Déclaration de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, sur les relations franco-tunisiennes, dans le contexte de la coopération européenne avec les pays méditerranéens et le Maghreb, à l'Assemblée nationale le 24 avril 1996.

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Circonstance : Colloque franco-tunisien "La Tunisie et la France, la Tunisie et l'Europe" à l'Assemblée nationale, Paris le 24 avril 1996

Texte intégral

Monsieur le président de la chambre des députés tunisienne, cher ami, Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, Messieurs les ambassadeurs, Mesdames, Messieurs,

Je suis particulièrement heureux d'accueillir à l'Assemblée nationale le colloque franco-tunisien qui a vocation à réunir régulièrement, autour d'un thème d'intérêt commun, nos deux assemblées parlementaires.

Notre précédente rencontre s'était ainsi déroulée à Tunis, les 28 et 29 septembre 1994 autour de deux axes de réflexion : les déséquilibres économiques et sociaux entre les deux rives de la Méditerranée, et les voies possibles d'un nouveau partenariat, tant bilatéral que multilatéral.

À cette occasion, j'avais adressé au président Habib Boularès mes compliments les plus sincères pour la chaleur de l'accueil qui avait été réservé à la délégation française, et pour le parfait agencement de nos séances de travail.

Nous avons maintenant, nous français, un redoutable défi à relever, défi impossible, à vrai dire, tant il est vrai que l'hospitalité tunisienne est inégalable.

Vous n'en êtes pas moins le très bienvenu, Monsieur le président de la chambre des députés tunisienne, cher Habib Boularès, vous-même et les éminents collègues qui vous entourent.

Et je voudrais tout particulièrement remercier les présidents de nos groupes d'amitié respectifs, MM. Abderrazak Gharbi et Étienne Pinte, pour la part qu'ils ont pris à l'organisation de nos travaux.

Les thèmes du présent colloque – la Tunisie et la France, la Tunisie et l'Europe – nous apporteront une confirmation et nous renverront aux préoccupations qui ont été mises en exergue à l'occasion de la Conférence de Barcelone. La confirmation est celle du caractère exceptionnel de la relation tuniso-française. S'agissant des nouvelles voies du partenariat euro-méditerranéen, il est clair que l'accord d'association passé entre la Tunisie et l'Union européenne en constitue la meilleure illustration en même temps que l'exemple le plus achevé.

Et je souhaiterais revenir profondément sur ces deux points :

I. Oui, il existe entre la Tunisie et la France de très fortes convergences de caractère historique, politique et culturel, dont il faut savoir tirer aujourd'hui tout le parti qu'elles représentent pour l'avenir de nos relations bilatérales.

Le succès remporté par la récente visite du président Chirac en Tunisie, l'importance que revêt celle que fera prochainement le président Ben Ali, suffit à montrer que cette conviction est partagée par nos deux pays.

1. La Tunisie et la France, riveraines de la Méditerranée, ont une histoire riche et très ancienne, elles ont vu l'une et l'autre des civilisations brillantes s'y succéder, qui ont rayonné de l'Atlantique à la mer Égée, avant de se rejoindre peu à peu dans une histoire commune.

La France admire et respecte la profonde richesse de la Tunisie. Si invoquer les gloires du passé peut parfois paraître un moyen facile de masquer quelques dissensions ou de combler le vide des relations présentes, chacun sait, à l'évidence, que dans le cas de la France et de la Tunisie, c'est tout le contraire dont il s'agit.

C'est parce que nous ressentons pour elle une affection réelle, que nous ne pouvons réfréner cette envie d'évoquer le destin de cette terre vraiment « bénie des dieux » : Tunisie carthaginoise, cœur du vaste empire punique ; Tunisie romaine, riche province qui fut le grenier à blé de Rome et dont les monuments grandioses parsèment encore le pays ; Tunisie musulmane, Ifriqiyya, aux sources de l'Islam avec la très sainte mosquée de Kairouan.

Terre riche et disputée, entre Carthaginois et Romains, Arabes et Berbères, Espagnols et Turcs dont la rivalité annonçait l'irruption de l'Europe dans cette Afrique du Nord où allaient se mesurer Français, Anglais et Italiens. La Tunisie a été, durant des siècles, et est encore, un carrefour de civilisations, une véritable passerelle culturelle entre l'Orient et l'Occident, à l'image de Saint-Augustin et d'Ibn Khaldoun, ses fils illustres. Elle en est restée un modèle incomparable de tolérance.

Nous avons appris à nous connaître et à nous estimer. Nous-mêmes savons ce que nous devons à la Tunisie. Aucun français ne peut ainsi oublier le sacrifice des valeureux soldats tunisiens qui, lors des deux conflits mondiaux, ont donné leur vie pour défendre la cause de la liberté et libérer notre sol.

La Tunisie vient de célébrer les 40 premières années de son indépendance, des années durant lesquelles, sur des bases nouvelles, équilibrées et d'autant plus solides que nos deux peuples ont été associés par l'histoire, nous avons non seulement maintenu, mais densifié nos relations, dans le respect de nos propres traditions nationales et de nos souverainetés respectives.

