Interview de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, à TF1 le 14 avril 1996, notamment sur les relations franco-chinoises, la maladie de la "vache folle", les enjeux de la conférence intergouvernementale de Turin pour la construction européenne, sur les priorités de la politique économique, et sur Yitzhak Rabin, ancien Premier ministre israélien assassiné.

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Média : TF1

Texte intégral

Mme Sinclair : Bonsoir à tous. Bonsoir, Jacques Delors.

M. Delors : Bonsoir.

Mme Sinclair : Merci d'avoir accepté mon invitation. Vous restez l'une des personnalités politiques françaises les plus populaires, peut-être même la plus populaire. Nous allons vous écouter ce soir, sur les sujets chauds de l'actualité, sur les préoccupations des Français.

Je recevrai aussi, tout à l'heure, Noa qui a 19 ans, qui est la petite fille d'Yitzhak Rabin, le Premier ministre assassiné il y a quelques mois. Elle publie un livre. Elle va venir nous parler de son grand-père et puis de la paix aussi. Un week-end où justement, tout le monde craint l'engrenage au sud-Liban. Un sujet dont nous parlerons, bien sûr, ensemble, tout à l'heure, Jacques Delors.

Tout de suite, en France, la visite qui a fait beaucoup d'encre et a ranimé l'éternel débat entre les tenants des droits de l'homme et ceux qui défendent l'intérêt économique des États.

Reportage

« Qui sème le vent, récolte des contrats ». La visite très controversée en France du Premier ministre chinois, Li Peng, s'est révélée à la hauteur des espérances des industriels. Comme prévu, quelques 12 milliards de francs de contrats ont été signés avec Saint-Gobain, Citroën, ou encore Gaz de France. C'est Airbus qui remporte le morceau avec la commande ferme de 33 avions. Un petit grignotage du monopole de l'américain Boeing.

Pour le gouvernement comme pour les chefs d'entreprises, il était urgent que la France se réveille face à la Chine, un pays qui affiche en moyenne 10 % de taux de croissance. Comment se permettre, dans la conjoncture actuelle, de continuer à boycotter un supermarché potentiel d'un milliard 200 millions de personnes ? Mais aussi, comment la France, patrie des droits de l'homme, peut-elle recevoir celui que l'on surnomme « le boucher de Tien An Men » ? De nombreuses associations, dont Amnesty International et même 200 parlementaires, ont manifesté leur réprobation et leur dégoût. On a même frôlé l'incident diplomatique à Matignon, où Alain Juppé tenait à porter un toast à plus de démocratie et de respect des droits de l'homme. Fureur de Li Peng. Avec deux heures de retard sur le protocole prévu, on a tout de même signé les fameux contrats, mais on n'a pas trinqué. Et c'est finalement en privé, à l'Élysée, que la question épineuse des droits de l'homme a été abordée. Ainsi, personne n'a perdu la face.

Mme Sinclair : Jacques Delors, il y a deux thèses : Il y a celle des tenants des droits de l'homme qui disent : « Comment ne tient-on pas la Chine à distance alors qu'elle bafoue tellement les droits de l'homme ? ». Et puis ceux, comme Alain Peyrefitte, qui disent : « Non seulement ce n'est pas l'intérêt politique, ni l'intérêt économique de la France et, en plus, cela ne sert pas les droits de l'homme que de boycotter à la Chine ? ». Vous appartenez à quelle doctrine ?

M. Delors : Parlons d'abord des droits de l'homme, puis ensuite de l'économie.

Tant qu'il y aura des hommes sur la terre, il y aura de l'oppression et des atteintes aux droits de l'homme. Tant qu'il y aura des hommes sur la terre, des hommes et des femmes se lèveront inlassablement pour protéger les hommes et les femmes contre toutes les oppressions. Pour ne prendre que deux exemples, depuis Sœur Emmanuel qui sort les chiffonniers du Caire de la pauvreté jusqu'à Amnesty International qui traque toutes les atteintes aux droits de l'homme. Il faut avoir beaucoup d'estime et même aider tous ceux qui le font de la maniera que l'on peut.

Mme Sinclair : Tant qu'il y aura cette situation dans le monde, que doit-on faire ?

M. Delors : Mais la logique des associations est une chose, la logique des États en est une autre. Je ne plaide pas là pour la real politique. Mais enfin prenons deux exemples :

Nous avons décrété l'embargo en Afrique du Sud, cela a marché. Mais pourquoi ? Parce qu'il y avait sur place un potentiel de forces démocratiques. Il y avait Mandela, mais il y avait aussi de Klerk. Un homme qui a pris sur lui-même.

Nous avons décrété l'embargo vis-à-vis de l'Irak et de Saddam Hussein, ça n'a pas marché. Saddam Hussein est toujours là et certains se posent des questions morales comme : « Est-ce que par cet embargo, nous ne contribuons pas à affamer une partie de la population ? Est-ce que par cet embargo, nous ne rendons pas plus compliquée la situation des minorités kurdes ? ». Vous voyez que tout cela n'est pas simple.

Mme Sinclair : Au fond, plus le pouvoir est dictatorial et fort, moins cela a d'impact. C'est cela que vous voulez dire ?

M. Delors : Oui, s'il n'y a pas l'intérieur…

Mme Sinclair : … S'il n'y a pas de relais à l'intérieur, cela ne sert à rien ?

M. Delors : S'il n'y a pas de relais à l'intérieur, cela devient très difficile. En ce qui concerne notamment la Chine, je n'accepte l'argument selon lequel, si on multiplie les échanges économiques avec eux, cela les fera évoluer. Cela était possible pour un pays comme l'Espagne du temps de Franco ou quand les classes moyennes se sont réveillées, mais ce n'est pas possible en Chine, qui est une vieille civilisation qui n'a jamais connu la démocratie. Mais en revanche, je comprends que la France veuille assurer son avenir, défendre ses emplois, vendre ses technologies.

Pour le reste, tout le monde a l'air de s'accommoder de ce qui s'est fait. Moi, je n'étais pas sous la table quand Jacques Chirac a parlé à Li Peng, mais je n'ai pas de raison de lui faire un procès d'intention. Simplement, avec les Chinois, héritiers d'une vieille civilisation, tout doit être pesé sur une balance de pharmacien. Est-ce qu'on n'en a pas fait un peu de trop de son côté ? C'est la question qui peut se poser, mais c'est aux responsables de la solutionner. En tout cas, cela ne vaut pas la peine d'une polémique publique.

