Déclaration de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, sur la mise en place de la défense européenne, Paris, le 2 avril 1996.

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Circonstance : Intervention de M. de Charette, devant l'Institut des Hautes Etudes de Défense nationale (IHEDN) à Paris le 2 avril 1996

Texte intégral

Mon Général,
Mesdames et Messieurs,

Je suis particulièrement heureux d'intervenir aujourd'hui devant la session de l'IHEDN, institution qui fournit une contribution importante à la réflexion sur la sécurité et la défense, et je me félicite de l'occasion qui m'est ainsi donnée de m'exprimer devant vous.

Je souhaiterais évoquer aujourd'hui la question de la défense européenne, et du rôle respectif de l'Union européenne, de l'UEO et de l'OTAN.

La défense européenne suscite beaucoup d'interrogations et, il faut bien le dire, de fausses conceptions : pourquoi ne développe-t-on pas tout de suite une défense commune au sein de l'Union européenne ? La France, en se rapprochant de l'OTAN, a-t-elle renoncé à ses objectifs européens ? cherche-t-elle au contraire à jeter des ferments de division au sein de l'Alliance ? L'UEO a-t-elle encore un rôle ?

Ces questions, qu'elles viennent du débat français ou de nos partenaires étrangers trahissent trop souvent une méconnaissance des données du problème de la sécurité européenne.

Ces données sont au nombre de quatre :

I. – La construction européenne reste inachevée tant qu'elle ne s'étendra pas à la sécurité et à la défense.

La France a, en matière de sécurité, une grande ambition pour l'Europe.

La dynamique de la construction européenne rapproche chaque jour davantage nos pays, dans les domaines politique, économique, social et culturel ; la fin du conflit entre l'Ouest et l'Est et les progrès de la démocratie permettent à présent d'engager résolument l'ouverture à l'Est de toutes les institutions européennes. Ce sont autant d'évolutions majeures qui appellent aujourd'hui un élan nouveau en faveur de la construction d'une Europe de la défense.

C'est la dynamique interne de la construction européenne qui rend nécessaire l'Europe de la Défense. L'Europe se dote d'une politique étrangère et de sécurité commune, et cette politique peut subir, un jour, l'épreuve de la force. Nous ne le souhaitons pas ; nous ne voulons pas davantage anticiper sur un désengagement des États-Unis qui n'est ni probable, ni souhaitable.

L'identité européenne de défense ne se construira pas dans les interstices de l'abstention américaine.

Nous voulons simplement que la politique étrangère de l'Europe soit celle d'une puissance respectée, capable d'agir militairement si cela est un jour nécessaire.

Ce grand dessin doit s'appuyer sur une analyse lucide et sans complaisance de la situation actuelle. L'Europe est loin d'avoir fait ses preuves dans le domaine de la défense. Le paysage institutionnel est complexe. L'esprit de défense est inégalement partagé parmi nos partenaires. Notre approche, pour être réaliste, exige avant tout clarté intellectuelle et pragmatisme.

II. – Les progrès de l'identité européenne de défense sont réels, mais nous laissent encore loin de notre objectif final, une véritable défense européenne.

L'Union européenne a pour objectif, depuis le Traité de Maastricht, de développer une politique étrangère et de sécurité commune, susceptible de déboucher à terme sur une défense commune. L'Union, qui comprend désormais quatre États neutres (Irlande, Autriche, Finlande, Suède), en est restée, depuis Maastricht, à cet objectif à long terme, vers lequel elle n'a pas progressé.

Le Traité prévoit que l'Union européenne peut demander à l'UEO de mettre en œuvre les décisions de l'Union qui ont des implications dans le domaine de la défense : cette disposition n'a à ce jour pas été utilisée.

L'Union de l'Europe occidentale a été ouverte par le Traité de Maastricht aux membres de l'Union européenne, ce qui a conduit la Grèce à en devenir le 10ème membre plein. Le Danemark et l'Irlande, qui n'ont pas fait ce choix, en sont simultanément devenus observateurs, de même que l'Autriche, la Finlande et la Suède lors de leur adhésion à l'Union européenne en 1995. Les membres européens de l'Alliance atlantique (Islande, Norvège et Turquie) ont bénéficié d'un statut d'association qui leur permet de participer pleinement aux activités de l'UEO. Enfin, les pays d'Europe Centrale et Orientale bénéficient également d'un statut d'associés auprès de l'UEO depuis 1994.

L'UEO a aujourd'hui des capacités opérationnelles. Elle ne dispose pas de moyens propres (hormis une cellule de planification aux moyens encore limités). Ses États membres ont prévu de mettre à sa disposition des forces et des états-majors pour la conduite d'opérations pouvant aller de l'intervention humanitaire jusqu'au rétablissement de la paix (missions dites de Petersberg).

Ses principaux moyens sont le Corps européen et son état-major, le groupe aérien franco-britannique et les forces (Eurofor et Euromarfor) mises sur pied par la France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal. Ces forces européennes sont également disponibles pour des opérations de l'Alliance atlantique. Elles bénéficient du soutien de certains organes permanents de l'UEO, dont le Centre d'interprétation des images satellitaires de Torrejon.

III. – L'Alliance atlantique est l'élément central de la défense de l'Europe. Elle doit être rénovée pour s'adapter aux réalités de l'après-guerre froide.

L'Alliance atlantique était jusqu'à la chute du mur de Berlin la seule organisation ayant la mission et les moyens d'assurer la défense collective de l'Europe. Elles disposaient à cette fin de commandements et d'états-majors multinationaux permanents (20 000 personnes), ainsi que de forces susceptibles de leur être affectées par ses États membres selon des niveaux de priorité variables.

Après la fin de la guerre froide, l'OTAN a décidé de ne pas se limiter à sa fonction de défense collective, mais d'être également en mesure de conduire des activités de maintien de la paix hors du territoire de ses membres (missions dites « non-article V » par référence à l'article du Traité de Washington qui contient l'engagement d'assistance mutuelle de ses membres).

Les modalités de fonctionnement d'une Alliance de défense impliquent la solidarité de tous pour leur défense mutuelle. Elles n'étaient pas transposables à des activités de maintien de la paix, conduites hors du champ du Traité, sur la base du volontariat.

Par ailleurs, l'Alliance atlantique devait tenir compte, dans son organisation et son fonctionnement, de la volonté des Européens, exprimée dans le Traité de Maastricht, de progresser sur la voie d'une défense commune.

C'est pourquoi, en janvier 1994, le sommet de Bruxelles a décidé d'adapter les structures pour les actions que les Européens conduiraient en application de leur politique étrangère et de sécurité commune ; il était également prévu de créer des éléments d'État-major à géométrie variable, utilisables par l'OTAN, comme par l'UEO : c'est le concept de Groupes de forces Interarmées multinationales, (GFIM).

