Interviews de M. Edouard Balladur, député RPR et ancien Premier ministre, dans "Paris-Match" du 7 mai 1997, "Le Parisien" du 8, "le Journal du Dimanche" du 18, "Sud Ouest", "Le Monde" et "Les Echos" du 20, sur les notions de libéralisme, de flexibilité et l'hypothèse de la cohabitation.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Energies News - Les Echos - Le Journal du Dimanche - Le Monde - Le Parisien - Les Echos - Paris Match - Sud Ouest

Texte intégral

Paris Match : 7 mai 1997

Paris Match : À votre avis, cette dissolution est-elle un coup de poker ou un coup de génie de la part de Jacques Chirac ?

Édouard Balladur : Il ne s’agit pas d’un coup de poker, mais de savoir si la France veut avoir la stabilité politique nécessaire pour faire les réformes dont elle a besoin et pour participer, avec toute l’autorité utile, aux négociations internationales importantes qui l’attendent. Je pense à la conférence d’Amsterdam, à la monnaie européenne, à la réforme de l’Alliance atlantique, à l’élargissement de l’Europe.

Paris Match : Dans cette campagne ultra-rapide, quel rôle comptez-vous jouer ?

Édouard Balladur : Faire campagne dans ma circonscription du XVe arrondissement, mais aussi participer au débat et à de multiples réunions. Je me rendrai également en région parisienne et en province, en Normandie, en Lorraine, dans le Nord et dans bien d’autres départements. Tout cela se met sur pied.

Paris Match : Donc, entre balladuriens et chiraquiens, c’est la paix retrouvée et l’union sacrée ?

Édouard Balladur : Je vous rappelle que, dès le soir du premier tour de l’élection présidentielle, j’avais pris position sans ambiguïté. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la conception de la société. La veut-on plus étatiste, plus dirigiste, ou au contraire plus libre pour lui donner davantage de croissance et d’emplois ? Allons-nous réussir à assumer notre place et à nous développer, dans la compétition internationale, dans l’Europe et hors de l’Europe ? Ou allons-nous rester hors du grand mouvement ? C’est le fond de tout le débat. Pour ma part, je suis du parti du mouvement.

Paris Match : Les Français pourraient ne pas mordre à ces arguments. Depuis des années, ils entendent les mots « effort » et « changement ». Ils font des efforts et ils ne voient rien venir, pas même le changement !

Édouard Balladur : Je sais bien que ce n’est pas un langage agréable à entendre ! Mais les faits sont là. J’ai fait établir un tableau comparatif des pays de l’OCDE avec toute une série de paramètres : les taux de chômage, les charges des entreprises, les prélèvements obligatoires, la durée du temps de travail, les cotisations des entreprises, l’activité des 55-65 ans. Eh bien ! la France, dans tous ces paramètres, est l’un de pays les plus mal placés. C’est la raison pour laquelle elle a un chômage important.

Paris Match : Alors ?

Édouard Balladur : Si l’on refuse le changement, ce sera le déclin. On peut le regretter, mais c’est comme ça. C’est pourquoi je m’implique totalement dans ce combat essentiel. C’est tout l’enjeu de cette campagne, car il faut qu’elle ait un enjeu national. On ne peut pas se permettre de rester éternellement avec un taux de chômage aussi élevé parce que nous avons des dépenses collectives trop lourdes. Nous devons le dire et le redire. Il nous faut moins de dépenses publiques et moins d’impôts.

Paris Match : Le programme socialiste propose des solutions. Comment les jugez-vous ?

Édouard Balladur : Tout se passe comme si les socialistes voulaient tout faire pour ancrer la France dans ses vieilles habitudes d’aujourd’hui, afin qu’elle refuse le changement. Tout ce qu’ils font, c’est critiquer ce qui a été réalisé. Mais, de façon constructive, que proposent-ils ? Rien de nouveau. Les socialistes ont un projet irréaliste, à la fois vague et négatif.

Paris Match : Vous avez rencontré Jacques Chirac longuement mercredi 23 avril. On a envie de vous dire : « Alors, raconte, comment ça s’est passé ?

