Déclaration de M. Charles Millon, ministre de la défense, sur la préparation de la défense européenne du XXIe siècle grâce à une volonté politique et une coopération militaire et industrielle, Paris le 23 janvier 1996.

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Circonstance : 3èmes rencontres parlementaires sur la défense "Quelle défense pour l'Europe au XXIème siècle ?" à Paris le 23 janvier 1996

Texte intégral

Depuis le général de Gaulle, la France est restée fidèle au principe d'indépendance qui demeure l'un des fondements essentiels de la politique nationale. Cette volonté d'indépendance s'est traduite par une politique d'autonomie en matière de défense. Ce fut, avant tout, la construction de notre propre dissuasion nucléaire pour garantir nos intérêts vitaux. Ce fut la constitution d'une industrie nationale de défense qui a porté au plus haut les capacités technologiques françaises. Le résultat, aujourd'hui, c'est un outil de défense dont le poids et la diversité, tant du point de vue nucléaire que conventionnel, sont sans équivalent au sein de l'Union européenne.

Cette capacité militaire de premier plan doit permettre à la France de jouer un rôle moteur dans la redéfinition de l'architecture de sécurité européenne qu'impose la fin de la guerre froide. En conséquence, la politique d'indépendance change d'échelle : elle s'élargit désormais à l'Europe.

Jamais l'évolution de la nature des conflits n'aura rendu si évidente la communauté d'intérêts qui unit les Européens ni si nécessaire leur solidarité en matière de défense. Avec la disparition du Pacte de Varsovie s'est évanoui le danger immédiat qui pesait sur nos intérêts vitaux. C'est à de nouvelles menaces que nous devons faire face.

Les conflits à venir seront vraisemblablement à l'image de la trentaine de ceux qui sont en cours : des conflits internes, correspondant à la contestation d'une légitimité étatique devenue fragile. Quelle que soit leur nature, politique, économique ou criminelle, ils peuvent porter atteinte aux intérêts stratégiques de l'ensemble des Européens, qu'il s'agisse de la sécurité de leurs ressortissants, de celles de leurs approvisionnements et de leurs investissements, et plus généralement de la stabilité de leur environnement proche.

Or le règlement de ces conflits sera moins que jamais l'affaire d'une seule nation. Le recours aux moyens militaires s'inscrira de façon croissante dans le cadre d'un traitement politique et multilatéral des crises. Les événements qui se sont déroulés depuis quatre ans dans l'ex-Yougoslavie ont illustré ce principe général. Aucun État n'avait la légitimité nécessaire pour tenter de régler seul ce type de conflit ; aucun n'était en mesure, politiquement et militairement, de le contenir par ses propres moyens.

Avec la fin de la confrontation est-ouest comme référence centrale de la guerre et de la paix, les missions des instances de sécurité de l'Europe, essentiellement conçues pour faire face à la menace soviétique, changent largement de nature. Leur nécessaire transformation dépend avant tout de la volonté politique des Européens.

C'est vrai au sein de l'Union européenne, dans la perspective de la prochaine Conférence intergouvernementale. La communauté de vues exprimée par la France et l'Allemagne au dernier sommet de Baden-Baden est à cet égard exemplaire : elles souhaitent que le Traité reconnaisse aux États qui en ont la volonté et la capacité la possibilité de développer entre eux des coopérations renforcées dans le cadre institutionnel unique de l'Union. Cet élément me paraît essentiel dans le domaine de la sécurité et de la défense.

C'est également une démarche politique qui doit présider à l'adaptation de l'OTAN à ses nouvelles missions. C'est le sens des récentes initiatives françaises. En participant à certains travaux militaires essentiels de l'Alliance, nous entendons œuvrer efficacement en faveur d'une double évolution.

La première consiste à débarrasser l'Alliance d'un tropisme militaire exclusivement dicté par l'ancienne menace soviétique. Cela lui permettra également de se relégitimer aux yeux de l'ensemble de nos partenaires.

La seconde évolution répond au souhait que le Président Kennedy avait exprimé en son temps : l'Alliance atlantique doit comprendre deux piliers égaux. Il ne s'agit nullement de relâcher les liens qui unissent les Européens et les Américains, mais d'assurer l'équilibre politique de leur indispensable partenariat.

Tout cela exige des Européens une volonté politique commune. Pour dépasser la politique déclaratoire et construire un pilier européen de l'Alliance qui soit véritablement opérationnel, nous devons privilégier trois priorités : développer les moyens de projection de puissance, renforcer les capacités de renseignement, en particulier spatial, et préserver la base industrielle et technologique de défense.

Les expériences récentes illustrent, s'il en était besoin, la nécessité de s'engager avec efficacité au-delà de nos frontières dans des circonstances sans cesse plus diverses et complexes. Elle est liée à la capacité des Européens à élaborer et à mener des opérations militaires en commun. Le succès de la Force de Réaction Rapide en Bosnie, composée d'unités françaises, britanniques et néerlandaises, avec le soutien logistique des Allemands, des Italiens et des Espagnols constitue à cet égard un exemple très encourageant. Dans les mois à venir, nous devrons œuvrer à la mise en cohérence des états-majors et forces multinationales européennes dont nous disposons aujourd'hui.