Les objectifs du sommet de Bruxelles ne se sont malheureusement pas traduits dans les faits jusqu'à ce que la France prenne l'initiative, à la fin de l'année dernière, de leur donner une impulsion politique nouvelle. J'ai annoncé, le 5 décembre :

– que notre ministre de la Défense pourrait participer régulièrement aux travaux de l'Alliance aux côtés de ses collègues ;
– que la France reprendrait sa place au Comité militaire ainsi qu'aux organes qui en dépendent ;
– qu'elle améliorerait ses relations de travail avec le quartier général allié en Europe.

Ces décisions nous mettent en mesure de participer pleinement aux organes multilatéraux de l'Alliance où siègent des représentants des États, et nous laissent pour l'instant hors de l'organisation militaire proprement dite, c'est-à-dire des Commandements alliés.

Elles manifestent notre disponibilité à participer à part entière à la rénovation de l'Alliance.

IV. – Au-delà des institutions, notre politique de sécurité est fondée sur des solidarités concrètes avec des pays amis et alliés.

Il convient de souligner avec force que les aspects institutionnels de la défense européenne n'ont de sens que s'ils reposent sur des solidarités concrètes qui nous lient à nos partenaires principaux. Parmi eux, je citerai simplement :

Les États-Unis, qui ont réagi très positivement à notre décision de rapprochement avec l'OTAN, et qui sont pour la France un allié et un partenaire essentiel. Nous tenons à la préservation d'un lien transatlantique fort, qui reste indispensable.

L'Allemagne, partenaire privilégié de notre pays dans tous les domaines qui contribuent à la construction européenne. Des consultations approfondies ont lieu avec l'Allemagne, après les annonces que nous avons faites sur les modifications de notre dispositif de défense. Si la France a fait le choix de la professionnalisation de ses armées, cela ne signifie pas qu'elle renonce à assumer sa part de la défense collective en Europe. Au contraire : la rénovation de notre outil de défense nous permettra d'assumer plus efficacement notre responsabilité dans la défense commune ; cela n'interdit en rien le développement de capacités communes de projection de forces, et n'empêche pas l'Allemagne d'être présente dans l'ex-Yougoslavie ; les décisions communes dans le secteur de l'armement (constitution d'une agence franco-allemande ; coopération bilatérale essentielle dans le domaine stratégique du renseignement obtenu à partir de moyens spatiaux) sont porteuses d'espoir pour l'Europe entière.

Le Royaume-Uni est pour nous un autre partenaire essentiel avec lequel nous partageons bien des conceptions en matière de défense ; de multiples initiatives rapprochent depuis quelques années nos forces armées comme nos doctrines militaires, et le Sommet des Chequers, en octobre 1995, a permis au Président Chirac et à M. Major d'affirmer avec force la remarquable proximité de nos intérêts vitaux.

La dimension méditerranéenne de notre sécurité de plus en plus évidente, implique des solidarités particulières avec nos alliés du Sud, en particulier l'Espagne et l'Italie, avec lesquels nous avons décidé la création de forces européennes (Eurofor et Euromorfor) que le Portugal a rejointes.

Il est donc nécessaire d'avoir, pour la défense européenne, des objectifs clairs.

Notre politique de défense européenne s'appuie sur trois éléments : une Union européenne qui, à ce stade, a une compétence virtuelle de défense ; l'UEO, qui a des compétences, mais pas de moyens propres ; l'Alliance atlantique, dont les compétences et les moyens sont encore tournés vers sa mission traditionnelle, et qui ne comporte pas de dimension européenne visible.

Le problème est encore compliqué par le fait que l'Union européenne et l'Alliance atlantique vont s'élargir à de nouveaux membres selon des modalités et à des rythmes qui ne seront pas facile à coordonner.

L'important est, d'abord, d'avoir une vision claire du point d'arrivée ; à long terme, la sécurité de l'Europe reposera sur trois piliers :

Premier pilier : une Union européenne forte et solidaire : forte, car la politique étrangère et de sécurité commune doit être prolongée par une défense commune ; une Union solidaire, ce qui implique à un engagement de défense liant entre eux les membres de l'Union. Notre horizon est donc la coïncidence à terme de l'appartenance à l'Union européenne et à l'UEO, et l'intégration de celle-ci dans les institutions de l'Union.

Cette évolution doit aller de pair avec le développement d'un esprit de défense européen : cela implique au minimum le maintien des capacités d'action militaire et de la base industrielle d'armement des pays de l'Union. Cela se fera autour du développement de coopérations concrètes réunissant les plus déterminés d'entre eux, sur le modèle du Corps européen ou de l'agence franco-allemande pour l'armement.

Deuxième pilier : une Alliance atlantique rénovée et équilibrée : rénover l'Alliance suppose de parvenir à une organisation militaire suffisamment flexible pour satisfaire deux séries d'exigences : la capacité de conduire des missions de défense collective et des opérations non-article V ; la possibilité pour l'OTAN d'agir en tant qu'Alliance, avec les États-Unis, ou de fournir aux Européens les moyens des actions militaires qu'ils estimeraient nécessaires de mener pour les besoins de leur politique étrangère et de sécurité commune.

C'est la logique du « pilier européen » au sein de l'Alliance : elle implique non pas de séparer les Américains et les Européens mais d'identifier, au sein de la structure de l'OTAN, des éléments à double usage, européen et atlantique, pleinement préparés à leur mission dans le cadre de l'Alliance, et disponibles pour les Européens le cas échéant, sans conditions dirimantes.

L'Alliance doit être, en même temps, équilibrée : elle doit pouvoir servir de cadre à une véritable consultation politique entre Européens et Américains sur les affaires de sécurité du continent ; la répartition des responsabilités doit y être mieux assurée et ce, de façon visible.

Troisième pilier : une organisation de sécurité élargie intégrant la Russie est indispensable. Il n'y aura pas de véritable organisation de la sécurité en Europe si celle-ci doit exclure ou aliéner la Russie. Ce problème central est aujourd'hui aggravé par les difficultés internes de la Russie et la perspective de l'élargissement de l'OTAN. Aspiration légitime des pays d'Europe centrale et orientale, qui y voient un symbole de leur appartenance à l'Europe démocratique, l'élargissement de l'OTAN est l'objet d'une appréhension de la part de la Russie, qui y voit, quant à elle, le symbole du recul stratégique subi à la fin de la guerre froide.