Édouard Balladur : Mais très bien ! Nous avons parlé des problèmes généraux du pays, sur les plans intérieur, international, monétaire, économique et autres.

Paris Match : Accepteriez-vous d’entrer dans le prochain Gouvernement si la majorité gagnait cette bataille, et si Jacques Chirac vous le demandait ? Certains vous voient déjà Premier ministre, d’autres à Bercy, d’autres encore à la présidence de l’Assemblée nationale ou à la mairie de Paris…

Édouard Balladur : Se pose-t-on vraiment autant de question à mon sujet ? [Il rit.] Je suis tout à fait satisfait de ce qu’est ma vie aujourd’hui.

Paris Match : Vous préférez donc être un simple apporteur d’idées ?

Édouard Balladur : Si c’était vrai, ce ne serait déjà pas si mal. Je réfléchis. J’ai écrit un livre, « Caractère de la France », qui, à cause de la campagne, ne paraîtra qu’en septembre. J’en prépare déjà un autre dont j’ai fait le plan la semaine passée. Le débat d’idées, c’est là où je peux être utile. Je vais d’ailleurs créer un groupe de réflexion avec des personnalités de haut niveau, britanniques, américaines, belges, allemandes, pour réfléchir aux problèmes monétaires et, surtout, à la future monnaie mondiale. Il faut toujours essayer de prévoir les problèmes de l’avenir et avoir un coup d’avance !


Le Parisien : 8 mai 1997

Le Parisien : Approuvez-vous le principe de l’intervention du Président de la République ?

Édouard Balladur : Oui. Je pense que c’est normal. Personne ne comprendrait qu’il soit le seul à demeurer silencieux. Il lui appartient d’éclairer les enjeux et, donc, je trouve son intervention à la fois légitime et compréhensible, et même souhaitable.

Le Parisien : Partagez-vous les inquiétudes sur l’issue du scrutin de certains membres de la majorité ?

Édouard Balladur : On a été trop optimiste il y a quelques semaines. Je pense qu’on est trop pessimiste aujourd’hui. Les Français sont de plus en plus conscient de l’enjeu. Il nous appartient de clarifier le débat et de convaincre tous ceux qui semblent considérer, si j’en crois les sondages, qu’il n’est pas la peine d’aller voter. Il faut que le débat public soit clair, et que les Français sachent qui est qui, qui propose quoi, et qui fait quoi.

Il y a une droite et une gauche, toutes deux parfaitement respectables, et il ne faut pas les caricaturer. La droite n’est pas l’ennemie de la justice, tout au contraire : elle veut qu’elle soit garantie solidement. Mais, enfin, nous avons, les uns et les autres, des méthodes différentes pour servir notre pays. Or les français – c’est l’une des explications de l’indifférence actuelle – ont encore le sentiment que, finalement, toutes les solutions sont les mêmes, et que tout le monde propose la même chose. Pour me résumer, en face des socialistes qui proposent plus d’État, nous devons être ceux qui proposent plus de liberté dans la justice.

Le Parisien : Donc, la droite…

Édouard Balladur : La droite doit être ce qu’elle est, et ce que ses électeurs attendent d’elle…

Le Parisien : Si vous deviez n’utiliser qu’un mot pour qualifier ce dont, à vos yeux, la France a besoin aujourd’hui, par priorité…

Édouard Balladur : Liberté. Ce dont la France a besoin, c’est de retrouver confiance en elle et, pour cela, de diminuer le chômage et d’augmenter la croissance. À partir de là, tous nos problèmes seraient sinon résolus, du moins se poseraient dans des conditions moins difficiles : moins de déficits publics, la garantie de la protection sociale, la diminution de la fracture sociale, l’emploi des jeunes.

Comment trouver plus de dynamisme et d’activité ? Ma conviction est que seul davantage de liberté le permettrait. Que signifie davantage de liberté ? Cela veut dire un poids de l’État moins lourd, donc moins de dépenses publiques : elles ont atteint dans notre pays un niveau record. Cela veut dire moins d’impôts, de taxes et de cotisations. Cela veut dire une souplesse plus grande dans le fonctionnement de la société, dans l’organisation du travail. Cela veut dire une autonomie plus grande de l’individu grâce à la décentralisation, à l’accroissement du rôle des femmes dans la vie publique, à l’interdiction du cumul des mandats, à la réforme de la justice.

