Interview de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, à Europe 1 le 5 mars 1996, sur le plan d'aide aux entreprises de la filière textile habillement cuir, les critiques de la majorité à la politique d'Alain Juppé, l'aménagement du temps de travail et la flexibilité en faveur de l'emploi.

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Média : Europe 1

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M. Grossiord : Le plan Borotra est-il un exemple de la politique du « donnant-donnant » ?

J. Barrot : Oui. Ce sera une première, chaque entreprise de la filière textile, habillement, cuir, devra signer un accord qui sera co-signé par la branche à laquelle appartient l'entreprise et par l'État. Il y aura une série d'engagements assez précis sur l'embauche de jeunes dans les contrats d'apprentissage ou de qualification et puis un engagement sur l'aménagement du temps de travail. Tout cela étant établi sur mesure, entreprise par entreprise, et cela permettra à l'entreprise non seulement de bénéficier de cette baisse des charges mais aussi de s'organiser de manière plus efficace encore. Nous pensons que la filière textile, habillement et cuir, devrait perdre moins d'emplois mais se fortifier dans une compétitivité accrue.

M. Grossiord : Tout cela va-t-il être accepté par Bruxelles ?

J. Barrot : Bruxelles devra tenir compte du fait qu'il s'agit d'accords passés entre l'État et chaque entreprise, ce qui est différent. Cela veut dire qu'il y a de la part de l'entreprise un effort particulier que vient sanctionner la baisse des charges. On peut remarquer aussi que dans cette Europe, nos amis Italiens ont parfois abusé de la dévaluation compétitive, en faisant varier leur monnaie ils ont repris des parts de marché, quelquefois de manière indue puisque le niveau de compétitivité français était au moins aussi bon que celui des Italiens. Dans cette Europe, on ne peut pas non plus se laisser donner des leçons de morale alors même qu'il y a ces dérivations monétaires.

M. Grossiord : Vous accusez l'Italie d'avoir baissé sa monnaie pour gagner des marchés ?

J. Barrot : Je constate, je n'accuse pas. Dans certains cas, à compétitivité égale, la dévaluation de la lire à incontestablement défavorisé certaines industries françaises.

M. Grossiord : Notre industrie n'est-elle pas menacée par les pays d'Asie ?

J. Barrot : Nous savons que la compétition mondiale ne peut pas ne pas provoquer des chocs, mais ce qui n'est pas normal c'est que nous perdions des parts de marché, ne serait-ce qu'en Europe, alors que nous avons quand même une image de marque dans ces secteurs de l'habillement et du textile, qui reste très forte. C'est uniquement un problème de niveau de prix, comparé aux prix italiens et de certains pays du Sud. Il est normal que l'on prenne une mesure pour essayer de rétablir une sorte d'égalité de concurrence. Il ne s'agit pas de protéger et c'est là qu'on peut plaider le dossier.

M. Grossiord : Est-ce sain d'émietter les aides à l'industrie ?

J. Barrot : Il ne s'agit pas d'émiettement, il s'agit de prendre une filière, l'habillement et la chaussure, et sur cette filière nous occupons une place dans le monde qu'il faut préserver parce que c'est un atout formidable. Pensez à la mode française. Là, nous ne prenons pas de mesures momentanées, ponctuelles, ce sont des mesures durables, assorties d'un effort de chaque entreprise pour répondre à l'aide que leur apportent les pouvoirs publics. C'est un dispositif qui se défend et qui aura le mérite de nous permettre une véritable expérience en grandeur nature.

M. Grossiord : On a l'impression que les critiques les plus acerbes contre la politique du Gouvernement émanent de la majorité ?

J. Barrot : Oui, je le regrette beaucoup. Mais dans la démarche de notre rapporteur général, il y a un côté positif, c'est de nous rappeler par exemple qu'il faut aller plus vite. Ce n'est d'ailleurs pas seulement de la responsabilité du Gouvernement. Il faut aussi qu'au Parlement, les dispositions décidées puissent être votées rapidement. Ça, je donne raison à P. Auberger. Pour le reste, c'est trop facile dans les temps que nous traversons, où il faut essayer de jouer sur un clavier qui est malgré tout limité parce qu'on ne peut pas faire de la relance avec de l'argent qui serait emprunté au risque de créer des déficits. Donc, le clavier des mesures est limité et je crois qu'il faut éviter, en tout cas au sein de la majorité, de donner l'impression que les mesures qui ont adoptées pourraient ne pas être utiles.

M. Grossiord : Les critiques sont notamment relayées par F. Léotard, C. Pasqua, S. Veil, ce sont les remplaçants éventuels d'A. Juppé à Matignon. On a vu les derniers sondages, ils sont extrêmement défavorables pour le Premier ministre.

J. Barrot : Si la majorité joue à ce petit jeu, elle compromet l'intérêt du pays, bien compris, et elle compromet ses propres chances. Je suis un homme de la montagne qui essaye de ne jamais perdre ni le bon sens, ni une grande probité. Je souhaite que, dans la majorité, il y ait aujourd'hui un sens plus aigu des responsabilités que nous assumons en conduisant un pays qui est en pleine tourmente.

M. Grossiord : Certains jouent déjà la succession d'A. JUPPÉ à Matignon ?

J. Barrot : A. JUPPÉ fait face avec courage. Nous sommes, nous, embarqués sur une mer difficile parce que la mondialisation vient battre notre économie de plein fouet et que nous sentons qu'il y a plein de mutations à assumer, qu'il faut rendre confiance à ce pays en lui disant : ça change vite mais les Français sauront s'adapter. Ce n'est pas le moment de cultiver les petits états d'âme, les petites ambitions. Ça n'a rien à voir avec ce que le pays attend.