La perspective de l'élargissement de l'OTAN représente une chance, en même temps qu'un défi pour l'Union européenne : une chance, car il sera comparativement plus facile de construire une défense européenne commune avec de nouveaux membres si ceux-ci décident d'appartenir à l'Alliance atlantique. Un défi, car cette coïncidence des appartenances, souhaitable à long terme, n'est pas assurée dans l'immédiat : les États-Unis, qui veulent maîtriser le rythme et les limites de l'élargissement de l'OTAN, ne le font pas dépendre de l'élargissement de l'Union européenne.

A cette double question – comment élargir l'OTAN sans aliéner la Russie, ni compliquer l'émergence d'une défense commune dans l'Union européenne – il n'y a pas de réponse facile, mais quelques éléments de réponse :

– les modalités et le calendrier de l'élargissement doivent être conçus d'une manière qui tienne compte des préoccupations essentielles de toutes les parties concernées ;
– l'élargissement doit s'accompagner, de la part de l'Alliance, de mesures manifestant clairement à la Russie qu'elle n'est pas regardée comme une menace, et qu'elle est un partenaire de coopération pour l'OTAN ;
– l'OSCE doit devenir une institution de sécurité à part entière permettant la pleine implication de la Russie dans la sécurité européenne.

Je viens d'évoquer nos grandes ambitions pour le futur. Il convient désormais de dire quelques mots des échéances les plus immédiates ;

La Conférence intergouvernementale et la rénovation de l'Alliance sont, pour la France, deux occasions complémentaires de développer l'identité européenne de défense.

1. La conférence intergouvernementale, qui vient de s'ouvrir à Turin, constitue le premier de ces rendez-vous. Elle nous permettra, j'en suis convaincu, de progresser dans deux directions :
 
Dans le couple UEO-Union européenne, l'impulsion politique doit venir de celle-ci : la compétence du Conseil européen dans la définition de la politique européenne de défense commune doit être affirmée ; l'UEO doit être mise plus effectivement et plus directement au service de l'Union européenne.

L'introduction d'une clause de solidarité politique dans le traité sur l'Union européenne, permettrait de manifester la solidarité croissante unissant les pays membres de l'Union européenne en matière de sécurité. Au-delà de l'attachement de certains de nos partenaires à leur statut de neutralité, l'appartenance à l'Union comporte « de facto » la dimension d'un engagement de sécurité. Cela doit être affirmé.

Ces orientations de principe devront être complétées par une série de mesures de portée plus pratique :

– dans la perspective d'une insertion à terme de l'UEO dans l'Union européenne, le rapprochement de leurs institutions doit être engagé ;
– il convient aussi de renforcer les capacités opérationnelles de l'UEO, afin qu'elle puisse mener efficacement les opérations dont elle pourrait être chargée ;
– enfin, une solution doit être trouvée pour le financement des opérations européennes ; elle devra refléter l'engagement solidaire de nos pays, au service de leur sécurité commune.

2. Mais pour la France, la sécurité européenne s'inscrit aussi et naturellement dans le cadre transatlantique : notre ambition en faveur d'une politique européenne de sécurité et de défense est inséparable de notre volonté de rénover l'Alliance Atlantique.

C'est dans cette perspective européenne que doit se comprendre notre rapprochement avec l'OTAN.

L'Alliance demeure, pour la France comme pour tous ses alliés, une garantie indispensable pour l'équilibre et la sécurité de l'Europe. Depuis près de cinquante ans, cette institution, qui incarne le lien transatlantique, a fait la preuve de sa valeur politique et militaire. Nous souhaitons donc préserver l'engagement des États-Unis en Europe, manifesté par le maintien de la présence militaire américaine sur notre continent.

Pour jouer pleinement ce rôle irremplaçable, l'Alliance doit aujourd'hui se tourner vers l'avenir et rénover ses structures pour les adapter à la nouvelle donne stratégique.

Pour la France, l'objectif essentiel de cette entreprise est l'affirmation au sein de l'Alliance d'une identité européenne crédible sur le plan opérationnel et visible sur le plan politique. Je le répète, ce dessein est dans l'intérêt de tous : dans l'intérêt des Européens, qui doivent désormais pouvoir mener, avec les moyens de l'Alliance, des opérations sous leur propre responsabilité ; mais aussi dans l'intérêt de notre allié américain, qui ne souhaitera peut-être pas, à l'avenir, être systématiquement sollicité pour de telles opérations que les Européens ne peuvent aujourd'hui réaliser seuls.

La session ministérielle de Berlin, au début du mois de juin prochain, devrait permettre de progresser dans cette voie : les conditions d'un accord sur les GFIM, qui permettront aux Européens d'utiliser sous leur responsabilité les moyens et capacités de l'Alliance, sont réunies. Au-delà, il est essentiel qu'un accord soit trouvé sur les principes et les orientations d'une réforme plus globale des structures de l'Alliance.

Qu'on ne se méprenne donc pas sur le sens de notre rapprochement avec l'OTAN. Nous entendons que celle-ci soit transformée ; qu'au sein de ses structures militaires, soient identifiés des éléments cohérents de commandement et d'État-major qui pourront être utilisés pour des opérations européennes ; que ces éléments permettent à l'identité européenne de se développer dans le respect de la solidarité atlantique.

Il n'y a pas de réintégration honteuse de la France dans les structures intégrées. Il y a, de sa part, volonté de prendre toute sa place dans l'entreprise de rénovation de l'Alliance. Sa participation aux nouvelles structures est une question ouverte. Elle sera fonction de la place que ces structures feront à l'identité européenne de défense.

La dynamique créée par notre décision du 5 décembre et par la visite du Président de la République aux États-Unis doit être prolongée à Berlin : des orientations précises et ambitieuses pour la rénovation de l'OTAN doivent y être données, avec pour objectif des résultats substantiels à la fin de l'année à Bruxelles. Nous savons que la tâche ne sera pas facile. C'est pourquoi Berlin doit être un succès, faute de quoi nous serions passés à côté d'une grande occasion.

Ainsi seront progressivement créées les conditions d'un nouveau partenariat transatlantique, fondé sur une coopération politique renforcée et un meilleur partage des responsabilités entre Européens et Américains. Telle est en effet à nos yeux la meilleure façon de pérenniser le lien transatlantique dans le monde de l'après-guerre froide.

Voilà pour les échéances immédiates, même si l'insertion de la Russie dans l'architecture européenne de sécurité et le renforcement de l'OSCE restent également des priorités importantes pour la France.

L'important, à chacune de ces étapes, est de ne pas perdre de vue la vision à long terme. Celle de la France est une Europe forte et solidaire, une Alliance atlantique rénovée et équilibrée, un cadre européen de sécurité qui n'exclue personne et fasse sa juste place à la Russie, comme aux aspirations des pays d'Europe centrale et orientale.