Que de points communs entre nos deux pays en effet !

2. La Tunisie se trouve au cœur du Maghreb et du Machrek, liée au premier par une union presque organique et au second par de multiples relations de solidarité. La France n'est-elle pas dans une situation assez similaire et symétrique, à la fois comme membre de l'Union européenne et comme partenaire de nombreux pays qui aspirent à en faire partie ? Les liens privilégiés que nos deux pays entretiennent avec l'Afrique subsaharienne sont également l'occasion de développer des solidarités actives, qui contribuent à la stabilité du continent. Oui, dans bien des domaines, nos préoccupations se rejoignent, nos analyses convergent.

3. Pourquoi ne pas souligner aussi les similitudes de nos choix économiques et sociaux ? La Tunisie s'est engagée, résolument, dans un vaste programme de modernisation de son économie, qui porte ses fruits et qui lui confère le statut, pour reprendre une analogie difficilement évitable, de « jeune dragon » méditerranéen. C'est la qualité de ses hommes et de ses femmes, plus encore que ses ressources naturelles qui expliquent les succès tunisiens. La France se réjouit d'avoir pu apporter son soutien à ce processus exemplaire, grâce à une coopération bilatérale étroite entre nos deux pays. Mais la Tunisie a pris garde de ne pas se laisser aspirer par la spirale de la course au libéralisme dont les effets incontrôlés peuvent s'avérer désastreux sur le plan de la cohésion sociale. Tout au contraire, elle a su préserver ses équilibres sociaux en choisissant une voie médiane, conforme à ses traditions de modération et de mesure, dans laquelle l'État demeure le garant de l'unité nationale, tout en favorisant et en facilitant les initiatives économiques de toute nature, propres à développer l'emploi et à assurer une croissance équilibrée.

4. Reste peut-être le plus important, la lutte pour les libertés démocratiques. La démocratie est une page lente à écrire, mais dont tout indique que, si elle n'est pas la fin de l'histoire, elle est désormais l'avenir de l'humanité tout entière.

La démocratie, par nature, est fragile. Aucun pays n'est aujourd'hui à l'abri des effets déstabilisants d'idéologies rétrogrades, politiques et sociales, dont les seuls vrais moteurs sont l'intolérance et la haine de l'autre, et l'instrument privilégié, le terrorisme aveugle.

La Tunisie a su combattre sans relâche, avec efficacité et fermeté, ces menaces, préservant la société tunisienne des funestes effets de l'extrémisme qui affecte aujourd'hui de nombreux pays, y compris dans le Maghreb.

Sachez que la France rend hommage à la détermination dont vous faites preuve dans ce combat permanent. Ce combat a un prix et la Tunisie sait mieux que quiconque qu'il est élevé. Il prend souvent la forme de critiques liées à l'incompréhension des réalités. Mais le choix qui est le sien, celui d'une société d'équilibre, entre son identité arabe, un islam serein et sa dimension francophone librement choisie et assumée, doit être respecté car il est courageux.

II. Nos relations bilatérales sont le meilleur moteur des relations euro-méditerranéennes.

Entre la Tunisie et l'Union européenne, un pacte vient d'être conclu, encouragé par la France et riche de promesses qu'il importe de ne pas décevoir.

1. L'accord d'association signé le 17 juillet 1995 doit être considéré comme une première étape dans l'établissement de relations privilégiées entre la Tunisie et l'Union européenne.

Cet accord, qui prévoit la création d'une zone de libre-échange d'ici douze ans, et une coopération très étendue, économique, financière, technique – y compris dans les secteurs de l'éducation, de la formation et de la protection sociale – peut s'analyser comme la reconnaissance du chemin déjà parcouru par la Tunisie, depuis son indépendance, dans la voie du développement économique et social.

Courageuse et audacieuse, la décision de conclure cet accord dit de « nouvelle génération », le premier de ce type avec l'Union européenne, a confirmé l'orientation volontariste de la politique économique tunisienne. Que ce pacte ait été conclu et paraphé au moment où la France détenait la présidence de l'Union européenne n'est pas non plus dépourvu de signification.

La démarche suivie par l'Union européenne à l'égard de la Tunisie paraît prometteuse, car, au-delà des textes, se profile la volonté de construire, comme c'est le cas pour l'espace européen, un véritable espace économique euro-méditerranéen, profitable pour tous, en même temps qu'une zone de paix bâtie sur la confiance réciproque et sur le respect de valeurs démocratiques communes.

J'ai toujours appelé de mes vœux une véritable politique méditerranéenne de l'Europe qui soit à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes confrontés. C'est donc tout naturellement que j'ai soutenu l'orientation dynamique qui lui a été donnée à partir du conseil d'Essen de décembre 1994, au cours duquel s'est imposée l'idée de faire du bassin méditerranéen une zone de codéveloppement et de stabilité. La France, puissance méditerranéenne, consciente de ses responsabilités historiques, s'est engagée sans réserve en faveur de cette politique. Sa présidence de l'Union européenne a été notamment l'occasion de donner au nouveau partenariat euro-méditerranéen un cadre financier à sa mesure, puisque le Conseil européen de Cannes a décidé le quadruplement des crédits budgétaires consacrés à la politique méditerranéenne de l'Europe.