Mme Sinclair : Sondage de la SOFRES sur ce sujet :
En recevant le Premier ministre chinois Li Peng à Paris, estimez-vous que le gouvernement français a raison. Il faut faire preuve de réalisme et développer les relations économiques avec la Chine ? 63 %
Le gouvernement français a tort. Il fait peu de cas du respect des droits de l'homme en Chine : 28 %.
Sans opinion : 9 

Les résultats à la question sont donc sans appel, même à gauche où une légère majorité est favorable au réalisme économique.

Dans un instant, Jacques Delors, on va voir les catastrophes réelles ou en puissance qui nous menacent : Tchernobyl et les vaches folles.

À tout de suite.

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Mme Sinclair : 7 sur 7, en compagnie de Jacques Delors.

Tchernobyl a 10 ans. La peur des vaches folles, il y a quelques semaines. Les deux événements sont des alarmes fortes pour nos sociétés industrielles.

Panoramique

Nucléaire : Tchernobyl, 10 ans après. Un millier d'experts, médecins et scientifiques se penchent à Vienne, sur les conséquences sanitaires et économiques de cette catastrophe nucléaire.

Vache folle : Pas de levée de l'embargo européen contre le bœuf britannique. À Bruxelles, le comité vétérinaire recommande son maintien intégral tant que la Grande-Bretagne n'aura pas proposé un plan concret d'abattage des 4 millions de bêtes à risque. Psychose de la maladie, boycott des consommateurs, en France, les retombées économiques de l'affaire de la vache folle commencent à sérieusement inquiéter.

Mme Sinclair : Jacques Delors, comprenez-vous la frayeur d'une partie de la population ? Ou dites-vous : « Il ne faut pas céder à la panique et risquer de mettre en péril toute une partie de l'industrie alimentaire » ?

M. Delors : Je la trouve excessive, mais j'ai un peu d'indulgence quand je me rappelle que la panique a été créée par les ministres britanniques eux-mêmes. Je profite de cela pour dire que – puisque souvent, on prend la Commission européenne comme bouc émissaire – dès 1988, nous nous en sommes préoccupés, dès que les premiers cas sont apparus ou nous ont été signalés.

En 1988, nous avons recommandé l'interdiction de l'alimentation en poudre de viande. Ensuite, en 1989, nous avons interdit l'exportation des viandes non désossées et, pour être précis, des viandes désossées où l'on avait supprimé les tissus nerveux et lymphatiques. Nous avons également interdit les exportations d'abats.

Mme Sinclair : Néanmoins, c'est aujourd'hui que le problème se pose.

M. Delors : Oui, parce que le degré d'incubation est fort. Mais d'après les chiffres qui m'ont été fournis par mes collègues de Bruxelles, alors qu'il y avait eu 35 000 cas, en 1990, de déclarés en Grande-Bretagne, en 1995, il n'y en aurait eu que 1 500. Donc, vous voyez qu'il est possible, tout de même, de prendre des mesures de prévention. Il y a sans doute eu des tricheries et puis des imprévoyances.

Mme Sinclair : Vous avez mangé du steak à midi ?

M. Delors : Oui, bien sûr.

Mme Sinclair : Vous ne cédez pas à l'affolement ?

M. Delors : Non, non.

Mme Sinclair : Cela dit, cela pose tout de même le problème de savoir comment une société moderne peut être confrontée, elle-même, à sa propre autodestruction.

M. Delors : Avec l'homme Prométhée, c'est-à-dire la croyance que le progrès scientifique va changer tout et va nous mettre à l'abri, qu'on va aller dans une société de zéro risque et de zéro mort, eh bien, notre société n'est pas préparée à affronter ni le présent, ni l'avenir. L'homme renouvelle tout le temps la figure de ses aliénations. On vient de parler des droits de l'homme, mais on pourrait parler aussi des progrès scientifiques. On pourrait aussi souligner combien la course à la productivité dans l'alimentation peut causer des dégâts, par exemple, pour les os. On pourrait aussi montrer l'imprévoyance, notamment en France, vis-à-vis des questions de l'environnement. Quel cadre naturel va-t-on laisser à nos petits enfants ? Qui y pense ?

Mme Sinclair : Vous parliez de l'Europe et de ce qu'elle a fait de bien…

M. Delors : … Sur ce petit point-là.

Mme Sinclair : Sur ce point-là : Qu'est-ce qui se joue, dans les mois prochains, en ce qui concerne l'Europe ? Qui va discuter, pendant toute l'année qui vient, de sujets essentiels, c'est-à-dire du nombre de pays qui doivent en faire partie ? Du poids de chacun d'entre eux ? De la façon dont vont être prises les décisions ? Pour vous, qu'est-ce qui se joue ?

M. Delors : Il se joue de savoir ce que va devenir cette aventure qui a 40 ans d'âge, que des hommes et des femmes, au lendemain de la guerre, en disant : « Plus jamais la guerre entre nous », ont génialement conçue ? Cette Europe peut devenir une vaste zone de libre-échange sans âme et l'Europe continuera son déclin politique, entamé dès après la fin de la guerre de 1914-1918 parce qu'on se vidait de nos sangs dans des guerres civiles. Ou bien, nous prendrons conscience des risques de déclin économique et politique qui nous affecte. Nous penserons que l'union fait la force et nous renouvellerons le contrat de mariage entre les pays qui veulent vraiment partager l'exercice d'une partie de leur souveraineté pour que l'Europe redevienne puissante et généreuse.

Mme Sinclair : Au fond, nous sommes à une sorte de tournant. J'ai lu la revue du Club Témoins dont le président est François Hollande et où s'expriment vos amis. Il y a une interview de vous dans cette revue où vous dites « qu'on peut se mettre à débattre, cette année, vu l'ampleur de la mondialisation, sur le fait même de savoir si un pays n'a pas intérêt à rester seul avec les moyens qu'il a ». Et vous citez de Gaulle : « Je préfère boire dans mon verre même s'il est petit ». C'est tout de même dire à quel point, aujourd'hui, vous remettez même en cause ou en question, vous admettez que ça fasse débat, l'idée de faire ensemble, qui est l'idée même de l'Europe ?

M. Delors : Pour une raison simple, Anne Sinclair, c'est qu'il y a un agenda de prévu pour la réalisation de l'Union économique et monétaire…

Mme Sinclair : Qu'il faut tenir.

M. Delors : Qu'il faut tenir. Mais on entre ensuite dans des détails techniques qui éloignent encore les populations du véritable enjeu européen. Quand on parle de la Conférence intergouvernementale, on dit : « Combien de membres à la commission ? Combien de voix pour tel ou tel pays ? », la vraie question n'est pas là. Elle est de savoir si, dans le MONDE tel qu'il est en train de s'unifier et se globaliser, l'union des pays européens est nécessaire ? Ou bien si l'on considère qu'en étant seul dans son coin, peut-être avec des marges réduites, on ne vivrait pas mieux ?