Ce programme est ambitieux, d'autant qu'il se conjugue avec des défis nationaux en matière d'adaptation de notre propre outil de défense. La France cherche à apporter à l'Europe, dans le domaine de la défense, une vision globale. Elle doit aussi accompagner cette ambition par une lucidité intellectuelle et du pragmatisme. La France a fait, vis-à-vis de l'OTAN, des gestes importants, au nom de sa vision de la construction européenne et de la solidarité transatlantique. Elle attend de ses alliés et partenaires une égale disposition d'esprit et une ambition identique.


Propos du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, au cours du débat à l'IHEDN, à Paris, le 2 avril 1996

Q. : Monsieur le Ministre, dans votre intervention vous avez évoqué un dialogue avec nos partenaires allemands après les dispositions prises par le Président de la République en matière de réforme de l'outil de défense. J'avais cru comprendre, dans d'autres cercles, que ce dialogue avait eu lieu avant. Est-ce après ou est-ce avant, et est-ce que nous sommes en difficulté avec les Allemands de ce point de vue-là ?

R. : Je ne crois pas avoir dit tout à fait cela. J'ai dit que nous avions le dialogue très étroit avec nos partenaires allemands avant, pendant et après. Je ne crois pas qu'il y ait de difficultés majeures avec nos partenaires allemands. Quels sont les sujets que nous avons en discussion avec nos partenaires allemands ? Nous avons tout ce qui touche ces sujets que je viens d'évoquer, c'est-à-dire l'émergence de l'identité européenne de défense, cela concerne les modifications à apporter au Traité de l'Union européenne dans le cadre de la Conférence intergouvernementale, cela concerne la rénovation de l'Alliance Atlantique, et bien entendu ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons avec eux, avec d'autres mais nous travaillons en bilatéral avec nos partenaires allemands. Alors maintenant, le deuxième ensemble de questions, ce sont les décisions que la France a prises concernant la modernisation et la transformation de son outil de défense. Ce sont des décisions souveraines et naturellement cela signifie aussi que quand on prend des décisions de cette importance, on puisse en parler avec un partenaire qui nous est aussi proche que le partenaire allemand. C'est ce que nous avons fait.

J'ai lu dans la presse allemande des propos divers. Il est possible qu'il y ait encore certaines zones d'incompréhension, mais franchement pour l'essentiel, je crois que nous avons avec nos amis allemands, en matière de coopération de défense, beaucoup de chose en commun et nous avons pris au dernier sommet franco-allemand des décisions très intéressantes, par exemple dans le domaine satellitaire.

Voilà, je ne nie pas qu'il puisse y avoir une certaine nécessité d'explication, de dialogue. Qu'il faille dans ce domaine aller loin, cela me paraît très utile et en même temps je crois que la France fait bien d'adapter son outil de défense, de le moderniser, de le configurer, si j'ose employer ce vocable à la mode, d'une façon qui soit mieux adaptée aux échéances de demain.

Nous en parlions avec nos amis allemands et, je le répète, je ne crois pas qu'il y ait des sujets de confrontation entre nous. Je peux vous dire que le dialogue est très approfondi, à tous les niveaux, y compris aux niveaux les plus élevés.

Q. : Comment appréciez-vous l'éventualité d'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne ?

R. : La Turquie le souhaite, elle l'a déjà exprimé à de nombreuses reprises. Je crois qu'il ne faut pas fermer la porte. Il n'y a pas de raison de dire « non » a priori. D'abord, ce n'est pas une attitude très positive, ni très amicale et je ne vois pas de raison de le faire, d'autant que la Turquie est un partenaire très important auquel la France attache une très réelle signification. Partenaire à tous égards : partenaire du dialogue politique, partenaire économique également – vous savez que la présence française en Turquie s'est beaucoup développée – et partenaire de sécurité parce que, vous le savez très bien, la Turquie occupe une place stratégique dans le domaine de la sécurité. C'est une grande nation, c'est déjà une puissance, ce le sera demain plus encore. Mais, je crois qu'en même temps il ne faut pas bousculer les échéances. Nous venons de signer un traité d'union douanière avec la Turquie. Il faut commencer par l'appliquer, il ne faut pas que dès que l'encre est à peine sèche on dise que l'on va regarder encore autre chose. Commençons par appliquer ce traité d'Union douanière et levons au passage les difficultés qui peuvent venir des relations complexes entre l'un des membres de l'Union, la Grèce pour ne pas la nommer, et son voisin turc.

D'une manière générale je voudrais vous livrer quelques réflexions sur la question de l'élargissement de l'Union européenne. La Turquie ne figure pas dans la liste des douze pays d'Europe centrale et orientale qui ont cette perspective déjà acceptée par l'Union européenne de leur adhésion à l'Union. Douze c'est beaucoup. Cet élargissement, comme vous le savez, a été prévu selon un calendrier dont au moins le premier élément a été posé, puisqu'à Madrid les Chefs d'État et de gouvernement ont décidé que tous ces pays seraient placés sur la même ligne de départ, c'est-à-dire que six mois après l'achèvement de la conférence intergouvernementale la Commission aura la charge de présenter aux États membres une analyse de la situation de chacun de ces pays. Ensuite, en fonction de cette analyse nous constaterons que certains pays sont plus prêts que d'autres, et que par conséquent la négociation peut s'engager alors qu'avec d'autres, la situation interne ne le permet pas. La France est très attachée à faire que du point de vue de l'Union européenne, il n'y ait pas de distinction qui soit faite, de notre part. Nous sommes favorables à l'arrivée de ces nouveaux États membres virtuels. Ce n'est pas nous qui faisons des différences. Nous, nous ne marquons pas de préférence en disant : certains pays auraient une sorte de privilège, auraient le droit d'entrer aujourd'hui dans l'Union et d'autres non. Nous souhaitons qu'ils soient placés sur la même ligne de départ et nous l'avons obtenu au sommet de Madrid.

Il est vrai que la situation propre de ces pays, c'est-à-dire les transformations qu'ils ont eux-mêmes organisées, leur état de préparation à l'entrée dans l'Union sera variable, forcément, et donc se fera dans un deuxième temps un calendrier qui s'imposera à nous. Mais il ne s'imposera pas parce que nous aurions marqué des préférences. L'état de préparation de ces pays ne sera pas nécessairement le même, mais chacun a les mêmes chances. C'est, si j'ose dire, le principe de l'égalité des chances pour les pays d'Europe centrale et orientale en vue de leur entrée dans l'Union européenne. J'insiste beaucoup sur ce point, parce qu'il me paraît tout à fait essentiel.