La Conférence euro-méditerranéenne de Barcelone, projet que la France a ardemment soutenu, a offert, pour la première fois, un cadre global de coopération pour l'ensemble des pays riverains de la Méditerranée.

Ce projet est ambitieux car il repose sur une véritable réciprocité dans les bénéfices de l'action commune. Il est vrai que c'est seulement à ce prix que l'on pourra entraîner, aujourd'hui, une adhésion des peuples.

Je n'ignore d'ailleurs pas que le choix qu'a fait la Tunisie d'unir son destin à celui de l'Europe demande du courage et de la détermination. Le processus de libéralisation des échanges avec les pays de l'union n'est, en effet, pas sans dangers et il ne faut pas sous-estimer les efforts d'adaptation que devra consentir l'économie tunisienne. Les partenaires de la Tunisie devront donc prendre garde de ne pas brusquer une restructuration économique qui ignorerait les équilibres sociaux, au nom d'un libre échangisme exacerbé.

Mais je suis convaincu que la Tunisie trouvera dans cet accord d'association un puissant moyen d'action en faveur de son développement économique, grâce notamment à une forte incitation des investissements étrangers directs, mais aussi à une modernisation de ses infrastructures industrielles, une amélioration de son outil de formation professionnelle, sans oublier le développement rural, indispensable à un aménagement équilibré du territoire.

L'institution d'un dialogue politique, qui est inscrite dans l'accord d'association, mais aussi dans la logique du partenariat approuvé par la Conférence de Barcelone, laisse espérer une intensification des relations euro-méditerranéennes. Un dialogue politique que souhaite le président Ben Ali lorsqu'il parle notamment d'une « synergie culturelle » capable de « contenir l'extrémisme et le terrorisme ».

Et comment ne pas évoquer, dans cette perspective, la relance, si nécessaire, de la construction du Maghreb au sein de l'UMA ? Le succès du partenariat euromaghrébin passera, nécessairement, par un essor des relations politiques, commerciales, entre des pays que tout pousse à développer des solidarités étroites. Peut-être faudra-t-il, Monsieur le président, que les parlementaires que nous sommes prennent l'initiative de renouer, à leur niveau, un dialogue si nécessaire ? La coopération entre l'Europe et le Maghreb ne prendra, en effet, sa véritable dimension, j'en suis persuadé, que lorsqu'une coopération régionale solide se sera établie, véritable clef d'un développement économique et social durable.

2. Nul doute, en tout cas, que dans ce dialogue euro-méditerranéen, la Tunisie et la France auront un rôle particulier à jouer.

Si la Conférence de Barcelone a été un événement d'une portée considérable dans la définition de nouveaux rapports d'interdépendance entre l'Union européenne et les pays méditerranéens, elle ne suppose pas pour autant, tout au contraire, un affaiblissement des relations bilatérales.

D'ailleurs, la Conférence de Barcelone, que la Tunisie a vivement souhaitée, n'a pas fait disparaître les autres instruments du dialogue. Je pense particulièrement au « Forum pour le dialogue et la coopération en Méditerranée », plus souvent appelé « Forum méditerranéen », créé à l'initiative de la France et de l'Égypte en 1994 et au sein duquel la participation de la Tunisie a été si positive. Très concernée également par le dialogue « cinq + cinq », la Tunisie a su, au plus haut niveau, donner de nombreuses impulsions aux discussions euro-méditerranéennes, et faire preuve, en de multiples occasions, d'une lucidité et d'une justesse d'analyse que chacun se plaît à reconnaître.

Monsieur le président de la chambre des députés, j'ai gardé en mémoire chacune des paroles que vous avez prononcées lors de votre allocution d'ouverture au colloque de septembre 1994. Évoquant les perspectives de recentrage de notre planète vers l'Est et le Pacifique, et la nécessité de maintenir notre mer commune comme le lieu privilégié de l'humanisme, vous avez dit : « Votre intérêt et le nôtre veulent que l'Europe soit tirée vers la Méditerranée ».

Cette vision du monde me paraît plus actuelle que jamais. À l'heure où les pays d'Europe centrale et orientale demandent à adhérer à l'Union européenne, je crois que la France doit continuer à se faire le porte-parole privilégié des États méditerranéens, en particulier des États arabes, auprès de ses partenaires, afin que la construction européenne se poursuive de façon harmonieuse en y associant, de la manière la plus étroite possible, les pays du sud méditerranéen, au premier rang desquels, bien sûr, la Tunisie.

C'est dire que ce colloque et son thème touchent à l'essentiel.

Puisse-t-il constituer une contribution utile aux efforts conjoints de nos deux pays.

L'imagination dont ils feront preuve pour parvenir à inventer de nouvelles formes de coopération, leur détermination à s'impliquer dans le dialogue euro-méditerranéen, tout cela sera décisif pour leur avenir respectif comme pour leur destin commun.

Un avenir et un destin que nous ne concevons pas sans vous.