Il vaut mieux poser cette question directement que de voir le discours entre deux hommes politiques qui se disent tous les deux européens mais qui ont des arrière-pensées. Donc, il vaut mieux poser la question directement à certains : Est-ce que, pour vous, la France doit vivre comme la Suisse et qu'elle tirera son épingle du jeu en raison de sa tradition, de son message universel ?

Mme Sinclair : N'est-ce pas revenir un peu en arrière que de reposer cette question fondamentale que l'on croyait résolue ?

M. Delors : Non, non, c'est de briser le manteau d'hypocrisie et d'amener les quinze pays qui composent actuellement l'Union, de dire un jour ou l'autre : pourquoi combattons-nous ensemble ? Pour l'instant, il me donne l'impression de ces vieux couples qui ont 20 ans d'âge et qui disent : « On va continuer ». Mais lorsque madame arrive au salon, monsieur part boire un coca-cola à la cuisine et quand madame voit revenir monsieur, elle prend un prétexte pour aller faire une course. Ils ne parlent plus du fond, du « pourquoi voulons-nous vivre ensemble ? » – « Pour la paix » avaient dit ceux qui ont créé l'Europe. C'est toujours vrai.

Le chancelier Kohl a raison de le rappeler, même si cela ne dit rien aux jeunes générations. Mais c'est parce que ma hantise, c'est que, compte tenu des formidables forces qui jaillissent dans le monde – on vient de parler de la Chine, on aurait pu parler d'autres pays – je pense que l'Europe est menacée de déclin et que, seule, son union fera sa force. Mais pas son union à n'importe quel prix, en se mettant d'accord, je le répète, sur le contrat de mariage.

Mme Sinclair : Jacques Chirac a plaidé pour un modèle social européen, vous avez semblé lui rendre hommage. Est-ce qu'aujourd'hui, il n'y a plus de différence entre Chirac et Delors ?

M. Delors : Non, j'ai simplement dit que je préférais le Jacques Chirac qui s'est exprimé sur le modèle social que celui de l'appel de Cochin, où il assimilait les pro-Européens à un parti de l'étranger.

Mme Sinclair : De cela, il y a 20 ans.

M. Delors : Oui, d'ailleurs, tout le monde a le droit d'évoluer. Vous connaissez le proverbe : « Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis ». Pour le modèle social, je me suis peut-être mal expliqué. J'ai voulu dire : « Avant de savoir ce qu'on va faire, il faudrait déjà savoir ce qu'on a déjà fait et voir ce que l'on peut faire aujourd'hui ». Et, sur la défense du modèle social, j'en suis intimement partisan. C'est une des originalités de l'Europe que de combiner la compétition qui nous stimule, la coopération qui nous renforce et la solidarité qui nous unit. Cela a été le sens de mon travail pendant 10 ans et je serais heureux que ceci soit continué.

Mme Sinclair : Vous avez l'impression que vous dites la même chose à travers ce vocable « modèle social européen ». Tout le monde, aujourd'hui, est à peu près d'accord.

M. Delors : J'ai l'impression qu'il y a un consensus assez large en France. Mais, bien entendu, il y a un président de la République, il y a un gouvernement, il y a des paroles, mais il y a aussi des actes. Alors, nous attendons les actes. Et les actes, c'est la manière dont la France défendra son point de vue et le fera triompher dans les cercles européens, dans les mois et les années qui viennent.

Mme Sinclair : Êtes-vous d'accord avec la proposition française qui dit qu'il n'est pas obligatoire que tout le monde aille au même rythme dans la future Europe ? Dans le contrat de mariage renouvelé que vous disiez tout à l'heure…

M. Delors : … Je pense que si tout le monde va au même rythme, on se calera sur la vitesse du convoi le plus lent et que, par conséquent, on perdra la partie historiquement parlant. Non, il faut qu'il y ait, au sein de l'Europe, la possibilité institutionnelle, pour une avant-garde, d'aller plus loin et une avant-garde ouverte aux autres, bien sûr, s'ils veulent s'y rallier un jour.

Mme Sinclair : En France, il y a débat sur le service public, sur l'avenir de France Télécom, sur l'éducation et, bien sûr, en filigrane, sur l'emploi. Viviane Junkfer, Charif Zouari.

Reportage

« Qu'il est donc difficile de réformer le service public en France. Hôpitaux, éducation, France Télécom, c'est à nouveau la grogne et l'inquiétude. À France Télécom, tous les personnels savent la réforme inéluctable. Il est plus que de temps de se préparer à la concurrence européenne de 1998. L'État promet qu'il restera majoritaire, malgré une privatisation partielle, et que le statut de fonctionnaire sera préservé. Mais il n'arrive pas à rassurer. Près d'un salarié sur deux a suivi, jeudi, le nouvel appel à la grève lancé par l'ensemble des syndicats opposés au changement.

Dans les hôpitaux, vendredi, grève des soins non urgents avant une journée nationale d'action prévue le 24 avril. Les médecins protestent contre le projet d'ordonnance qui prévoit un dispositif musclé pour encadrer les dépenses médicales et renforce les sanctions à leur égard. Pour le ministre Jacques Barrot, c'est la peur de l'inconnu qui les fait réagir négativement. Pour lui, c'est la dernière chance de sauver la Sécurité sociale.

Enfin, ébullition dans le monde de l'éducation où les rapports foisonnent cette semaine. Avant même d'être officielles, les propositions de la commission Fauroux sur l'école provoquent une levée des boucliers, tant des syndicats que du ministère. De la maternelle à l'université, cette réforme en profondeur prévoit, entre autre, une plus grande autonomie des établissements dans les programmes, les horaires et le recrutement des professeurs, ainsi qu'une meilleure alternance entre l'école et l'entreprise. Objectif : former un million d'apprentis en l'an 2000 ».

Mme Sinclair : Jacques Delors, sur un sujet comme France Télécom, quelle est votre réaction ? Êtes-vous d'accord avec l'idée que, pour se développer, France Télécom doit changer de statut ? Et si « oui », pourquoi ?

M. Delors : Il y a plusieurs observations de fait qu'il faut d'abord faire :

1. Nous avons, avec France Télécom, une entreprise magnifique, un instrument essentiel, non seulement pour le téléphone, mais pour entrer dans la société de l'information.

2. La société de l'information est là. Elle sera un pilier de la puissance demain et donc aussi du progrès du niveau de vie. C'est la combinaison, pour aller vite, du téléphone, de l'ordinateur et de la télévision.