Je voudrais en évoquer un autre : entrer dans l'Union européenne, cela veut dire que l'on n'entre pas simplement dans un accord de libre-échange, ce n'est pas un accord de libre échange. On n'entre pas simplement dans une union économique, entrer dans une union économique, cela veut dire que l'on est prêt à affronter toutes les exigences de cette union économique. On entre aussi dans une union politique. Cela veut dire par conséquent que l'on participe pleinement à une collectivité de nations qui ont décidé de partager un projet politique qui a l'ambition de prendre, jour après jour, une dimension croissante. Donc, apprécier l'état de préparation des pays candidats supposera de regarder avec soin l'état de préparation de chacun d'entre eux sous ces différents aspects. Est-ce que le dispositif économique met tel ou tel de ces pays en état de se trouver à l'aise dans l'Union européenne ? Est-ce que l'organisation politique, les progrès vers la démocratique, les mettent irréversiblement, le mot est essentiel, dans l'état de préparation qui convient pour entrer dans cette union de projet politique partagé, de destin partagé ? Il ne s'agit pas de lever des difficultés pour le plaisir de les lever. Il s'agit au contraire d'avoir vis-à-vis de ces peuples une démarche chaleureuse, amicale et sincère. Voilà dans quel cadre se situent les choses.

Pour en revenir à la Turquie, je répète que nous ne fermerons aucune porte. Nous avons plutôt tendance à les ouvrir qu'à les fermer, mais pour l'instant nous avons le traité d'union douanière et je souhaite que l'on fasse d'abord l'expérience de son application.

Q. : Ne croyez-vous pas que la double exigence, à la fois celle de préserver les intérêts de la Russie, en tout cas de ménager ses craintes, et celle d'élargir l'Union européenne et l'OTAN ne redonne un bel avenir à la neutralité, au neutralisme, en ce sens que la Russie pourrait accepter qu'un certain nombre de pays intègrent l'Union européenne tout en restant en marge de l'OTAN ?

R. : Oui, c'est bien possible cela. Vous avez raison d'essayer de creuser cette question de l'élargissement parce que c'est sans doute l'une des plus difficiles que nous ayons devant nous, encore que les autres ne soient pas simples.

Il y a celle de la rénovation de l'Alliance, qui nous paraît première dans le calendrier. L'année 1996 sera consacrée à la rénovation. Naturellement si nous avons terminé dans l'année 1996 comme cela est possible, ce n'est pas assuré mais c'est possible, cet exercice de la rénovation, il est plus facile ensuite d'engager celui de l'élargissement.

Cette affaire de l'élargissement est évidemment une affaire complexe parce que, comme je le disais tout à l'heure, vous avez d'abord des pays dont il faut bien comprendre qu'au fond, ayant été libérés du joug de l'idéologie et de l'occupation étrangères, ils ont quelques aspirations très simples : participer à notre prospérité et à notre sécurité 50 ans après, je dirais que c'est vraiment leur droit le plus strict et si nous avions l'indifférence qui nous conduirait à les tenir à distance, nous commettrions une erreur historique.

Nous avons devant nous la possibilité, le grand chantier je crois de l'unité du continent européen. C'est la première fois dans l'histoire européenne que ce continent, qui est plus fertile en divisions qu'en signes d'unité, pourra réaliser son unité par la voie pacifique, c'est un événement qui est susceptible d'être historique s'il se réalise comme je le crois.

En même temps, on peut le dire puisque les dirigeant russes le disent publiquement et parfois vigoureusement – le Secrétaire général de l'Alliance atlantique en a fait l'expérience il y a quelques semaines, il est venu me raconter sa conversation avec Eltsine, qui était roborative – les Russes considèrent ou font mine de considérer que l'élargissement de l'Alliance est une sorte de « non possumus ». Alors comment concilier l'un et l'autre ? Je répète que comme toujours dans la vie, il faut tenir ferme sur les principes et ensuite rechercher comment, dans le respect de ces principes, on peut répondre aux préoccupations, aux inquiétudes, aux attentes que les autres expriment. Je pense qu'être ferme sur les principes cela veut dire que ces pays ont le droit de réclamer les garanties de sécurité dont ils ont besoin, et que ces 50 années passées leurs confèrent ce droit et nous confèrent cette obligation. La démarche normale est donc celle de l'élargissement, selon des modalités, un calendrier qu'il nous faut examiner et qui n'est pas aujourd'hui clarifié. Mais en même temps, je crois que nous ferions une très grave erreur, je serais tenté de dire une erreur stratégique, si nous avions à l'esprit d'être indifférents aux questions posées par la Russie, comme si elle n'avait pas voix à être écoutée, alors que les questions qu'elle pose sont des questions auxquelles nous ne pouvons pas rester indifférents. L'intérêt de l'Europe n'est pas de placer la Russie dans un coin. Nous avons intérêt à écouter ce qu'elle dit, à être attentif, à rechercher des réponses qui ne sont peut-être pas celles qu'annoncent les Russes. Ils disent non à l'élargissement. Je ne crois pas que ce soit la bonne réponse, mais ils posent des questions, ils font part de leurs inquiétudes et de leurs préoccupations. Nous devons avoir l'aptitude à considérer que la Russie n'est pas l'Union soviétique d'hier, du temps de la guerre froide, désignée comme la menace pour l'Europe de l'Ouest. J'espère que la Russie de demain, démocratique, ayant adopté l'économie de marché, ayant retrouvé la stabilité, j'espère que cette Russie-là sera pour nous un partenaire. Eh bien, c'est le partenaire sur lequel il faut travailler. Déjà des idées ont été développés à ce sujet – on ne va pas ici entrer plus avant – il faut creuser ces idées, faire preuve d'imagination et de créativité afin de pouvoir répondre à cette demande qui nous est exprimée par la Russie : faire en sorte que la Russie de demain, telle que je la rêve, démocratique, ayant adopté l'économie de marché, connaissant à nouveau une phase de croissance, puisque participer comme partenaire à une architecture de sécurité et de paix en Europe. Je crois que des possibilités existent et par conséquent, sur ce sujet, je suis optimiste et l'avenir répondra mieux encore à vos questions.

Q. : Vous n'avez pas parlé du nucléaire. Quel est votre sentiment quant à l'adaptation de notre système de dissuasion à une défense européenne dans le cadre d'une relation transatlantique rénovée ?

R. : Non, je n'ai pas parlé du nucléaire, je ne peux pas parler de tout. J'ai choisi un sujet qui est celui de l'architecture européenne de défense, mais bien entendu la question que vous posez, elle est dans le paysage. Je voudrais faire une observation avant de répondre à votre question : nous sommes à un moment formidablement novateur, enfin si nous le voulons bien. Nous avons pour la première fois depuis très longtemps, depuis 50 ans sans doute l'opportunité de transformations profondes et l'obligation d'ailleurs de transformations profondes aussi bien en ce qui concerne l'outil militaire national que l'organisation européenne de la défense, l'architecture européenne de sécurité. Donc, c'est vraiment un moment formidable pur vous qui avez passé quelques mois à réfléchir sur ces problèmes de défense. Je crois que pour vous, c'est le moment, vous avez choisi la bonne session de l'IHEDN, mais pour les responsables politiques, c'est aussi un  moment tout à fait déterminant et stratégiquement. Puissions nous les uns et les autres ne pas manquer ce moment essentiel.