Une chose me frappe : de tous les pays de l’OCDE, la France est celui qui a l’un des taux de chômage les plus importants et, en même temps, elle est l’un de ceux qui ont les charges collectives et les impôts les plus lourds, et la part des salariés du secteur public la plus importante. Cela indique bien le sens de l’effort à accomplir : on luttera d’autant mieux contre le chômage que les dépenses publiques, les déficits et les impôts reculeront.

Le Parisien : Vous qui vous êtes souvent revendiqué comme pragmatique, estimez-vous que le pragmatisme prêté au nouveau Premier ministre britannique Tony Blair peut être, pour nous Français, une référence ?

Édouard Balladur : J’ai revendiqué le pragmatisme sans excès, et jamais au détriment de mes convictions. Je suis profondément attaché à la liberté. Il faut être pragmatique, bien entendu. Pas idéologue. Je n’ai pas de jugement à porter sur les travaillistes anglais. Je constate simplement que, au début des années quatre-vingt, les Anglais ont pris un tournant libéral, et nous, un tournant socialiste. Quinze ans après, les travaillistes anglais prennent acte de ce tournant libéral, et ne le remettent pas en cause. Et nous, Français, qui avons encore beaucoup de progrès à faire sur la voie de la liberté, nous avons le PS qui remet en cause toute une série de conquêtes vers plus de liberté : je pense aux fonds de pension, par exemple. Un PS qui a recours à des méthodes qui sont celles du passé, c’est-à-dire étatistes et autoritaires, pour la réduction généralisée de la durée du travail ou pour la création administrative d’emplois. Ce qui a échoué dans le passé échouera dans l’avenir.

Le Parisien : Vous êtes le « père » de la thèse de la cohabitation. Diriez-vous que c’est un système d’avenir ou un frein aux réformes ?

Édouard Balladur : On ne peut pas répondre de la façon générale à cette question. Sur la cohabitation, ma réponse est simple : elle est parfois inévitable, jamais souhaitable. Parfois inévitable parce qu’il faut bien, lorsque les Français ont pris leur décision, que ceux qu’ils ont désignés fassent en sorte que la France continue à être un pays gouverné. Et la cohabitation n’est jamais souhaitable parce qu’il est bien vrai que cela introduit dans l’exercice du pouvoir des difficultés. Je l’ai éprouvé aussi bien comme ministre de l’Economie et des Finances, dans le gouvernement Chirac en 1986, que comme Premier ministre, de 1993 à 1995.

Mais il me semble qu’il faut tout faire pour éviter une nouvelle cohabitation. Parce que la France a devant elle des échéances importantes : l’entrée dans la monnaie européenne, la conférence intergouvernementale, la réforme de l’Alliance atlantique, la nécessité du tournant libéral. Il faut donc que le pouvoir ait le plus de cohésion possible…

Le Parisien : Que ressentez-vous devant l’écho croissant que rencontre à nouveau votre démarche ?

Édouard Balladur : J’ai des convictions qui n’ont pas changé, et auxquelles je demeure attaché. Plus nombreux sont ceux qui les partagent, plus heureux je suis.


Le Journal du Dimanche : 18 mai 1998

Le Journal du Dimanche : Qu’avez-vous appris pendant cette campagne ?

Édouard Balladur : Que les Français savent parfaitement ce qu’ils veulent. Ils entendent que ces élections servent à quelque chose. Ils souhaitent que l’on aille plus vite dans la voie des réformes, plus loin dans la lutte contre le chômage, plus fort dans la modernisation de notre vie collective. Les Français sont beaucoup plus ouverts aux idées nouvelles qu’on ne le croit et ils sont conscients de la nécessité de rompre avec certaines habitudes, de s’adapter très vite. Aujourd’hui on en vient à l’idée que j’ai toujours défendue : la liberté est ce qu’il y a de plus efficace mais, pour que la société soit humaine, cette liberté doit obéir à un ordre, à un ordre, à des règles et être partagée. C’est ce que j’appelle le libéralisme ordonné, le libéralisme partagé. Dans la majorité, il y a un accord quasi général sur ce thème.