Avec ou sans construction européenne, cette société de l'information imposerait à la France de réfléchir si elle veut être présente par ses créateurs et par sa langue, et ce n'est pas les frontières qui pourront servir de ligne Maginot dérisoire. Par conséquent, quand l'Europe ouvre les marchés un peu à la concurrence, moyennant certaines règles de déontologie, une péréquation, elle ne fait que défendre les intérêts de la France et les intérêts de l'Europe.

Mme Sinclair : Mais pour répondre à la question que vous dites essentielle, savoir si la France doit être présente, demain, dans cette société de l'information, pourquoi cela implique-t-il qu'une société, comme France Télécom, dont vous dites que c'est une très belle société performante, doit changer de statut ?

M. Delors : Parce qu'il faut garder les primautés du service public. En France, par exemple, 97 % des Français bénéficient du téléphone, contre 90 % dans les autres pays, ce n'est pas par hasard ! Mais en même temps, même si France Télécom a passé des accords avec Deutsch Telecom et avec une entreprise américaine, les faits sont là : tant que cette entreprise sera uniquement une entreprise publique, elle aura beaucoup de mal à se déployer par des alliances, par des prises de participation, dans l'ensemble des sujets de la société de l'information, que cela aille des chips jusqu'aux œuvres de cinéma ou des œuvres télévisées. Par conséquent, cela reste notre atout.

Il ne faut pas oublier que l'Europe a perdu la bataille de l'information, pour aller vite, a perdu la bataille de l'électronique, nous devons gagner la bataille de la société de l'information. Ceci dit, cela ne peut être fait que moyennant une discussion avec le personnel, personnel qui doit garder son statut.

Mme Sinclair : C'est cela leur inquiétude. C'est de se dire si, dans une société qui doit être concurrentielle et avec des objectifs de rentabilité, ils pourront garder un statut de fonctionnaire ?

M. Delors : Le personnel a besoin, dans cette entreprise qui est hyper technocratique, que l'on s'occupe de lui, qu'il y ait des relations sociales plus importantes et que l'on parle avec eux. Par exemple, ils ont peur qu'il y ait des licenciements. S'il y a eu des licenciements à British Telecom et à Deutsch Telecom, c'est parce qu'il leur fallait beaucoup plus de personnel qu'à France Télécom pour réaliser un produit qui n'était pas meilleur que celui de France Télécom. Et, d'autre part, la société de l'information offre des perspectives.

Simplement, le personnel, et moi aussi, nous voulons avoir des garanties que ce n'est pas la stratégie du saucisson et qu'à la fin, il ne restera plus rien. Il doit y avoir une prédominance de l'État dans le capital, soit sous la forme de 51 % du capital, soit ce qu'on appelle « une golden chair », une minorité de blocage. Voilà ! Mais il ne faut pas faire de ce problème un drame à la française. Simplement, tout le monde doit être correct. Les Pouvoirs publics doivent s'engager solennellement. On doit négocier avec le personnel et il faut aussi reconvertir une partie du personnel car les métiers changent. Or, actuellement, si j'en crois les informations, on est un peu en retard à l'intérieur de France Télécom.

Mme Sinclair : Vous parliez de licenciement, les gens ont peur de perdre leur emploi, est-ce que, globalement, sur ce terrain, selon vous, le gouvernement a plutôt échoué ou fait plutôt ce qu'il peut ?

M. Delors : Je pense que le gouvernement a échoué pour deux raisons :

– la première, c'est qu'il s'est trompé de politique économique ;
– la seconde, c'est qu'il a multiplié les plans et les mesures d'aides qui en font un véritable maquis.

Premièrement, il s'est trompé de politique économique : songez que depuis 3 ans, on a prélevé sur les ménages, sur nous tous, 200 milliards d'impôts ou de cotisations sociales en plus. On en a d'ailleurs redonné 140 milliards aux entreprises en pensant que cela les aiderait à créer de l'emploi. C'est comme si le médecin de Molière, ayant préconisé la santé, disait ensuite au malade : « Allez courir les Jeux olympiques », alors qu'il faut que notre société et notre économie digèrent ces 200 milliards.

Mme Sinclair : Que fallait-il faire s'il ne fallait pas les prélever ? Quel est le gouvernement qui souhaiterait ne pas augmenter les impôts ?

M. Delors : Je pense qu'il fallait… il y a plusieurs années, mettons au lendemain de l'élection présidentielle… décider un plan de réduction des dépenses publiques, même par des mesures bêtes et méchantes, en disant aux Français, aux organisations patronales, syndicales ou syndicats de médecins et autres : « Nous avons pris de mesures bêtes et méchantes parce qu'on ne peut pas vivre avec ce déficit, pas à cause des critères de Maastricht, mais on ne va pas transmettre cette dette à nos enfants et à nos petits enfants »…

Mme Sinclair : … Quelles dépenses publiques dans lesquelles on aurait coupé ? Vous savez bien que la gauche aurait hurlé immédiatement ?

M. Delors : Toutes. Vous savez, pour avoir un plan de diminution des dépenses publiques, il faut être un peu bête et méchant, il n'y a pas d'autres manières. Puis, ensuite, on aurait discuté beaucoup mieux les mesures au lieu d'annoncer brutalement certaines réformes. Cela, c'est le premier point.

En ce qui concerne l'emploi maintenant : il y a trop de mesures compliquées et, dans le fond, les entreprises jouent de plus en plus avec cela. Et le résultat, c'est qu'il y a un effet d'aubaine : on recrute quelqu'un quand on en a besoin et l'on bénéficie du meilleur régime et, deuxièmement, il y a un effet de substitution : on a fait le CIE pour les chômeurs de longue durée, c'est au dépens des jeunes. Donc, tout cela n'est pas bon…

Mme Sinclair : Tout le monde a l'air d'accord là-dessus puisque Jean Gandois, le président du CNPF, dit : « Il y a trop d'aides à l'emploi qui sont inefficaces » et le gouvernement, Alain Juppé, quand il parle de son fameux « donnant-donnant » est de dire : « Finalement, on donne beaucoup aux entreprises et que nous donnent-elles en échange ? ».

M. Delors : Il y a, peut-être, maintenant, 1 500 000 emplois qui ont été créés, puisque chaque année, il y a 3 600 000 embauches qui sont faites, et puis il y a beaucoup d'embauches qui se terminent… Il y a 1 500 000 emplois aidés, on n'y comprend rien et personne n'y gagne.

Quant à la fameuse flexibilité dont les partenaires de la France ont tant parlé au G7, il faut savoir qu'en France, sur 3 600 000 embauches, 70 % sont des contrats à durée déterminée.

Rappelez-vous, lorsqu'on a supprimé l'autorisation administrative de licenciement, le patron du CNPF avait dit : « Cela créera 400 000 emplois ». On ne les a jamais vus ! Alors, de grâce, arrêtons de jouer avec des mots : d'un côté, conservation des avantages acquis, de l'autre, flexibilité. Dialogue de sourds.

