Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "Le Figaro" le 26 janvier 1999, sur la hausse de la consommation des ménages, la baisse des taux d'intérêt, le ralentissement de la croissance, les priorités budgétaires futures, les crises financières en Russie et au Brésil et sur la nature de la croissance américaine.

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Le Figaro économie. – Les Français ont accru de 5,8 % leur consommation en 1998. Un record depuis 1982. La crise internationale, « connais pas » ?

Dominique Strauss-Kahn. - Les achats de produits manufacturés n’ont effectivement jamais progressé autant depuis 1982. Mais la comparaison entre ces deux années – le retour au pouvoir d’un gouvernement de gauche en 1981 et en 1997 – est à la fois frappante et trompeuse. Le rebond de la consommation correspond aujourd’hui à des gains de pouvoir d’achat induits par la croissance du revenu et de l’emploi, pas par l’accroissement du déficit budgétaire et la dégradation de la situation des entreprises. Il n’y a pas d’inflation. L’année 1998 s’est caractérisée par un retour de la confiance des ménages, une forte croissance du pouvoir d’achat supérieure à 3 % et une légère baisse de leur taux d’épargne du fait de la reprise de l’emploi. Ce sont les deux explications de la reprise de la consommation. Nous connaissons un phénomène nouveau, et heureux : la croissance sans l’inflation.

Le Figaro économie. - Paradoxalement, les Français n’ont-ils pas tiré bénéfice de la crise financière internationale, qui a permis une baisse des taux d’intérêts d’une ampleur imprévue ?

Dominique Strauss-Kahn. - Il est vrai que les taux d’intérêts sont aujourd’hui plus bas en France et en Europe que nous l’avions prévu au printemps 1998 et que la baisse des prix du pétrole a favorisé une hausse du pouvoir d’achat dans les pays industrialisés. Mais c’est un effet du choc que nous avons subi, qui amène un ralentissement de la croissance et une baisse de l’inflation. Au total, il est donc inexact de croire que la crise nous a aidés. Sans la crise asiatique, et ses répercussions en Russie et maintenant en Amérique latine, qui ont freiné le commerce mondial et nos exportations, la croissance en France aurait été bien plus élevée, de l’ordre de 3,5, voire 4 % en 1998, alors qu’elle aura été de 3 %. C’est une différence non négligeable !

Le Figaro économie. - Il existe aujourd’hui une divergence importante entre les industriels qui sont pessimistes et les ménages qui restent confiants. Qui va l’emporter ?

Dominique Strauss-Kahn. - J’espère bien que l’offre va finir par suivre la demande ! Parmi les entreprises elles-mêmes, les entreprises sont d’ailleurs loin d’être identiques. Les PME restent relativement optimistes, alors que les grands groupes, qui sont beaucoup plus présents sur les marchés de la grande exportation, se montrent plus circonspects. J’ajoute que ces grandes entreprises ont établi leurs plans de route à l’automne, alors que le climat international s’était dégradé à la suite de la crise russe. Il y a peut-être eu de la part des grandes entreprises une sur-réaction aux difficultés, avec pour conséquence le fait que l’investissement n’est pas au rendez-vous.
Cet excès de pessimisme devrait progressivement se corriger, au fur et à mesure que les entreprises constateront que la demande reste plus soutenue qu’elles le pensaient en Europe et en France.

Le Figaro économie. - Le rythme de la croissance a d’ores et déjà fléchi. Comment allez-vous y réagir ?

Dominique Strauss-Kahn. - À l’exception de l’automobile, la consommation ne fléchit pas. Mais il est clair que nous ne sommes pas actuellement sur une pente de croissance de 2,7 %. En septembre, nous avons déjà pris acte de la crise internationale en révisant à la baisse nos prévisions économiques 1999, en particulier la contribution de l’extérieur, et la situation de nos voisins a plutôt tendance à se détériorer.
Nous verrons mieux ce qu’il en est réellement en mars prochain, lorsque la direction de la prévision qu’elle effectue deux fois l’an. Mais la croissance restera bonne en tout état de cause, et le chômage devrait continuer à diminuer. Je note en tout cas que beaucoup d’observateurs considèrent que nous traversons une phase de ralentissement passager – ce que j’ai appelé le scénario du « trou d’air ». Tous les conjoncturistes envisagent une accélération de la croissance en l’an 2000.