Parmi ces questions, il y a en effet, en dehors de celles que j'ai évoquées, celles sur lesquelles vous m'interrogez.

Comme vous le savez, la France a pris des décisions qui intéressent sa dissuasion, non pas dans ses principes ou dans ses concepts, mais dans son organisation pratique. Ce sont des décisions très importantes évidemment.

Ensuite, il y a la question de savoir si la dissuasion française est susceptible ou non de contribuer à la sécurité, non seulement de la France mais de ses partenaires et voisins. Cette question a été ouverte par le Premier ministre comme une proposition, cette proposition reste sur la table. Je crois que pour l'instant, le débat s'organise sur des sujets préalables, mais il est évident que, je le répète, cette proposition reste sur la table et qu'elle ne manquera pas de venir à l'ordre du jour des débats, des travaux, des projets entre Européens, et entre Européens et Américains.

Q. : Nous avions beaucoup de convergences avec la Grande Bretagne…

R. : En matière de défense, oui.

Q. : En matière de défense, mais nous savons tous que, dans d'autres domaines, il y a aussi des divergences et en particulier, on a vu des positions assez dures du Royaume-Uni ces derniers temps, juste avant le début de la Conférence intergouvernementale. Comment pensez-vous que cette situation peut évoluer ?

R. : Il est vrai que les analyses et les points de vue de la Grande Bretagne au départ de la Conférence intergouvernementale sont assez éloignés des positions françaises. Cela n'est d'ailleurs pas une surprise. Je crois que l'on peut dire que nos amis britanniques sont une conception de l'Europe qui est la leur, qu'ils ont toujours défendue. Force est bien de le connaître, ils n'ont pas beaucoup varié sur le sujet : vaste zone de libre échange, un système de concertation entre les gouvernements et le moins possible de « communautarisation » des décisions et des moyens. Les Britanniques sont cohérents avec eux-mêmes. Il est vrai que cette conception n'est pas la nôtre et donc qu'il y aura, au cours des années qui viennent, des conséquences qui s'imposeront sans doute. Il est possible que les Britanniques évoluent, je ne veux pas renoncer à cette perspective. Soit qu'ils évoluent politiquement, soit que leur conception en matière européenne évolue. Nous avons été habitués à voir que les Britanniques avaient, au fond et c'est comme ça depuis les années 1950, une attitude généralement hostile à ce que Français et Allemands faisaient en matière européenne pour finir avec un délai variable de quelques années ou de dix ans par s'y rallier, nécessité faisant loi ou bien en s'adaptant à des situations nouvelles, ou tenant compte de ce que leurs critiques ou inquiétudes initiales n'étaient pas fondées.

Je reste convaincu que cela sera toujours la démarche britannique. Ils laissent planer un doute plutôt négatif dans leur participation à l'Union économique et monétaire dans sa troisième phase. Je crois très possible, sinon probable que lorsque la monnaie unique aura été organisée et mise en œuvre à compter du mois de janvier 1999, viendra le jour où les Britanniques constateront que, tout compte fait, ils ont plus d'intérêts à être dedans que dehors.

Cela peut être ainsi pour de nombreux sujets, mais il est vrai que dans le cadre de la conférence intergouvernementale, il y aura certainement la confrontation de philosophies différentes. Ceci dit, ne vous focalisez pas sur les Britanniques ! Ils ne sont pas les seules à avoir des philosophies assez différentes des nôtres. Je crois que lorsque l'on a procédé aux divers élargissements de l'Union, on ne s'est pas aperçu que l'on modifiait progressivement le fond du débat. Depuis le lendemain de la guerre, nous poursuivons en Europe un projet simple qui est un projet d'intégration progressive des États de l'Europe de l'ouest. Puis, nous avons élargi le système à la Grande-Bretagne, ensuite à quelques autres États, et nous sommes maintenant quinze. Progressivement, on s'aperçoit que le projet d'élargissement de l'Union européenne n'est pas nécessairement compatible avec le projet d'intégration qui est la base du projet européen. Ces deux projets-là n'en étaient qu'un seul, nous pensions pouvoir faire les deux ensemble. Progressivement, on s'aperçoit et on va s'apercevoir plus encore qu'il s'agit de deux projets distincts.

Le projet d'élargissement, c'est un projet formidable, d'une réelle ampleur, auquel il nous faut donner corps et auquel la France doit s'intéresser comme projet majeur. Je souhaite que, dans le même temps, elle m'abandonne pas son projet d'intégration. Et vous verrez qu'au fil des temps apparaîtra la nécessité que, dans le cadre de cette Europe assurant son unité progressive, s'affirme le destin commun, la volonté commune d'aller plus loin d'un certain nombre d'État européens parmi lesquels, en effet, il y aura évidemment la France, l'Allemagne et quelques autres.

Ainsi s'organisera une Europe dans laquelle, d'une part, la collectivité des peuples et des nations aura organisé son unité, et en laquelle quelques uns, comme ils l'ont fait depuis 50 ans, continueront à précéder le mouvement, à anticiper la démarche des autres, à aller plus loin et à poursuivre le projet qu'ils ont lancé il y a maintenant un demi-siècle.

Q. : On voit apparaître de plus en plus des menaces non militaires qui sont liées au développement des mafias et des terrorismes. Ce sont des forces qui réagissent à des raisonnements irrationnels. Comment voyez-vous réagir des gouvernements qui, eux, utilisent des moyens rationnels ? Comment voyez-vous cette lutte un peu inégale ?

R. : Vous savez, ce n'est pas un fait nouveau. Ce qui est vrai, c'est que ce n'est pas un phénomène facile à maîtriser. Des moyens existent, les services dont c'est la tâche travaillent sur ce sujet avec certainement une grande efficacité. Nous devons de ce point de vue à la fois adapter nos moyens, accroître la coopération internationale et, en même temps, consolider la force collective de nos pays. Pour beaucoup, ces menaces dont vous parlez sont destinées à déstabiliser la capacité d'action, la capacité de résistance, la capacité de faire face des nations modernes soumises à la pression médiatique et à une sorte de fragilité nouvelle des sociétés. C'est cela l'enjeu. On a un exemple très pratique : à la conférence de Charm el-Cheick, les chefs d'État et de gouvernement, à la suite des tragédies que vous connaissez en Israël, ont décidé de travailler en commun. Puissent-ils le faire activement et efficacement ! Je répète qu'il faut que nos sociétés soient capables de marquer leur capacité de résistance, ce que, je dois dire, elles font finalement. Quand j'observe la société française, je vois qu'elle exprime, face à ces drames quand ils surviennent, une assez remarquable capacité de résistance.