Mme Sinclair : Au-delà des critiques et pour dépasser ce dialogue de sourds : qu'est-ce que la gauche a comme politique alternative à proposer aujourd'hui ?

M. Delors : Je parle de ce que pense Jacques Delors. Vous pouvez recevoir Lionel Jospin…

Mme Sinclair : Jacques Delors, membre du Parti socialiste et qui n'est pas une voix mineure à gauche.

M. Delors : Je pense qu'il y a trois directions : La première : il faut réduire les dépenses publiques, cela a un effet sur la croissance beaucoup moins important que de prélever des impôts. Donc il faudrait changer de cap.

Mais parmi les autres mesures qu'il y a, les plus importantes concernent, me semble-t-il, un système simple d'allègement sur les charges sur les salaires les plus bas, parce que c'est là où il peut y avoir du recrutement. Il ne faut pas oublier qu'actuellement, un quart des nouveaux emplois sont créés par des entreprises de moins de 50 salariés, que 63 % des emplois sont dans les services…

Mme Sinclair : … Ce sont encore des aides à l'emploi ! Mais, enfin, vous dites : « Celles-là sont efficaces » ?

M. Delors : C'est là une forme simple, une seule.

Deuxièmement : il faut jouer sur l'aménagement et la réduction du temps de travail, et pour des raisons qui tiennent aussi à des raisons de civilisation.

En 1945-1950, quelqu'un qui avait la chance de travailler, y consacrait 100 000 heures dans sa vie, aujourd'hui 70 000 heures et, dans 20 ans, 45 000 heures. Qui pense à cela ? Est-ce le marché qui va s'occuper de cela ? N'y-a-t-il pas là un problème qui concerne la vie dans les villes, la vie dans les espaces ruraux, la manière dont on va employer son temps ? L'éducation tout au long de la vie, etc. ? Les loisirs ? Et tout cela créerait des services.

Donc, il faudrait une pensée de société sur la réduction du temps de travail imposée par le progrès technique et non par une sorte de manie qu'auraient quelques spécialistes ! C'est un fait de société.

Mme Sinclair : Vous-même vous venez de rédiger un rapport sur l'éducation pour l'UNESCO, qui est publié aux Éditions d'Odile Jacob, qui s'appelle « L'éducation, un trésor est caché dedans » où vous dites en gros : « Autrefois, il y avait un temps pour apprendre, un temps pour travailler, un temps pour se reposer, désormais tout cela sera mêlé… ». Concrètement, cela signifie quoi sur notre système d'éducation ? On n'ira plus à l'école pendant 10 ou 15 ans ?

M. Delors : Non. Cela veut dire que nous continuerons à aller à l'école pendant un moment, jusqu'à 16, 18, 20 ans et qu'ensuite, nous serons obligés d'y retourner pour faire face aux changements dans la vie professionnelle, mais nous y retournerons aussi par goût d'apprendre, parce que le lien fait entre l'école et l'économie est un lien réducteur. Et c'est pour cela que, dans ce rapport, il y a quatre piliers à l'éducation :

– apprendre à connaître ;
– apprendre à faire, cela, c'est l'économie ;
– apprendre à vivre ensemble ;
– apprendre à être.

Il ne faut pas ramener l'éducation simplement à l'emploi. Et, d'ailleurs, ce n'est pas l'école qui, en France, je le dis une fois de plus, crée le chômage… c'est l'économie et la société qui créent le chômage.

Notre système éducatif doit être adapté en fonction de ces nouvelles données. Mais, attention, ne faisons pas beaucoup de ministres de l'éducation qui, en réformant et pour avoir leurs lois dans le cimetière des lois non appliquées, chassent aussi bien ce qu'il y a bien dans le système que ce qu'il y a à réformer.

Mme Sinclair : Vous avez remarqué que le ministre de l'éducation est très prudent en ce moment face, notamment, au rapport de la commission Fauroux à qui il avait demandé de réfléchir sur l'éducation, et dont le rapport est sorti la semaine dernière…

M. Delors : Non. Ce n'est pas le rapport…

Mme Sinclair : Enfin, les éléments du rapport…

M. Delors : On n'y comprend rien ! On n'y comprend rien ! Monsieur Fauroux dit qu'on lui a volé des documents. Alors, on ne peut pas discuter d'un rapport qui n'existe pas !

Mme Sinclair : Disons qu'on a quand même quelques idées de ce qui pourrait être dedans, et, visiblement, cela déclenche un tollé général.

Que pensez-vous quand, les notes de la commission Fauroux qui sortent, disent qu'il faudrait à la fois des établissements plus indépendants, qu'il faudrait un apprentissage réhabilité, un lien plus fort entre l'entreprise et l'enseignement ?

M. Delors : Je pense que l'on ne réparera pas un système d'horlogerie à coups de marteau et que tout cela est beaucoup plus compliqué. Il y a des choses qui vont très bien dans l'école en France. Il y a des innovations qui ne demandent qu'à être connues et à être diffusées.

Par conséquent, ce qui me semble juste, en effet, c'est que, bien que les jeunes d'aujourd'hui se sentent plus mûrs, à cause de la télévision, de la vie urbaine et de facteurs physiques, que ceux d'il y a 50 ans, ils ont beaucoup encore à apprendre de la société, et que l'enseignement par alternance, c'est-à-dire une part d'éducation d'un côté, une part de participation à la vie professionnelle ou sociale de l'autre, serait très formateur et serait très révélateur à chacun de ce qu'il est. Mais à condition que la part d'éducation soit de qualité.

C'est pour cela que je n'aime pas ce mot d'apprentissage, parce qu'il est lié, en France, à un système déséquilibré dans lequel la part de l'apprentissage d'un métier est trop forte par rapport à la part d'éducation générale.

Mme Sinclair : Mais quand Roger Fauroux dit : « Les étudiants en 4e année n'ont jamais mis les pieds dans un cabinet d'avocat », il a quand même raison, non ?

M. Delors : Oui, mais, vous savez, il y a beaucoup d'étudiants qui, pendant leurs vacances, demandent un stage.

Mme Sinclair : Oui, mais cela, c'est à leur libre choix…

M. Delors : … j'entends bien ! Mais il y a beaucoup d'universités qui ont créé des filières spécialisées qui, aujourd'hui, vont concurrencer les grandes écoles françaises, et notamment les écoles de commerce.