Le Figaro économie. - Mais, fatalement, le tassement de la croissance déséquilibré vos calculs budgétaires…

Dominique Strauss-Kahn. - Il ne faut pas exagérer l’impact qu’un ralentissement économique temporaire peut avoir sur le budget de 1999. Une grande partie de recettes 1999 est assise sur les revenus des entreprises comme des ménages de 1998. Ces revenus ont été très dynamiques, et cela se retrouvera dans les rentrées fiscales de cette année. Par ailleurs, un dixième de point de PIB représente 8 milliards de francs et pour le budget de l’État - qui équivaut à près de 20 % du PIB -, un dixième de croissance en moins représente un manque à gagner de 1,2 milliard de recettes fiscales environ. Enfin, nous avons été, tant en 1998 qu’en 1999, plutôt prudente dans nos calculs et nos évaluations. C’est ainsi que les résultats du budget 1998 que nous sommes en train de boucler feront apparaître un déficit de l’ensemble des administrations (État, Sécurité sociale et collectivités locales) inférieur à 3 % du PIB, notre objectif initial.

Le Figaro économie. - Le plus inquiétant pour l’État, n’est-ce pas le ralentissement de l’inflation qui lamine ses recettes, alors que certaines dépenses, notamment les traitements des fonctionnaires, ont été calculées sur une inflation de 1,3 % en 1999 ?

Dominique Strauss-Kahn. - Il faut identifier dans l’inflation ce qui résulte de la baisse des prix pétroliers, et qui a effectivement contribué à limiter la hausse des prix à la consommation à seulement 0,3 % en 1998. Hors pétrole et matières premières, l’inflation a été de près de 1 % l’an dernier. Il faut donc se demander ce qu’il va advenir des prix pétroliers cette année. S’ils ne continuent pas à baisser, on devrait revenir vers ce que les techniciens appellent l’inflation « sous-jacente », qui est de l’ordre de 1 %, voire plus.

Le Figaro économie. - Il n’empêche, la désinflation peut devenir une menace.

Le Figaro économie. - Vous savez que le gouvernement a fondé sa programmation à moyen terme sur un objectif de croissance des dépenses en volume, et il se tiendra à l’enveloppe qu’il a arrêtée. Il faut ajouter que la baisse de l’inflation n’a pas que des effets négatifs sur les finances publiques : elle entraîne aussi une baisse des taux d’intérêt à long terme qui allège la charge de la dette.

Le Figaro économie. - Toujours sur la désinformation, la Banque centrale européenne en a-t-elle bien mesuré toutes les conséquences ?

Dominique Strauss-Kahn. - La Banque centrale européenne a un objectif de stabilité des prix, ce qui l’a conduite à définir une limite haute de 2 %. C’est son objectif affiché. Je regrette qu’elle ne se soit pas également fixé un niveau plancher. Des déclarations récentes donnent à penser que ce plancher serait zéro, ce qui me paraît faible.

Le Figaro économie. - La préparation du budget 2000 va bientôt commencer. Quelles seront vos priorités, notamment en matière fiscale ?

Dominique Strauss-Kahn. - Je vous rappelle que nous avons ouvert plusieurs chantiers à l’occasion du budget 1999, portant notamment sur l’allégement de la fiscalité indirecte, de la fiscalité immobilière, dont la lourdeur était antiéconomique, et de la taxe professionnelle. Le premier ministre a exposé récemment les trois priorités pour les budgets futurs : le financement des dépenses publiques, la réduction des déficits et la baisse des prélèvements obligatoires. Certaines baisses ont déjà été engagées ou évoquées, comme la taxe professionnelle ou les droits de mutation sur l’immobilier, dont je confirme qu’il faudra continuer de les alléger à moyen terme. Le débat reste ouvert pour le reste : nous réfléchissons aujourd’hui sur les impôts payés par les ménages, pour savoir lesquels simplifier et alléger en priorité.

Le Figaro économie. - Vous ne parlez pas de la taxe d’habitation. Faut-il en conclure que la réforme est reportée ?

