Texte intégral
Q. : Monsieur le ministre, vous êtes venu ici et vous êtes le premier ministre des affaires étrangères d'un pays étranger à rencontrer M. Primakov après le changement au ministère des affaires étrangères, ici à Moscou qui a d'ailleurs été beaucoup commenté en Occident. Quelle est votre réaction personnelle à ce changement ? Que pensez-vous de M. Primakov ? Est-ce que vous pensez que cela va marcher entre vous deux ?
R. : D'abord, c'est une décision du gouvernement et du Président russes de changer un ministre et d'en mettre un nouveau Je n'ai pas d'appréciation à donner en tant que ministre des affaires étrangères français. C'est une décision souveraine. J'avais de bonnes relations avec M. Kozyrev, j'ai l'ambition et l'espoir et, je dois le dire, la conviction, que je pourrais avoir à titre personnel avec M. Primakov d'excellentes relations. On a passé hier ensemble près de six heures, dont une partie à dîner ensemble, à se voir au calme et une autre partie pour travailler. Cela permet de comprendre avec qui on est, de nouer des relations, de s'apprécier mutuellement et j'ai été très content de ces moments passés avec lui.
Q. : La Russie d'aujourd'hui est en quête de nouveaux partenaires à l'Ouest comme à l'Est et on recommence à parler de la possibilité d'une nouvelle entente entre Moscou et Paris. Surtout après la rencontre du Président Eltsine et du Président Chirac à Rambouillet en octobre en France. Est-ce que vous pensez que cette entente est quelque chose de faisable ou bien est-on maintenant dans un monde moderne où des partenariats pareils ne comptent plus vraiment ?
R. : Ah non, soyez sûr, la France est absolument décidée à considérer la Russie, grande nation européenne, chargée d'un passé et d'une histoire formidables, héritière d'une civilisation de premier plan, riche d'une culture éblouissante, la France est décidée avec ce pays-là à nouer des relations très étroites. Le Président de la République française élu il y a quelques mois en a pris la décision extrêmement claire et cela s'est vu d'abord avec les premiers entretiens entre le Président Eltsine et le Président Chirac à Paris, à Rambouillet et à l'Élysée les 20 et 21 octobre derniers. Puis à l'occasion de la venue de M. Tchernomyrdine pour la signature des accords sur l'ex-Yougoslavie, puis à l'occasion de la venue du Président Eltsine pour les funérailles de M. Mitterrand à quoi nous avons été très sensibles. Voici maintenant ma venue Dans quelques semaines, au mois de février, M. Juppé a été invité à être présent à la fois ici, à Moscou, et à Kazan. Nous avons décidé de monter entre Paris et Moscou un dispositif, un processus de relations étroites, chaleureuses, cordiales, parce que nous pensons que la Russie est pour nous un partenaire privilégié.
Q. : Le Président Chirac a soutenu le Président Eltsine sur la Bosnie, sur le statut spécial des troupes russes en Bosnie...
R. : On peut dire aussi que la France est très reconnaissante au Président Eltsine de ce qu'il a fait personnellement pour nous aider à résoudre un très important problème pour nous qui était celui de nos pilotes détenus abusivement sur le territoire de l'ex-Yougoslavie.
Q. : J'ai entendu dire que M. Primakov, dans ses anciennes fonctions, a pris part à cette opération...
R. : Je l'en ai remercié au cours de nos conversations.
Q. : Justement pour en revenir aux possibilités d'entente plus concrètes, plus précises. À part une certaine concertation sur la Bosnie, quels seraient les domaines où vous, vous pensez que la France et la Russie auraient des positions communes ou des positions qui se rapprochent ?
R. : Il n'y a pas de limites sur les sujets que nous pouvons traiter ensemble. Mais la base de tout, me semble-t-il, c'est que nous ayons dans l'idée que chacun doit s'efforcer de connaître l'autre, de le comprendre et de prendre en considération les préoccupations qui sont les siennes. C'est ce que j'ai dit au Président Eltsine parce que c'est l'intention de la France. La France a l'intention d'avoir à l'égard de la Russie une attitude d'écoute, de compréhension, et l'intention tout à fait claire de prendre en considération, chaque fois que c'est possible, les préoccupations russes. Je crois qu'au cours des dernières années la Russie a fait un effort formidable pour aller dans la voie de la démocratie et de l'ouverture économique. Cela n'a pas été sans difficultés, sans épreuves, sans sacrifices. Et il me semble que nous autres, les Européens, les Occidentaux et d'autres, nous n'avons pas pris sans doute assez la mesure de tout cela. Nous n'avons pas considéré avec assez de force qu'entre l'Union soviétique d'hier, qui était dans une position d'adversité par rapport à nous et la Russie d'aujourd'hui il y a un changement formidable. La Russie d'aujourd'hui est, par la nature des choses, un peuple ami de la France et donc il faut parler de tout. Il faut donc avoir un dialogue politique très approfondi, il faut renforcer les relations économiques qui sont faibles. La France, compte tenu de son poids économique, pourrait être davantage présente et inversement. Et il faut naturellement s'intéresser aux relations culturelles. (Je rappelais tout à l'heure la richesse du patrimoine culturel russe, et la France, de ce point de vue, n'est pas pauvre non plus). Nous avons donc beaucoup à nous dire. La Russie est une grande nation. La France aussi. Je crois que la Russie est assez chatouilleuse sur son indépendance et son autorité, son rayonnement. Les Français aussi. Au fond, je crois que nous nous ressemblons. C'est une bonne raison pour se parler et pour avoir dans l'idée que l'on peut faire beaucoup de choses ensemble dans les années qui viennent.