Je vous le dis : on ne peut pas changer le système à coup de slogans. Il y aura sans doute des choses positives dans ce rapport. Mais la manière, dont ont été présentées ces fuites, a déclenché tout de suite un réflexe bien français chaque fois que l'on veut faire une réforme. Alors, il ne faut pas y ajouter de la provocation. Il faut reprendre cela d'une autre manière.

Et, surtout, je le répète, ce qu'il y a de bien, le préserver. Là aussi un trésor est caché dedans.

Mme Sinclair : Avant de recevoir Noa, la petite-fille d'Yitzhak Rabin, un œil encore sur l'actualité : cela va mal au Proche-Orient ; cela va bien pour Alain Juppé aux Antilles et, à Paris, le « père de la communication moderne » s'est éteint.

Panoramique

Pub : Marcel Bleustein-Blanchet est mort à l'aube de 90 ans.

Radio, publicité, communication, il fut un pionnier et un bâtisseur d'envergure. Le premier journal parlé à la radio, c'est lui qui l'invente. Tout comme il crée Publicis, son « bébé » et ses fameux slogans.

Politique : Escapade antillaise de 5 jours pour le Premier ministre, venu assurer aux départements français d'Amérique que la métropole se soucie bien de la solidarité nationale. Cette tournée sous les rubriques lui a également permis de donner une image de lui-même plus chaleureuse et détendue.

Engrenage : Représailles israéliennes contre le Hezbollah qui, du Liban, tire sans relâche des roquettes contre les Kibboutz de l'autre côté de la frontière. Le Hezbollah qui défie l'État hébreu et promet de le frapper n'importe où. L'opération israélienne baptisée « Les raisins de la colère » dure depuis jeudi, et pour la première fois depuis des années, les raids israéliens atteignent les faubourgs de Beyrouth.

Mme Sinclair : Alors, on va y venir tout de suite, Jacques Delors, notamment aux affaires au Liban, et puis l'on parlera aussi de politique. On fait une courte pause d'abord.

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Mme Sinclair : Jacques Delors, on a vu les images du sud Liban tout à l'heure, est-ce qu'à votre avis, Shimon Peres avait le choix ou est-ce que la riposte vous paraît dangereuse ?

M. Delors : Je pense qu'on frôle le danger et le drame. Mais il ne faudrait pas surtout, parce qu'il y a toujours une morale dans chaque histoire, que ceci traduise la victoire des Islamistes intégristes d'un côté, et de l'extrême-droite israélienne, de l'autre, qui sont tous les deux acharnés à faire échouer le processus de paix. Mais il faut quand même faire preuve de retenue, et quand j'apprends que Beyrouth est privée, pour partie, d'électricité, je m'alarme un peu. Je me demande jusqu'où cela va aller, et j'espère que l'on arrivera à une médiation.

Mais, pour moi, l'essentiel est que le processus de paix continue et aussi que la Syrie qui a quand même quelque chose à dire au Liban, quoi que l'on en dise, fasse preuve d'un geste qui soit favorable à la paix avant que Monsieur Shimon Peres aille rencontrer le président syrien.

Mme Sinclair : Est-ce que le dilemme de Shimon Peres n'est pas – pour gagner les élections et donc continuer le processus de paix – d'être obligé de se faire, dans l'intervalle, chef de guerre ?

M. Delors : Pas au point de faire en sorte une victoire morale à tous ceux qui sont les adversaires de la paix. C'est très difficile à gérer. Je ne me mets pas à sa place. Je ne lui donne pas de leçon. Mais je dis simplement : « Attention, danger ! Il ne faut pas aller trop loin, d'un côté comme de l'autre ».

Mme Sinclair : Je voudrais que l'on parle un peu de politique française. On n'a pas parlé de politique directement jusqu'à présent : 45 % des Français pensent que la gauche ne gagnera pas en 1998, même s'il y a un progrès considérable, un bond considérable, de gens qui pensent qu'elle pourrait gagner, puisqu'elle double de ceux qui le pensaient il y a un an.

À votre avis, vous faites, au sein du Parti socialiste, partie des optimistes ou des pessimistes ?

M. Delors : Tout dépendra de ce qui va se passer dans les deux ans, mais pour l'instant, j'ai l'impression que l'on a présenté aux Français, le candidat élu a présenté aux Français un menu alléchant, un menu choc, mais que les Français sont entrés dans l'auberge et que ce qu'on leur présente, ne correspond pas du tout au menu. Alors, cela ne m'étonnerait pas qu'ils aient envie de changer d'auberge ! C'est tout ce que l'on peut dire pour l'instant.

Mme Sinclair : Vous êtes d'une prudence de chat… Pourtant, les élections partielles pourraient vous donner du cœur au ventre… ?

M. Delors : Non, non. Je pourrais vous opposer les statistiques qui disent que, depuis 1981, les élections législatives, entre deux élections présidentielles, ont toujours été gagnées par l'opposition !

Non, simplement, ce que je peux dire, c'est que le Parti socialiste se prépare, avec soin, à toutes les opportunités possibles.

Mme Sinclair : Alors, justement, quel regard portez-vous sur la rénovation du PS entreprise par Lionel Jospin ?

M. Delors : Elle est en très bonne marche. D'abord, il y a un vivier de talents au Parti socialiste, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui sont capables de concilier ce qu'on appelle la culture de gouvernement avec la pratique d'une saine opposition, sans excès, en respectant les autorités élus par le peuple.

Deuxièmement, le premier secrétaire est un homme d'expérience. Il sait ce que c'est qu'un parti, il l'a dirigé pendant longtemps. C'est un homme qui a une forte personnalité et, contrairement à certaines légendes, c'est un homme qui a beaucoup d'idées.

Mme Sinclair : Je vois que vous regardez les Guignols ?

M. Delors : Oui.

Mme Sinclair : Il y a eu des petits clivages au Parti socialiste sur l'Europe, est-ce qu'à votre avis, c'était conjoncturel ? Est-ce que le PS est tout entier derrière Lionel Jospin ou craignez-vous une petite fragilité ?

M. Delors : Compte tenu du niveau du chômage où nous sommes, compte tenu de ce que nous attendions de la réalisation de mes projets – notamment le grand marché unique, etc. –, il est très difficile d'expliquer aux militants socialistes, comme d'ailleurs à certains militants de droite, qu'il faut faire l'Europe.

Donc, je pense que le résultat obtenu comble mes espérances et représente un très grand effort de maturité politique de la part des dirigeants du Parti socialiste et une très grande capacité de maîtrise d'une discussion générale et d'une débat politique par le premier secrétaire, c'est-à-dire par Lionel Jospin.

Mme Sinclair : Oui. J'allais vous dire : vous me répondez sur le fond sur l'Europe et je vous posais la question sur l'unité du PS derrière Jospin, elle est réelle ?

