Article de M. Michel Rocard, député européen et membre du bureau national du PS, dans "Le Monde" du 6 mai 1997, intitulé " L'Europe à gauche, enfin", sur le basculement progressif à gauche des gouvernements des pays de l'UE avec la victoire de Tony Blair et l'éventualité d'une victoire de la gauche aux élections législatives.

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  • Michel Rocard - député européen et membre du bureau national du PS

Circonstance : Elections législatives en Grande Bretagne le 1er mai 1997 (victoire de Tony Blair). Elections législatives en France les 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Les Britanniques ont voté le 1er mai, les Français le feront les 25 mai et 1er juin. Chacune de nos deux nations choisit en fonction du jugement qu’elle porte sur le passé récent et de l’image qu’elle se fait de son avenir proche. Mais l’une et l’autre, sans avoir nécessairement conscience, se trouvent voter aussi, cette fois-ci, sur des enjeux qui vont très au-delà de ces limites de temps et d’espace.

L’Europe est née de l’idée que voici un demi-siècle, quelques visionnaires en ont eue. Elle rassemble des pays aux langues et aux cultures diverses, qui se sont souvent battus les uns contre les autres. Mais, ils ont en commun d’avoir une forte pratique de la démocratie, un niveau de vie élevé et, surtout – car c’est ce qui les distingue du reste du monde, même développé – une protection sociale de qualité. L’Europe a ainsi bâti un modèle de société qui, dans le monde conflictuel d’aujourd’hui, doit impérativement être défendu et mérite d’être exporté. Le projet européen est politique et social avant d’être économique et financier.

Il s’est construit, cahin-caha, sur la volonté qu’ont partagée tous les responsables, transcendant les frontières historiques, géographiques, politiques. Des femmes et des hommes, de droite comme de gauche, ont su hisser leur espérance commune au-dessus de leurs divisions respectives. Comme ces dernières demeuraient néanmoins vives, il a fallu toujours négocier, réaliser des compromis et consentir des sacrifices occasionnels à un projet d’ensemble. Certains ont été lourds.

Le premier de ces sacrifices, le plus injuste et douloureux, a été celui d’une Europe sociale, plus ou moins discrètement immolée sur l’autel des concessions réciproques. La Grande-Bretagne est la principale fautive.

Et, c’est justement le peuple anglais qui vient de sanctionner, et par un raz-de-marée, ce refus de donner au progrès social la dimension européenne qu’il appelle et à l’Europe la dimension sociale qu’elle exige. Mais, ce refus avait d’autres responsables, d’autres causes, et ces causes aussi peuvent changer.

L’Europe, jusqu’ici, a toujours – je dis bien toujours – été politiquement dominée par la droite. Certes, nombre de ses gouvernements nationaux ont été, à un moment ou un autre, dans des pays ou d’autres, dirigés par la gauche. Mais, celle-ci n’atteignait jamais une force suffisante pour imposer ses priorités. Quand elle a eu le nombre, elle n’avait pas la puissance, faute de réunir suffisamment de grands pays européens, et quand elle a eu la puissance, elle n’avait pas le nombre : quand la France, l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, ont eu des dirigeants de gauche, le hasard les a rendus isolés, Willy Brandt ou Helmut Schmidt devaient travailler avec Georges Pompidou et Valéry-Giscard d’Estaing, Aldo Moro, Giulio Andreotti, puis, à la fin, Margaret Thatcher. François Mitterrand a dû aussi s’entendre avec elle, puis avec John Major, et toujours avec Helmut Kohl et encore Giulio Andreotti.

C’est cette fatalité, pour la première fois, peut se renverser le 25 mai et le 1er juin si les Français le veulent. Faisons le compte. Le Portugal, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Danemark, l’Autriche, la Suède, la Finlande, ont un chef de gouvernement de gauche. La Grande-Bretagne vient de s’en donner un. La Droite, aujourd’hui, ne dirige plus que l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique et l’Irlande. Dix d’un côté, quatre de l’autre et, entre les deux, la France.

C’est elle qui va faire basculer l’Europe.

Si elle vote à droite, l’espoir d’une réorientation sera détruit, et pour longtemps. La vision prioritairement financière de la construction européenne continuera de s’imposer car, même minoritaire en nombre, l’alliance Berlin-Paris-Madrid suffira à bloquer, dans tous les domaines, une inspiration nettement plus volontaire et sociale.

Que la France vote à gauche, au contraire, et le rapport de forces s’inverse du tout au tout. Quatre des six fondateurs (France, Italie, Pays-Bas, Luxembourg), trois des quatre plus grands (France, Grande-Bretagne, Italie) et, en tout, onze des quinze membres, enfin, simultanément dirigés par la gauche, pourraient faire prévaloir une ambition commune et nécessaire, celle de développer, et non plus de détruire, ce modèle social qui, avec la liberté, la culture et le développement, forme l’identité historique qui nous distingue du reste du monde.

L’Allemagne qui, même gouvernée à droite, a toujours eu le souci du social, l’Espagne et la Belgique, où la social-démocratie demeure puissante et influente, l’Irlande, qui a beaucoup à gagner à cette évolution, n’y seraient pas toutes farouchement hostiles, pour peu que les autres sachent et veuillent stimuler leur fibre humaniste plutôt que flatter leur corde économique libérale.

Bref, toutes les conditions sont réunies, pour la première fois dans l’Histoire et la seule pour très longtemps sans doute, qui permettraient à l’Europe de prendre le virage qui est indispensable à tous.

L’Europe reste la plus puissante concentration économique et intellectuelle du monde, mais en ce moment, elle s’affaiblit. Dans trente ans, sans un grand sursaut, elle est colonie technologique du Japon, colonie financière et culturelle des États-Unis. Mais le sursaut est possible. Il se joue, chez nous, le 25 mai et le 1er juin.

Ce n’est donc pas seulement leur avenir pour cinq ans que les Français ont entre leurs mains. C’est le devenir de l’Europe et sa réalité concrète pour chacun de ses habitants. Dans la distribution historique des rôles, c’est la France qui a toujours porté la dimension de l’universel. C’est sa vocation, à l’égard de nous-mêmes et des générations qui nous suivront, de saisir cette occasion unique.