Je ne crois pas que la lutte soit si inégale que vous voulez bien le dire même si, cas par cas, en effet, c'est difficile de résister à des menaces souterraines comme celles que vous évoquez. Sur le long terme, j'observe plutôt la capacité de résistance de nos sociétés.

Q. : A la fin de l'année, il y a en Bosnie-Herzégovine une échéance très importante. Sans préjuger de la situation qui prévaudra à ce moment-là, si nous devons nous maintenir, que faire avec les GFIM, ou sans les GFIM ? Pouvez-vous nous éclairer sur notre politique à l'égard de ce défi ?

R. : C'est très simple, Monsieur. Nous sommes arrivés ensemble, dans le cadre de l'Alliance atlantique pour la mise en œuvre des accords signés à Paris. Nous déciderons ensemble, au sein du Conseil atlantique, si nous devons rester ou pas, combien de temps, et nous exécuterons ces décisions ensemble. En d'autres termes, il n'y a pas d'hypothèses, pas pour la France en tout cas, dans laquelle une partie du dispositif, le dispositif américain, déciderait de se retirer et où les autres resteraient. C'est une décision que nous prendrons collectivement. L'IFOR a un mandat d'un an, ce mandat s'achèvera à la date prévue. S'il doit être prolongé, il appartiendra aux membres de l'Alliance d'en délibérer et d'en décider. Mais il n'y aura pas d'action séparée des uns ou des autres.

C'est d'ailleurs pourquoi nous avons dit à Moscou, à l'occasion de la réunion du Groupe de contact dont le ministre des Affaires étrangères russe, M. Primakov, avait pris l'initiative, nous avons mis en garde – je dois dire les cinq membres du Groupe de contact – très clairement, que les parties bosniaque, croate et serbe devaient bien mesurer qu'elles étaient désormais en face de leurs responsabilités, que leur avenir était entre leurs mains. Nous avons mis, avec conviction, un dispositif militaire important pour les aider à franchir toute cette période de transition. Nous sommes prêts à continuer à développer le processus civil, les aider à organiser des élections, à mettre en place des institutions communes prévues par le traité de Paris, nous sommes prêts à faire un effort réel pour les aider à reconstruire leur pays, mais les responsabilités sont désormais les leurs. Elles ne peuvent pas penser que la communauté internationale va s'installer pour la fin des temps en Bosnie-Herzégovine. Et donc, le temps de la responsabilité est venu. Nous maintenons notre disponibilité, nous maintenons notre effort militaire pendant le calendrier prévu, nous maintenons notre capacité à agir pour la reconstruction de ce pays. C'est d'ailleurs l'Union européenne qui fera une fois de plus l'effort le plus important. Elle l'accepte volontiers, mais maintenant il faut que les parties en présence prennent à bras le corps la question qui leur est posée qui est de savoir si et comment elles veulent vraiment vivre ensemble pour passer de la guerre à la paix.

Q. : Vous avez décidé de développer des relations nouvelles avec la Russie. Le problème de la sécurité avec les pays du sud de la Méditerranée constitue également un chantier. Quel objectif peut-on fixer ou quelle voie imaginez-vous pour travailler sur ce chantier ?

R. : C'est un point sur lequel en effet, nous avons déjà travaillé et déjà fait des propositions précises à la conférence de Barcelone. Cette conférence qui a réuni les pays de l'Union européenne et les pays du pourtour méditerranéen était une initiative française. Elle s'est tenue à Barcelone parce que cette initiative s'est concrétisée sous la présidence espagnole. A Barcelone d'ailleurs, ce sont les Espagnols et les Français qui, en partenariat très étroit, ont trouvé l'issue et ont travaillé, je crois, de façon très utile ensemble. Cette conférence s'inscrit dans la perspective de l'après-paix au Proche-Orient. Naturellement, les événements du moment laissent à penser que ce n'est peut-être pas pour tout de suite. Je crois quand même que l'on peut jeter un regard positif sur le processus de paix qui, je l'espère, reprendra rapidement et se poursuivra comme il a franchi les étapes passées. Nous regardons la Méditerranée de demain, nous cherchons, c'était l'objectif de la conférence de Barcelone, à ce que les Européens apportent un concours déterminant à faire en sorte que la Méditerranée soit une zone de paix, de prospérité et de dialogue. C'est pourquoi à la conférence de Barcelone, nous étions très heureux que l'ensemble des pays du pourtour méditerranéen soient présents. C'est très important. Nous étions très attentifs à ce que nous traitions les trois volets qui sont indispensables : le volet sécurité, le volet développement économique et le volet dialogue culturel.

Dans le domaine de la sécurité, la France a proposé, et ce concept a été adopté, l'idée d'un pacte de stabilité en Méditerranée, à l'instar de ce qui a été fait en Europe et qui permettrait de résoudre les conflits de demain, soit de les prévenir, soit de les résoudre par la voie pacifique, de sorte qu'entre les peuples de la Méditerranée, nous créions durablement des liens positifs. Ce projet de pacte de sécurité est désormais l'on des trois volets de la mise en œuvre de la conférence de Barcelone. Des premières réunions ont commencé à se tenir. Il y aura en 1997 la prochaine conférence dont la France a proposé qu'elle se tienne au niveau des chefs d'État et de gouvernement. Le lieu n'en a pas été fixé. J'espère que ce sera un moment décisif pour faire prendre corps à cette idée de pacte de stabilité en Méditerranée. C'est un élément très important, susceptible de garantir pour l'avenir que la Méditerranée soit non plus le champ clos de tant de conflits et de divisions, elle l'a été très souvent dans l'histoire, mais un lieu où les différends se règlent pacifiquement.

C'est, n'en doutez pas, un des aspects importants de la politique étrangère de la France.

Q. : Vous nous avez parlé du souhait de la France de voir émerger un pilier européen dans l'OTAN, qui permettrait à l'Union européenne de conduire seule une opération militaire en Europe dans le cas où les Américains ne souhaiteraient pas intervenir…

R. : Je n'ai pas dit où. Vous avez dit « en Europe ». Ce n'est pas nécessairement cela. Cela permettrait d'agir entre Européens, s'ils le souhaitent et si les Américains ne souhaitaient pas le faire.