Le Journal du Dimanche : Pourquoi ne parlez-vous pas de libéralisme tout court ?

Édouard Balladur : J’en parle volontiers et d’autres s’y mettent. En France le libéralisme est assimilé à des expériences étrangères. Pour moi, le libéralisme ce n’est pas la loi de la jungle.

Il y a deux conceptions de la société, l’une où l’on fait de la liberté le moteur du progrès, l’autre dans laquelle c’est la direction par la collectivité qui en tient lieu. Quelle est l’injustice suprême ? Ne pas avoir du travail. Et quel est le système qui peut le mieux donner du travail sinon la liberté. Depuis 25 ans, on a multiplié les règles, les subventions, les allocations, les impositions, les contraintes. Et l’on a cinq fois plus de chômage qu’en 1974, des comptes sociaux fragiles et une population marginale et malheureuse qui s’est accrue. À deux exceptions près, les deux fois où l’on a mené une politique de liberté : en 1986 en redonnant du dynamisme à l’économie on a créé des emplois ; en 1993 où la politique de libération des énergies, contrariée par la chute de la croissance européenne, a permis de stabiliser le chômage.

Le Journal du Dimanche : Croyez-vous que la France est prête à se convertir au libéralisme ?

Édouard Balladur : Cela fait maintenant plus de 15 ans que je me suis convaincu qu’il fallait que l’on essaie autre chose en France. On n’a pas essayé la liberté au sens où je l’entends, pas complètement. C’est le défi politique de notre génération.

Le Journal du Dimanche : Mais au sein même de la majorité, on a l’impression qu’il y a plusieurs choix ?

Édouard Balladur : C’est en train de s’estomper. Je ne vois pas beaucoup d’anti-européens ni d’anti-libéraux. J’ai même l’impression que, ces derniers temps, les ralliements au libéralisme vont bon train.

Le Journal du Dimanche : En revanche, sur le plan des personnes, la majorité semble divisée, en quête de bouc-émissaire…

Édouard Balladur : De façon générale, je n’aime pas les querelles de personnes, je trouve ça moche. Ce qui compte c’est d’abord d’écouter ce que les Français veulent dire. C’est aussi de savoir quelle politique on veut mener. Pour le reste c’est le domaine de l’émulation. Les sondages sont en train de diffuser un sentiment euphorique quelque peu imprudent. Il faut d’abord gagner et savoir sur quoi et pourquoi on gagne. La dissolution se justifie par la nécessité de donner un tout nouveau à la politique française, c’est-à-dire de mener à bien des réformes indispensables et de se donner les moyens d’y faire adhérer les Français par le cœur et par l’esprit. La vraie question qui se pose à nous est de savoir si la France peut s’abstraire du mouvement du monde et si l’on va bâtir autour de nous une forteresse tandis que le monde entier évoluera.

Ce serait totalement irréel. Il ne s’agit pas d’adopter aveuglément les modèles étrangers, il s’agit de faire en sorte que nous soyons aussi dynamiques que les autres. Nous avons plus de dépenses et de prélèvements publics que les autres et plus de chômage que la plupart. J’ai tendance à penser qu’il y a un lien de cause à effet entre ces phénomènes.

Le Journal du dimanche : N’avez-vous pas l’impression que la campagne a davantage tournée autour du programme du PS que de la plate-forme RPR-UDF ?

Édouard Balladur : Les socialistes ont fait des propositions extraordinairement précises 700 000 emplois créés par l’État, 35 heures de travail hebdomadaire payées 39. Il était normal que l’on examine la façon dont ils entendaient y parvenir. Malheureusement pour eux, cela ne résiste pas à l’examen. Il a fallu montrer que tout cela était irréel. La majorité a parlé de son projet et elle le fait chaque jour davantage. Il se trouve que nos propositions sont infiniment moins contestées que les leurs car je les crois infiniment plus vraisemblables et plus réalistes. Il est maintenant admis par tout le monde que pour créer des emplois, il faut avoir de la croissance, un coût du travail moins élevé et une meilleure formation professionnelle. Si tout cela est fait en temps utile, on pourra obtenir, comme en 1994-95, une baisse du chômage du l’ordre de 150 000 à 200 000 par an.