M. Grossiord : Quand on guigne Matignon, on a de grandes ambitions non ?

J. Barrot : Et bien justement, si on veut un jour mériter Matignon, il faut d'abord commencer à mettre les petites ambitions sous le boisseau et s'occuper de l'intérêt national.

M. Grossiord : Votre réaction sur une mesure technique, politique qui a été prise récemment et qui a beaucoup fait jaser, c'est la baisse de la rémunération du Livret A. Onze milliards de francs ont été retirés mais ils sont allés alimenter d'autres produits d'épargne, donc c'est un coup d'épée dans l'eau ?

J. Barrot : Voulez-vous qu'on regarde le côté positif. J'ai été en Haute-Loire, j'ai vu les responsables des organismes HLM qui m'ont dit : enfin, nous allons pouvoir lancer les programmes supplémentaires parce que la ressource qui permet de financer les HLM a baissé sensiblement. Et je sais qu'il y a déjà dans mon département plusieurs programmes d'habitation à loyer modéré qui vont démarrer, donnant de l'emploi aux entreprises et assurant pour l'avenir à des familles d'être mieux logées. Franchement, ça en vaut la peine.

M. Grossiord : On peut réduire la durée du travail sans réduire les richesses ?

J. Barrot : Il faut travailler non pas moins mais mieux. Cela veut dire qu'il faut aménager le temps de travail pour qu'on soit trois fois gagnants. Un : il faut que l'entreprise ne perde pas sa productivité, ou alors elle perd ses clients et c'est le début de la fin. Il faut que l'aménagement prenne en compte l'intérêt de l'entreprise. Deuxièmement : il faut que le salarié gagne du temps libre, il peut accepter une petite baisse de salaire éventuelle selon les cas, il faut voir comment cela se passe. Troisièmement : la collectivité doit être gagnante parce qu'il doit y avoir de l'embauche à la sortie. Si ce principe de trois fois gagnant marche, alors je crois que l'accord d'entreprise sur l'aménagement du temps de travail, la réduction et l'embauche, est quelque chose qui doit nous aider.

M. Grossiord : M. Rocard propose de faire pression sur les entreprises en abaissant les cotisations sociales de celles qui réduisent la durée du travail, vous êtes d'accord ?

J. Barrot : Il y a une idée juste dans ce qu'il propose, c'est qu'une incitation peut être imaginée en modulant les charges selon les horaires de travail. C'est une idée qui est un peu compliquée à mettre en œuvre. Ce que je voudrais dire, c'est qu'il faut d'abord une négociation au sein de l'entreprise, cette négociation doit porter sur l'intérêt de l'entreprise, l'intérêt du salarie et l'embauche éventuelle. Il faut éviter que nous inventions des moules prédéterminés dans lesquels les accords devraient s'emboîter obligatoirement. On va enlever la créativité du dialogue social sinon. Le dialogue social est là pour ça.

M. Grossiord : Mais la flexibilité du travail à quel prix pour le salarié ?

J. Barrot : Le salaire reste calculé sur la base de 37,3 heures hebdomadaires et pour Hewlett-Packard, il y a 150 emplois créés. Ils ont négocié, accepté des semaines à géométrie variable.

M. Grossiord : C'était cela ou le chômage ?

J. Barrot : Non, c'était ça ou pas d'embauches. Il y a 150 emplois créés, ils ont réussi aussi à gagner du temps pour leur vie familiale, pour leur vie de loisirs, ils s'organisent. Vous croyez que les agriculteurs du temps jadis travaillaient beaucoup à la saison des récoltes et des semailles ? Il y avait des temps beaucoup plus libres qu'ils occupaient pour leur vie familiale. Je ne vois pas pourquoi nous serions enfermés dans des séquences toujours hebdomadaires.

M. Grossiord : La flexibilité est un acquis pour les salariés ?

J. Barrot : Oui. Cette flexibilité, si elle est négociée, permet à chacun de s'y retrouver. À Troyes, nous avons ainsi sauvé une centaine d'emplois et cela va faire tâche d'huile. Il y a eu 15 % d'accords d'entreprises supplémentaires en 1995, dont la moitié ont porté sur l'aménagement du temps de travail.

M. Grossiord : Le Gouvernement va accélérer la marche des négociations ?

J. Barrot : On s'est donné un rendez-vous au Sommet social, c'est début juillet, pour faire le point, A. Juppé a dit et je le répète, en fonction des résultats, soit on accompagnera les accords qui seront intervenus en rajoutant quelques incitations, soit si les accords ne sont pas intervenus, on essaiera de créer des cadres dans lesquels pourront ensuite s'organiser des accords d'entreprise. Je préfère la voie conventionnelle.

M. Grossiord : M. Rocard disait qu'il fallait une impulsion forte de l'État, vous le suivez ?

J. Barrot : M. Rocard a raison sur le fait qu'il faut des incitations. Sur le temps partiel, la loi quinquennale prévoit 30 % d'abattement de charges et j'ai rajouté la ristourne sur le temps partiel, ce qui est une aide puissante. Cela veut dire que l'aide doit être répartie entre l'entreprise et entre ses salariés. Cela va permettre la baisse des charges de cotisations vieillesse à temps plein parce qu'on s'aperçoit que la peur du temps partiel, c'est la peur de perdre son avantage vieillesse. Il ne faut pas que l'entreprise mette dans sa poche les avantages, il faut qu'elle les partage avec ses salariés.