Q. : Vous avez dit également qu'on souhaitait voir l'UEO ?

R. : On ne peut pas aujourd'hui répondre dans le détail à une question comme la vôtre qui est une question technique. Ce n'est pas le moment de le faire car il faut garder à l'esprit que nous sommes dans une phase de débat et de réflexion et que la France n'a pas l'intention d'imposer des solutions toutes faites ou de tenter d'imposer des solutions toutes faites à ses partenaires. Elle est ouverte à la réflexion. Ce que nous avons dit, ce que j'ai d'ailleurs indiqué tout à l'heure devant vous, c'est que l'Union européenne devrait être le lieu où s'exprime la volonté européenne en matière de défense. C'est pourquoi je vous ai parlé d'un rapprochement entre l'Union européenne et l'UEO, qu'ensuite, dans la phase actuelle, l'UEO devrait être le lieu où s'organisent les capacités opérationnelles détachées par hypothèse de l'OTAN pour telle intervention militaire que les Européens auraient décidé. C'est cela le dispositif. Ceci dit, il faut rester très ouverts, ne serait-ce que parce que ceux de nos partenaires qui sont disponibles vraiment pour la rénovation, c'est l'immense majorité, peuvent avoir des vues différentes les uns des autres. Moi, je vous ai parlé de rapprocher l'Union européenne de l'UEO. Ce ne sont pas du tout les vues britanniques. C'est pour cela que je préférerais que dans cette période, on laisse un peu de souplesse dans les analyses techniques que l'on peut faire.

Je crois que l'on ne peut pas commencer une discussion si l'on arrive avec son projet tout armé et non modifiable. Vous êtes sûrs de vous heurter à beaucoup de difficultés. Nous avons indiqué la ligne, j'ai exposé devant vous quel était l'objectif, laissons maintenant aux discussions le soin de préciser les modalités.

Q. : L'IHEDN se rend prochainement en voyage d'études en Indonésie et en Malaisie. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur la politique française à l'égard de ces pays et, plus généralement, du sud-est asiatique ?

R. : Nous ne sommes pas assez attentifs à l'Asie. Nous devons tourner nos regards vers l'Asie, ce monde de deux milliards d'habitants en pleine transformation, en plein bouleversement, qui se jette sur le progrès avec un appétit féroce. Et en face de cela, les Européens qui, malgré toutes leurs difficultés, ont somme toute par rapport au continent asiatique plus de confort et de facilités, ne marquent pas le même tempo. Vous allez en Asie. Vous allez voir des pays dont la croissance moyenne est de 8 % au moins. Cela dure depuis des années et leurs dynamisme est absolument formidable. J'ai reçu il y a sept ou huit mois le Premier ministre de Singapour. C'est un monsieur d'un certain âge, mais il est d'une vitalité formidable. Il est venu me voir et m'a dit : « Vous êtes intelligents, vous avez de la technologie, vous êtes créatifs, vous êtes capables mais, a-t-il ajouté, vous ne prenez pas les bonnes décisions. Tant que vous ne les aurez pas prises, cela ira mal ». Que peut-on dire de plus sage que cela ?

Vers ces pays-là, nous devons nous tourner avec détermination et résolution. Il y a quelques mois, j'ai reçu dans ma commune les ambassadeurs du monde asiatique, que j'avais invités à dîner sous la tente à l'occasion d'un événement musical intéressant l'Asie qui se passait à Saint-Florent. En les accueillant, j'ai dit à ces ambassadeurs : « Les gens qui vivent dans cette commune et dans cette région, vous leur faites peur ». C'est un fait : les Français regardent l'Asie plutôt avec l'inquiétude qu'avec de l'espoir. Je crois qu'il faut regarder ce monde en plein bouillonnement, en plein développement, comme un espace formidable pour le développement de la France, l'accroissement de son influence, mais aussi et surtout pour la défense et la promotion des emplois français en France. Encore faut-il y aller ! Notre présence économique est en moyenne en Asie de 1,8 %. Voilà notre part de marché. Je vais vous dire cruellement les choses : quand on fait 1,8 % de part de marché d'un pays, on ne compte pas. Notre part de marché dans le monde, c'est 6 %. Il faut donc tripler notre présence économique en Asie au moins, ne serait-ce que pour être dans la moyenne française à l'étranger. Tripler. Nos entreprises, nos diplomates, nos militaires, tous ceux qui ont quelque chose à faire et une responsabilité doivent y aller. Quand vous irez à Kuala Lumpur, vous verrez les deux plus grandes tours du monde. Il y a quinze ans, les 25 plus hauts gratte-ciel du monde étaient aux États-Unis. Aujourd'hui treize sont en Asie. Plus de la moitié, c'est un symbole anecdotique sans doute, un symbole très fort, une réalité. Puisque vous vous intéressez certainement aux questions d'armement, vous me direz que notre présence dans ce domaine est très insuffisante, je presse tous les responsables chargés d'armement d'aller là-bas, où il y a des marchés et où nous ne sommes pas particulièrement attendus, car l'Asie ne nous attend pas, n'en doutez pas, elle ne nous rejette pas mais elle peut vivre sans nous. Nous ne sommes pas assez combatifs. Ce sont des pays dans lesquels l'armement français a toutes les raisons de prendre sa place, il doit prendre sa place. Enfin, n'oubliez pas que vous allez voir, en allant là-bas, de vieilles civilisations, très vieilles, avec lesquelles l'Europe a eu au fond, dans l'histoire, assez peu de contacts. Les quelques contacts ont été fondés sur l'idée de la supériorité européenne, c'est-à-dire un acte de colonisateur. Vous avez affaire à de vieilles civilisations dont quelques unes sont plus anciennes que la nôtre. Tout cela doit nous rappeler à la modestie, à la recherche du dialogue des cultures, à l'ambition de développer la France sur les chantiers nouveaux du monde où il y a des espoirs et des possibilités formidables.

J'aimerai vraiment que, non seulement l'élite française se tourne vers l'Asie avec plus de détermination, mais je voudrais aussi que la jeunesse française ait des possibilités pour y aller et pour voir. Je souhaiterai beaucoup que, dans nos perspectives d'évolution du service national, à propos duquel un débat est engagé, il y ait la possibilité ouverte à davantage de jeunes de chaque classe d'âge d'aller voir, découvrir, et mesurer tout ce champ immense de possibilités qui nous est offert. Je le crois immense et passionnant, pourvu que l'on ait l'esprit de conquête, de découverte, de monde lointain qui ne demande qu'une seule chose ; c'est à établir avec l'Europe un partenariat qui a commencé à Bangkok avec la réunion des chefs d'État et de gouvernement. Il faut que nous ayons envie de partir dans ce mouvement, non pas en traînant les pieds, non pas en ayant peur, mais en ayant au contraire de la détermination pour la France et de l'enthousiasme pour ces pays.