M. Delors : Oui. Elle est réelle. Bien entendu, et dans tous les partis, vous avez vu ce qui se passe à l'UDF, il y a des jeux de pouvoir. Et puis, après tout, on n'est pas obligé d'être monolithique.

Simplement, je pense que le texte est bon et je vous en donne une preuve supplémentaire : pour la première fois, Lionel Jospin assistait à la réunion des responsables de tous les partis socialistes – j'y suis invité en raison de mes fonctions et d'un travail que je fais pour eux – je peux vous dire qu'il y a fait très forte impression et j'étais très fier à la fois pour la France et pour Lionel Jospin.

Mme Sinclair : On vous a vu à une réunion sur l'Europe d'Alain Lamassoure, qui est membre du gouvernement et membre du Parti Républicain, il y a beaucoup de socialistes qui n'ont pas vraiment compris le film ?

M. Delors : On ne me changera pas ! J'ai une conception de la démocratie et de la vie publique qui est contraire au climat de guerre civile froide. Je respecte les autorités élues. Je respecte les adversaires. Je pense que l'opposition doit jouer son rôle. Il ne doit pas y avoir de confusion des genres, mais je suis pour des dialogues autrement qu'à la buvette du Parlement, en cachette.

Pourquoi ne pas s'expliquer avec des gens qui sont dans l'autre camp, publiquement, notamment sur des sujets qui peuvent soit nous diviser, et à ce moment-là les Français doivent savoir quels sont les enjeux, les critères de la division, soit sur des sujets qui peuvent nous rassembler, et chaque fois qu'il s'agit de la position de la France à l'extérieur, vous avouerez que c'est souhaitable !

Donc, on ne me changera pas.

Mme Sinclair : Ceux qui ne sont pas d'accord avec vous, disent : « Cela brouille les images, dans ce cas-là ! », vous n'êtes pas d'accord avec cela ?

M. Delors : Cela brouillerait les images si celui qui m'a invité, en l'espèce Monsieur Lamassoure, avait tiré la couverture à lui et m'avait exploité. Je ne crois pas que ce soit le cas !

Mais si, un jour, on m'invite avec des gens fréquentables, bien sûr ! … Si un jour on m'invite et qu'on se sert de cela pour utiliser ma petite renommée à des fins partisanes, alors ce sera fini. À bon entendeur, salut !

Mme Sinclair : Cela fait bientôt un an que Jacques Chirac est à l'Élysée et qu'Alain Juppé gouverne. Vous disiez : « On ne trouve pas forcément dans l'auberge tout ce que le menu laissait entendre… » Globalement, vous diriez, comme l'on disait dans un parti autrefois, que le bilan est quoi ?

M. Delors : Oh ! Je n'ai pas à délivrer des notes, c'est tout à fait désagréable. Je vous ai dit : je respecte le président de la République, il a été élu. On me dit qu'il a de grandes qualités humaines, mais je dois reconnaître que l'écart, le trop grand écart entre ses promesses et ce qu'il peut faire, notamment sur le plan économique et social, explique le mécontentement, et notamment le succès du mouvement social du mois de décembre.

Sur le plan de la politique étrangère, bien entendu, il lui a donné une petite tournure « post gaulliste" et c'est normal ! Mais je peux vous dire qu'en ce qui concerne notamment la politique européenne, il y a quand même, pour moi, des sujets d'apaisement, sinon des sujets de satisfaction.

Mme Sinclair : À aucun moment vous vous êtes dit : « Ah si j'étais là, j'aurais fait ceci, j'aurais fait cela ? »

M. Delors : Écoutez, reprenons en une minute sur cette question : je considère que le modèle pour sauver la société française, c'est l'alliance de la liberté, de la solidarité et de la responsabilité.

Je ne voyais pas, ni dans les forces qui pouvaient me soutenir politiquement ou socialement, que l'on était d'accord avec moi pour prendre des responsabilités au niveau de ce que l'on entend par la liberté, et aussi au niveau de ce qui est nécessaire pour la solidarité entre les Français.

Donc, je n'ai pas à regretter puisque, dans le fond, je le répète, pour moi, une société ne peut changer que par ses membres eux-mêmes. On ne change pas une société par décret, et il faut que les gens soient capables de changer et qu'on ne fasse pas des réformes quand on est au pied du mur.

Donc, il fallait mobiliser la France, la mettre en mouvement. Je n'ai pas eu l'impression que cet appel rencontrait des échos suffisants. Comme je ne voulais pas mentir aux Français et faire comme l'autre aubergiste, leur présenter un menu attrayant en leur disant qu'ensuite…

Mme Sinclair : … l'autre aubergiste, ce n'est pas aimable !

M. Delors : … oui ! Mais c'était pour continuer sur l'image…

Mme Sinclair : Oui, d'accord !

M. Delors : … cela n'a rien de désagréable. J'ai dit que je respecte les autorités élues.

Mme Sinclair : Bien. Alors, c'était retour sur un petit point d'histoire.

Je vais accueillir maintenant, si vous voulez bien, une jeune fille dont, en novembre dernier, l'image a fait le tour du monde : c'étaient les obsèques d'Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien assassiné. En effet, il venait d'être tué parce qu'il voulait la paix et qu'il construisait. Sa petite-fille, Noa, est montée au micro pour, tout simplement, parler de son grand-père dont elle était si proche, et ses larmes en ont ému plus d'un.

Bonsoir, Noa, j'imagine qu'à chaque fois, c'est dur de revoir ces images. C'était dur de parler après tous ces officiels qui venaient parler de la paix au nom du monde ?

Mlle Noa Ben Artzi : Il y a un point : c'est que, dans une situation dans ce genre, lorsqu'en fait, on se trouve confrontés à une tragédie qui est la plus grande tragédie du monde pour vous, vous ne voyez pas tous ceux qui sont devant vous, vous ne voyez pas la presse qui se trouve là. Ce que vous voyez, c'est celui qui n'est plus là.

Et le sentiment que j'avais à ce moment-là, face à cette présence massive de tous les dirigeants du monde, c'est qu'en fait, il s'agit d'encore une cérémonie de paix, mais que, lui, il y manque.

Mme Sinclair : Alors, vous avez 19 ans, et vous publiez ce livre qui paraît en France ces jours-ci et qui s'appelle « Au nom du chagrin et de l'espoir ». C'est un livre à la fois mûr et tendre, sérieux, avec des bouffées d'enfance en même temps. Pourquoi avez-vous écrit cela, c'était pour exorciser ce chagrin ?

Mlle Noa Ben Artzi : Ce livre est également une thérapie pour moi, une thérapie face à cette douleur, et c'était un acte un peu égoïste face à ce qui m'est arrivé. Mais je l'ai aussi écrit pour raconter qui était ce grand homme dont j'ai le privilège d'être la petite-fille, d'un point de vue un peu différent et pas du tout objectif.