Q. : En parlant des préoccupations russes, une de ses grandes préoccupations en politique étrangère c'est la possibilité de l'élargissement de l'OTAN. Quelle serait la réaction de la France pour justement tenir compte de cette préoccupation formulée par Moscou ?
R. : C'est une question qui est très difficile. C'est l'une des questions sur lesquelles je voudrais que nous appliquions la « doctrine », si j'ose dire, que je viens d'évoquer tout à l'heure, c'est-à-dire s'écouter, se comprendre et prendre en considération nos problèmes. Vous avez là un certain nombre de pays d'Europe centrale et orientale qui ont un très fort désir d'entrer dans l'Union européenne et d'entrer dans l'Alliance atlantique. Et, d'une certaine façon, entrer dans l'Alliance atlantique est plus facile que d'entrer dans l'Union européenne qui demande un effort économique considérable. Donc, ils sont assez pressés. Et de l'autre les dirigeants russes nous disent : mais vous allez transporter, déplacer à nos frontières quelque chose d'agressif à notre égard. Et en venant ici j'ai été tout à fait sensible à un point important : ce que disent les dirigeants russes c'est sans doute aussi ce que pense l'opinion publique russe, les russes dans la rue. Il faut donc écouter, comprendre, regarder. Alors, je crois que le mieux que l'on puisse faire dans cette phase, c'est de dire que ça mérite travail et réflexion. Ce que j'ai dit à nos partenaires et notamment à M. Primakov : les frontières aujourd'hui ça ne doit plus être le lieu de confrontation (on se regarde de part et d'autre de la frontière en chien de faïence parfois avec des armes dirigées sur l'autre) mais les frontières doivent être un trait d'union, un moyen de se rassembler. Non pas la frontière qui divise mais la frontière qui rassemble. Alors travaillons, réfléchissons, trouvons des solutions mais ne nous précipitons pas.
Q. : On entend parfois les dirigeants français parler de la possibilité de la création d'un nouveau système de sécurité européenne. En même temps, récemment, la France a pris la décision de revenir partiellement dans les institutions militaires de l'OTAN. N'y a-t-il pas une contradiction ?
R. : Pas du tout. Nous, nous voulions être au sein de l'Alliance atlantique un peu plus présents, pour pouvoir participer aux discussions et préparer les décisions qui seront à prendre de toute façon. L'Alliance atlantique qui a été créée dans une situation stratégique donnée il y a 50 ans est forcément en décalage avec la situation stratégique d'aujourd'hui. Il faut donc travailler, réfléchir et rénover l'Alliance. La France veut y contribuer et donc elle doit être davantage présente. Mais vous avez prononcé le mot juste : il faut organiser la sécurité de l'ensemble de notre continent, dans des conditions qui soient sures, rassurantes pour les uns et pour les autres et non pas pour les uns contre les autres. Et quand nous parlons de l'architecture européenne de sécurité nous pensons à cela. Nous pensons à nous dire que maintenant qu'avec les Russes nous avons un partenaire et un ami il faut élaborer quelque chose qui en matière de sécurité rassure chacun.
Q. : Donc, doit-on comprendre que ce retour partiel de la France dans les institutions militaires de l'Alliance atlantique est fait en grande partie pour transformer l'OTAN, pour la rendre plus adéquate à la situation présence ?
R. : C'est certainement pour participer au débat sur la rénovation de l'Alliance et bien entendu ça ne comporte rien qui soit dirigé ni de près ni de loin contre la Russie. Je le répète, notre intention c'est d'avoir avec la Russie des rapports politiques, économiques, culturels qui soient des rapports intenses et qui soient des rapports d'amitié et de partenariat.
Q. : En avril il y aura un sommet ici sur la sécurité nucléaire...
R. : La sécurité nucléaire civile. Et c'est un sommet qui sera présidé à la fois par le Président Eltsine et par le Président Chirac.
Q. : Mais tout de même, il y a la grande question du nucléaire militaire. Des essais nucléaires français dans le Pacifique. Vous avez rencontré M. Eltsine. La presse a dit que cette question-là avait été discutée. Le Président Eltsine a toujours été très délicat envers cette question. Est-ce qu'il y a eu un développement de dialogue sur ce thème ?
