le mouvement de Charles Millon n’a pas d’autre fonction que de permettre ces passerelles et de valider une stratégie de rapprochement et de connivence. Il faut que chacun prenne ses responsabilités en la matière et choisisse une attitude conforme aux principes défendus par ailleurs.
Question
Nous avons célébré en octobre le 40ème anniversaire de la Constitution de la Ve République. Quel jugement portes-tu sur son bilan ?
François Hollande
Je ne suis pas un dévot de la Cinquième République, même si je n’ai connu qu’elle. La Constitution de 1958 a d’abord le mérite de la durée, valeur rare dans notre histoire constitutionnelle. Elle organise d’une stabilité incontestable des institutions, même si le mode de scrutin y est pour beaucoup. Elle n’interdit pas une relative souplesse, grâce à une lecture plus parlementaire, dans les périodes de cohabitation, que les gaullistes ne l’avaient imaginé, notamment lorsqu’ils ont procédé à la révision constitutionnelle de 1962.
La Ve République a donc fait ses preuves. Mais elle connaît des imperfections. L’article 16 apparaît comme un souvenir qui n’a plus lieu d’être, le recours au référendum a été maîtrisé - mais jusqu’à quand ? -, le parlement est encore trop corseté. Quant à la dissolution, sa récente utilisation devrait en limiter les abus. Au total, la Constitution mérite sûrement des corrections, la plus urgente porte sur la question de la durée du mandat présidentiel qui détermine le reste.
En cette matière, comme en toute autre, les socialistes ne sont pas les gardiens du Temple.