Dominique Strauss-Kahn. - En aucun cas. Cette réforme importante nécessite des simulations précises et des discussions approfondies avec les élus locaux. Elle ne peut donc être mise en œuvre dans l’urgence. En tout état de cause, elle ne devrait pas avoir d’implication sur le niveau des prélèvements obligatoires puisqu’elle consistera à effectuer un rééquilibrage entre ses contributeurs vers une plus grande justice fiscale.

Le Figaro économie. - L’Europe de l’euro ne nous oblige-t-elle pas à considérer l’abaissement des prélèvements obligatoires comme une priorité absolue ?

Dominique Strauss-Kahn. - Je vous rappelle que les prélèvements obligatoires auront baissé de 0,2 points de PIB entre 1997 et 1998, ils vont continuer de le faire en 1999. Il est plus significatif encore de regarder comment se répartit, entre la sphère publique et la sphère privée, la richesse supplémentaire produite par le pays chaque année. De 1993 à 1997, 60 % de ce surplus en moyenne allait aux dépenses publiques, depuis 1997 cette part a été ramenée à 40 %.

Le Figaro économie. - La fiscalité française fait fuir des fortunes, des entreprises et les jeunes cerveaux des grandes écoles. Cet exode ne vous fait pas peur ?

Dominique Strauss-Kahn. - On dit beaucoup de choses exagérées sur ces questions. Le mot « exode » est très excessif. Notre fiscalité sur les entreprises n’est pas plus lourde que chez nos voisins, comme le prouve le poids de l’impôt sur les sociétés rapporté au PIB. Le Royaume-Uni a dans certains domaines des taux d’imposition supérieurs aux nôtres. Par ailleurs, il ne faut pas s’effrayer de voir nos étudiants acquérir une expérience à l’étranger, bien au contraire. À 25 ans, ils sont peut-être nombreux à trouver les impôts parfois plus légers à l’étranger - encore qu’il y ait bien d’autres motifs, professionnels, à la mobilité des cadres -, mais, dès qu’ils ont des enfants, ils sont bien heureux de rentrer en France où le système fiscal et de prestations leur devient plus avantageux. Et puis la France reste un pays où les entreprises aiment à s’implanter, sinon nous ne serions pas le deuxième pays d’accueil pour les investissements internationaux.

Le Figaro économie. - Sur le plan social, l’accord à EDF ne semble pas vraiment conforme à l’esprit de la loi sur les 35 heures. Est-ce votre avis ?

Dominique Strauss-Kahn. - J’attends que l’on m’explique en quoi cet accord serait dérogatoire. Au contraire, cet accord illustre la règle d’or de la réduction du temps de travail réussie puisqu’il combine l’effort de l’entreprise (meilleure organisation), l’effort de salariés (modération salariale) et l’effort de la collectivité qui s’y retrouve grâce aux créations d’emplois. C’est ensuite un accord signé par toutes les grandes organisations syndicales, représentant la quasi-totalité des salariés, ce qui est un phénomène majeur dans l’histoire sociale d’EDF-GDF.


Le Figaro économique. - Depuis juillet 1997, les crises financières se succèdent, Cette série va-t-elle s'interrompre ?

Dominique Strauss-Kahn. - Ce qui me frappe beaucoup, c'est qu'un événement qui avait une importance modeste sur le plan macroéconomique, la crise russe de la fin de l'été, a été à l'origine de soubresauts considérables sur les marchés. Je constate que nous avons beaucoup gagné en maturité parce que la crise brésilienne, un événement aux conséquences macroéconomiques potentielles plus importantes, a été accueillie avec beaucoup plus de calme. J'y vois un signe, un bon signe, de la confiance des marchés dans notre capacité future à maîtriser les turbulences internationales.
Bien sûr, il y aura sans doute d'autres turbulences. Mais les acteurs sont convaincus, je crois, que la communauté internationale a pris la mesure des chocs et s'est dotée des moyens d'y faire face. La mondialisation, c'est aussi qu'on s'habitue à être concernés par tout ce qui se passe aux quatre coins du monde.