R. : Non. La série des essais nucléaires que nous avons annoncée est une série de très petit nombre et de très courte durée. Dans quelques semaines à peine tout cela sera terminé. Et la grande question qui est devant nous et qui est beaucoup plus importante, elle, c'est le projet qui se discute actuellement à Genève d'un traité international d'interdiction définitive de tout essai nucléaire. Or, c'est ça la discussion et naturellement ça intéresse par priorité les pays qui sont à la fois membres permanents du conseil de sécurité et puissances nucléaires. Ça intéresse donc particulièrement Moscou et Paris mais aussi Washington, Londres et Pékin et toute la communauté internationale des peuples. Nous travaillons sur ce traité d'arrache-pied à Genève actuellement. Nous espérons que ce traité pourra être obtenu et donc paraphé à la fin du printemps ou au début de l'été 1996. Donc le grand événement de l'année 1996 ça va être deux choses pour nous de toute façon l'arrêt définitif des essais nucléaires, c'est ça qui va être la grande décision. On va s'apercevoir que certes le Président Chirac avait décidé de faire un petit nombre d'essais pour être en état d'arrêter définitivement mais qu'ensuite la France, premièrement va arrêter dans quelques semaines définitivement tout essai nucléaire, et deuxièmement que le monde est en train de préparer un grand traité très nouveau dans l'histoire des peuples, d'interdiction définitive des essais nucléaires.
Q. : Vous venez ici à une époque où il y a une grande poussée communiste au niveau du législatif et aussi dans le domaine de la politique. Vous avez rencontré le nouveau speaker de la Douma, M Seleznev. Est-ce que cette poussée communiste fait peur à la France, est-ce qu'elle va influencer la politique française envers la Russie ?
R. : Il est certain que l'opinion publique française s'interroge comme je crois d'ailleurs le peuple russe discute et s'interroge sur son avenir. L'opinion française, et ça, ça ne dépend pas de moi, les dirigeants français observent, regardent avec amitié, avec chaleur, mais naturellement il y a une part d'interrogation dans leur attitude. Moi, je voudrais d'abord saluer le fait que tout cela est bien la preuve que la Russie est une démocratie. On vote, librement, on discute, librement, on édite et on publie ce que l'on veut et la Russie s'approche d'une très grande échéance politique (nous savons ce que c'est, nous venons d'en vivre une) les élections présidentielles. Il y aura un grand débat en Russie. Le rôle d'un pays ami n'est pas de se mêler des discussions internes mais c'est d'espérer, et d'être convaincu, que les Russes feront le bon choix pour eux-mêmes. Mais il ne faut pas oublier que c'est une grande nation européenne et que donc naturellement les décisions que les Russes prendront seront des décisions souveraines. Elles auront de l'influence sur le destin russe mais également beaucoup d'influence sur le destin des autres pays européens.
Q. : Donc on doit les prendre en compte.
R. : Oui, bien sûr.
Q. : Et voilà la dernière question. Dans la presse anglo-saxonne...
R. : Non. Je disais ça pour vous dire, excusez-moi de vous interrompre, pour vous dire qu'en réalité le peuple russe a entre les mains non seulement sa propre responsabilité et son propre destin mais naturellement aussi un tout petit peu de la responsabilité collective qui est désormais la nôtre, celle du continent européen.
Q. : Dans la presse anglo-saxonne ces derniers jours il y a eu un nombre d'articles qui proposent de reconsidérer complètement la politique occidentale envers la Russie et disent que le FMI a échoué avec le soutien des réformes russes, qu'il y a les changements au gouvernement, qu'il y a la Tchétchénie, il y a ce retour des gens de force au pouvoir, il y a cette poussée communiste, donc il y a un peu d'hystérie. À mon avis, du côté anglo-saxon, surtout américain. Est-ce que la France, qui avait toujours une position équilibrée envers la Russie, peut aussi devenir la proie de cette nouvelle hystérie ?
R. : Non, pas du tout, d'aucune façon. Je vous l'ai dit, il y a en effet deux démarches possibles vis-à-vis de la Russie, il y a une démarche sceptique qui consiste à regarder la Russie avec le regard qu'on avait pour l'Union soviétique et à se dire demain ça revient, c'est déjà en train de se, faire, et donc à rester à l'écart et à laisser les Russes se débrouiller tout seuls. Et puis il y a une autre démarche, qui est la démarche française, qui est une démarche amicale et dynamique qui consiste à faire confiance au peuple russe et à constater l'effort déjà formidable qui a été accompli au prix de sacrifices. Il faut en être conscient, et soyez sûr que je suis particulièrement conscient des sacrifices consentis par le peuple russe pour ces changements essentiels vers la démocratie et vers l'économie ouverte. Et la position française est très claire : nous voulons accompagner ce mouvement du peuple russe vers lequel nous porte une amitié très forte.
Q. : Donc, si j'ai bien compris, la France ne va pas attendre le résultat des élections présidentielles pour développer ses relations avec la Russie ?
R. : Pas du tout, pas du tout. Vous savez que M. Juppé vient à Moscou dans quelques semaines. Nous avons décidé avec M. Primakov d'entretenir des liens très étroits je l'ai moi-même invité à Paris. Donc ça continue et même ça s'accélère.