L'autonomie stratégique de l'Europe suppose également qu'elle dispose de ses propres capacités dans le domaine de l'espace et du renseignement. À cet égard, la décision de la France et de l'Allemagne d'engager une coopération dans ce domaine avec le satellite d'observation HELIOS II puis le satellite radar HORUS constitue un événement majeur.

La troisième priorité consiste à préserver la base industrielle et technologique de défense en Europe. Le libéralisme ne peut se concevoir qu'en situation de concurrence internationale. C'est parce que je suis libéral que je ne puis accepter que la guerre commerciale actuelle aboutisse à un monopole américain en matière d'armement.

Ce désastre économique se doublerait, pour l'Europe, d'un désastre stratégique : le renoncement à toute autonomie des Européens en matière de défense et de sécurité. Pour assurer cette autonomie européenne, il convient de reconsidérer notre choix de présence active dans tous les domaines de l'armement sans exception.

Soyons clairs : nous n'avons plus les moyens financiers de développer seuls des programmes tous azimuts. Des choix doivent être faits. C'est précisément l'objet de la nouvelle programmation, qui est plus que jamais nécessaire. Je sais mieux que quiconque ce qu'il en coûte de devoir renoncer à appliquer les lois de programmation, fût-ce pour réduire le déficit des finances publiques. C'en est assez des lois de programmation en trompe l'œil. Il nous faut désormais programmer de façon lucide et fiable les dépenses militaires.

C'est l'intérêt des armées qui ont besoin de savoir quelle sera l'évolution de leurs effectifs et de quels moyens elles pourront disposer pour assurer le renouvellement de leurs équipements.

C'est l'intérêt de notre industrie d'armement qui ne pourra s'adapter à la concurrence internationale que si elle a une claire vision de ce que seront les commandes de l'État à moyen terme.

C'est l'intérêt des pouvoirs publics, car il est de saine gestion de fixer pour plusieurs années le niveau de l'effort que la Nation consacrera à sa défense.

En outre, nous avons besoin, face au durcissement de la concurrence internationale et au mouvement de restructuration et de concentration industrielles opéré par nos principaux concurrents, de constituer, à l'échelle européenne, des groupes de taille mondiale.

Pour disposer, dans les domaines stratégiques de la défense, de capacités à la dimension du continent, il faut consolider la base industrielle et technologique européenne et la répartir entre les différents partenaires. De même que nous devons partager certains moyens opérationnels, nous devons mettre en commun nos capacités en matière de recherche, de développement et de production industrielle. Il faut donc suivre une double politique :

– envisager à l'échelle européenne les alliances nécessaires, les alliances franco-françaises étant parfois la condition préalable à cette démarche ;
– promouvoir une préférence européenne à partir des besoins convergents des armées afin de constituer et de fournir un marché européen de défense. Cette préférence n'est pas une contrainte artificielle, mais au contraire un investissement pour l'avenir.

La création, par la France et l'Allemagne, au sommet de Baden-Baden, d'une structure bilatérale, s'inscrit précisément dans cette perspective.

Nous aurions bien évidemment souhaité ouvrir immédiatement cette coopération à d'autres Européens ; cela n'a pas été possible, malgré nos efforts, car nos partenaires n'ont pas cru être en mesure d'adopter les principes constitutifs de cette structure, à savoir :

– l'harmonisation des cadres politiques et administratifs en matière d'armement ;
– la coordination des besoins respectifs d'armement ;
– le partage des activités de nos industries de défense dans un cadre de mutuelle dépendance, compte tenu de la volonté de création d'un marché européen d'armement et de l'existence de surcapacités nationales.

Je tiens à préciser, à cet égard, qu'une coopération efficace suppose une structure industrielle normale et un chef de file clairement désigné. Le temps n'est plus, je crois, aux programmes « modulaires ». Nous devons passer du mode actuel de « retour analytique », programme par programme, composant par composant, à une logique de « retour global », à travers une coopération croisée portant sur plusieurs programmes à la fois.

En tout état de cause, la structure bilatérale ne participe en aucun cas d'un tête-à-tête exclusif entre la France et l'Allemagne ; elle demeure ouverte à nos partenaires, et j'espère qu'elle constituera le premier pas vers la constitution de la future Agence européenne de l'armement.

Ma conviction profonde, c'est qu'en matière de défense, le conservatisme nous est interdit. L'histoire nous en a donné de nombreuses et terribles leçons. Tenter de maintenir le statu quo reviendrait en fait, compte tenu de la réduction inévitable des crédits militaires, à se résigner au déclin.

Une seule voie s'offre à nous : celle de la réforme et du courage. Sachons faire de la réduction durable du budget militaire l'occasion du renouveau de notre outil de défense.

Les travaux du Comité stratégique, les décisions qui seront prises par le Président de la République dans la perspective d'une nouvelle loi de programmation, vont susciter, devant la représentation nationale et devant le pays, un grand débat. Il est indispensable pour renouveler le lien puissant et original qui unit les Français et leur défense. Il est nécessaire pour préserver cet élément essentiel que le général de Gaulle avait intégré au pacte républicain : le consensus national sur la défense.