Le Figaro économie. - Le Brésil inquiète moins parce qu'on sait que les États-Unis ne le laisseront pas tomber, alors qu'ils ont lâché la Russie...

Dominique Strauss-Kahn. - Non. Il y a d'autres explications, notamment le fait qu'il y a un pouvoir politique récemment élu au Brésil, même s'il a des difficultés. Il y a aussi une politique économique de rééquilibrage correcte. Voilà donc des raisons objectives et fondamentales de penser que le Brésil va s'en sortir.

Le Figaro économie. - Vous ne niez pas que les pays sont traités de manière différente par le FMI ?

Dominique Strauss-Kahn. - Il est exagéré de présenter les choses ainsi. Les pays ne sont pas traités de manière très différente et, si différence il y a, elle n'a pas été depuis cinq ans au détriment de la Russie. En Russie, ce n'est pas l'absence de soutien financier qui a provoqué la crise. Le FMI a interrompu ses versements parce que la Russie n'avait pas fait ce qu'elle avait promis de faire. Quant au Brésil, l'argent mis à sa disposition en première et en deuxième ligne est loin d'être tiré. Depuis les propositions que j'avais faites en septembre pour lutter contre l'instabilité financière, et notre rencontre du G7 à Washington en octobre, la coopération internationale a progressé concrètement.

Le Figaro économie. - Vous étiez à Moscou à la fin de la semaine dernière. Quel message avez-vous transmis ?

Dominique Strauss-Kahn. - Il est tout simple : il y a actuellement en Russie la conjonction, exceptionnelle, d'une nécessité et d'une possibilité. Il est nécessaire de prendre des décisions fiscales et financières très difficiles. Et, en même temps, le soutien de la Douma et l'aura personnelle du premier ministre Primakov lui permettent de prendre des mesures qui auraient été difficiles à prendre, voire impossible, pour ses prédécesseurs. Alors, bien sûr, le dialogue entre le FMI et les Russes doit aller au fond des choses, mais soyons clairs : la balle est largement dans le camp des Russes. Nous sommes prêts à les aider. Mais il faut que les conditions de l'efficacité de l'aide soient réunies.

Le Figaro économie. - Les conditions posées par le FMI sont surréalistes. Financièrement et fiscalement, la machine d'État russe est cassée. Sans même parler de volonté politique, ils sont techniquement incapables de lever l'impôt.

Dominique Strauss-Kahn. - Il est vrai que la Russie n'a jamais vraiment collecté de recettes fiscales. La part de l'économie russe sur laquelle l'appareil d’État est susceptible d'appliquer la fiscalité est faible et ensuite, même sur cette part, le fonctionnement du système est défectueux. D'une certaine manière, la Russie est une antithèse libérale : la preuve que sans impôt, un pays ne marche pas.

Le Figaro économie. - Les États-Unis souffrent d'une triple « bulle » : consommation effrénée, surévaluation de Wall Street et déficit commercial en croissance incessante ... L'économie américaine est-elle en danger ?

Dominique Strauss-Kahn. - J'ai appris à être prudent sur les États-Unis, car depuis longtemps j'entends que cela ne va pas durer. Je ne sais pas s'il faut partager la thèse de M. Stiglitz (NDLR, le « Chief economist » de la Banque mondiale) sur la « nouvelle économie », mais il faut bien constater que leur croissance est forte (autour de 3,8 % encore en 1998) et que la moitié de cette croissance vient des secteurs de haute technologie. Pour étudier l'économie américaine, la grille traditionnelle fondée sur les cycles courts n'est plus forcément adaptée. C'est aussi un espoir pour l'Europe.

Le Figaro économie. - Le déficit commercial américain semble éternel.

Dominique Strauss-Kahn. - C'est un sujet crucial. Si on veut avoir la meilleure croissance mondiale il faudra, d'une manière ou d'une autre, trouver les moyens de réduire l'excédent japonais, l'excédent européen et en face le déficit américain. Je plaide pour qu'on le fasse par la coopération plutôt que la confrontation monétaire ou commerciale : nous sommes d'accord entre ministres des finances de l'euro sur un ensemble de propositions pour mieux organiser l'ordre économique mondial, et nous en discuterons avec nos collègues du G7 le 20 février prochain.