Mme Sinclair : Vous vous appelez Noa Ben Artzi-Pelossof, et, pour tout le monde entier, vous êtes la petite fille d'Yitzhak Rabin. Et dans ce livre, vous racontez bien, vous dites : « Pendant des années, j'en ai eu assez. Je ne voulais pas qu'on dise toujours : "La petite fille d'Yitzhak Rabin" ». Aujourd'hui, vous le revendiquez. C'est votre façon de lui rendre hommage ?

Mlle Noa Ben Artzi : D'une certaine façon, c'est vrai, mais il y a également le revers de la médaille. Toute ma vie, cela m'a dérangé le fait qu'on parlait de moi en ces termes uniquement. Tout le monde me disait : « Ah ! C'est formidable que ton grand-père soit le Premier ministre », et moi, cela m'énervait parce que ce n'était pas seulement pas bien ou chouette… mais depuis qu'il n'est plus là, le fait que je sois sa petite fille, je ne suis plus récompensée par sa présence… Avant, c'était payer le prix d'être sa petite-fille, mais maintenant, je paie encore toujours ce prix pour le fait d'être la petite-fille de… Mais il n'est plus là. Je ne l'ai plus à mes côtés.

Ce livre, c'est encore un petit peu de lui.

Mme Sinclair : Le meurtrier a été condamné à la prison à vie il y a quelques semaines, qu'éprouvez-vous sinon pour lui, du moins pour les idées qu'il représente, pour cette extrême-droite qui a hurlé à la haine pendant des semaines, sous les fenêtres de votre grand-père et qui a armé un peu le bras du meurtrier ?

Mlle Noa Ben Artzi : Tout ce que vous avez dit est juste, cela reflète tout ce qui s'est passé dans mon pays : cette violence verbale qui, en fin de compte, a mené au meurtre. Et c'est la première fois dans l'histoire de l'État d'Israël que des paroles tuent réellement.

Mme Sinclair : Qu'éprouvez-vous pour cette extrême-droite, vous dites : "C'est terrible, en Israël, qu'elle existe ? Que ressentez-vous ? »

Mlle Noa Ben Artzi : Je crois que c'est un problème très grave et très urgent, surtout en ce qui concerne l'avenir de l'État d'Israël, c'est très dangereux pour nous, parce que, s'ils ont été capables… je dis « eux », tout ce que le meurtrier représente… de prendre un revolver et d'accomplir cet acte terrible, il nous faut demander ce qu'ils peuvent encore faire ou bien, si nous sommes en mesure de les arrêter. Cela dépend des citoyens de l'État d'Israël et des dirigeants de l'État.

Mme Sinclair : Il y a beaucoup de choses dans ce livre, à la fois vous parlez de votre grand-père, vous parlez aussi de vous et, à travers vous, de toute une jeunesse israélienne qui veut la paix. Quand vous avez regardé à la télévision, en septembre 1993, la cérémonie de signature sur la pelouse de la Maison Blanche, qu'est-ce que vous vous êtes dit quand vous avez vu Shimon Peres, votre grand-père, Arafat ?

Mlle Noa Ben Artzi : La première chose, c'est que j'étais très fière de mon grand-père. Je crois que c'était une chose formidable qui a exigé beaucoup de courage, beaucoup de responsabilité de sa part, d'accomplir un pas assez grand, parce que, même s'il s'agit d'une simple poignée de mains, c'était un acte symbolique qui représentait quelque chose de beaucoup plus important : la poignée de mains entre mon grand-père et Yasser Arafat est entrée dans l'histoire.

Et, en fait, c'est ce qui a fait progresser le processus de paix. Et le fait qu'il s'agissait de mon grand-père, cela représente pour moi, bien sûr, un aspect personnel, c'est-à-dire une énorme fierté vis-à-vis de cet homme qui était capable d'accomplir un acte aussi formidable.

Mme Sinclair : Vous étiez là ce jour-là, Jacques Delors ?

M. Delors : Oui, j'étais à Washington le 13 septembre 1993 pour représenter l'Union européenne avec la présidence belge, et je dois dire que, lorsque j'ai entendu Yitzhak Rabin, que j'ai rencontré à d'autres occasions, parler de sa voix rauque, avec une difficulté même, parfois, à sortir certaines phrases, je me suis dit que cet homme qui était un grand combattant, qui s'est battu pour qu'Israël existe, avait pris sur lui-même. Et c'est sans doute l'une des plus belles victoires que l'on peut avoir, que cette victoire sur lui-même… et ce jour-là, je dois le dire, j'ai écrasé quelques larmes, et je n'étais pas le seul dans l'assistance, parce que ce qu'il faisait, lui, avec son parcours personnel, était plus émouvant et, comme vient de le dire Noa, c'était vraiment le signe que le processus de paix allait s'engager, car derrière Yitzhak Rabin, il y avait tout Israël.

Mme Sinclair : Noa, vous êtes dans l'armée, en ce moment, vous faites votre service militaire puisque, en Israël, les filles font leur service militaire, pas dans les bureaux, mais avec des fusils, même si ce n'est pas – vous le racontez dans votre livre – là où vous êtes la meilleure.

Quand vous voyez les évènements qui se passent, comme ce week-end, au sud Liban, vous avez peur ?

Mlle Noa Ben Artzi : Non. Je suis inquiète, bien sûr, pour ceux qui combattent là-bas, qui sont en fait mes amis. Mais je suis consciente du fait que c'est nécessaire.

Mme Sinclair : Est-ce qu'aujourd'hui, vous pourriez avoir un ami palestinien ou une amie palestinienne ? En avez-vous d'abord ou pas ? Est-ce que vous pourriez ?

Mlle Noa Ben Artzi : Pour le moment, je n'en ai pas, mais il se peut très bien que cela arrive à l'avenir.

Mme Sinclair : Je vous remercie beaucoup d'être venue. Je sais que vous partez aux États-Unis avec votre livre, parler de votre grand-père, de la paix, d'Israël.

Merci à vous, Jacques Delors, d'avoir été présent tout au long de cette émission.

La semaine prochaine, je recevrai Philippe Vasseur, ministre de l'agriculture, nous ferons le point, bien sûr, sur les vaches folles, et Philippe Noiret qui joue dans un film magnifique, qui s'appelle « Le facteur » de Michael Redford.

Dans un instant, le journal de Claire Chazal, qui revient, bien sûr, sur les évènements du sud Liban et qui reçoit le Premier ministre libanais, Rafiq Hariri.

Merci à tous.

Bonsoir.