Le Journal du Dimanche : Mais ne faut-il pas changer de Premier ministre pour mettre en œuvre ces propositions ?

Édouard Balladur : Ce n’est pas la question : je le répète, je n’aime pas les querelles de personnes. On passe de l’euphorie à l’abattement puis à nouveau à l’euphorie comme si le problème était uniquement de se partager les places. C’est très dangereux car cela donne le sentiment aux citoyens qu’on leur demande leur vote pour savoir qui va être où. Si on leur demande leur vote c’est pour choisir un avenir, ce que doit être la France dans cinq ans.

Le Journal du Dimanche : Selon les sondages vous seriez bien placé pour devenir Premier ministre…

Édouard Balladur : Dans nos institutions, il ne faut pas confondre élections législatives et présidentielles. Les législatives sont faites pour choisir un projet, pour changer de majorité ou pour la confirmer. C’est ensuite au chef de l’État de désigner un Premier ministre. Si vous voulez un portrait-robot c’est à lui que vous devez vous adresser. Pas à moi.

Le Journal du Dimanche : Considérez-vous que le projet de la majorité s’est infléchi dans le sens de vos propositions ?

Édouard Balladur : Oui. Maintenant tout le monde est libéral, est européen, est pour la décentralisation. Cela me convient très bien.

Le Journal du dimanche : Êtes-vous surpris ou déçu que l’Europe soit si peu présente dans la campagne ?

Édouard Balladur : Je ne suis pas surpris mais je suis déçu. Car c’est le grand enjeu de notre avenir. Mais on a tellement fait de l’Europe la cause de tous les sacrifices demandés que l’on est parvenu à la rendre impopulaire, toutes tendances politiques confondues. Or ma conviction c’est que l’Europe est essentielle à la France. Lorsque je suis arrivé au pouvoir en 1993, je vous rappelle que, s’agissant des négociations du GATT dont la ratification des accords était contraire aux intérêts de la France mais aussi à ceux de l’Europe, nous avons réussi à convaincre nos partenaires que nous ne les signerions jamais tels qu’ils avaient été arrêtés au temps de nos prédécesseurs. Les Européens se sont alors unis et, unis, ils ont imposé aux Américains leur solution. Cela démontre que l’Europe est indispensable à la force et à l’influence de la France.

On parle de ce qu’il faut faire pour entrer dans la monnaie européenne, on ne parle jamais de ce que l’on fera après. Or si cette grande zone doit bien fonctionner au profit de la France, nous serons conduits à un effort de rapprochement de nos systèmes fiscaux et sociaux et comme les nôtres sont en moyenne plus lourds et coûteux que ceux des autres, cela nous conduira à faire des réformes importantes en France. Toute la question est de montrer aux Français que si des efforts sont nécessaires aujourd’hui, sur le moyen terme, la situation s’améliorera. Il ne faut pas que les Français entrent dans l’Europe à reculons.

Le Journal du Dimanche : Comment jugez-vous les quatre conditions que met Lionel Jospin à l’entrée dans la monnaie unique ?

Édouard Balladur : Je souhaite de tout cœur que l’Italie, l’Espagne, le Portugal y entrent mais dire que s’ils ne le peuvent pas, on ne fera pas la monnaie unique est contraire au traité, contraire aussi à l’intérêt de la France.

Quant à un gouvernement économique indépendant de la banque centrale, c’est une position française traditionnelle que j’approuve tout à fait. Si on crée l’euro, ce sera aux gouvernements de décider quelle sera sa parité. Il ne s’agit pas de faire une monnaie européenne en confiant le pouvoir monétaire suprême à un groupe de techniciens. Enfin sur le pacte de stabilité, il faut que nous réduisions nos déficits, le reste ce sont des mots.

Le Journal du Dimanche : Avez-vous été blessé lorsque le Gouvernement actuel, en arrivant aux affaires, a parlé de bilan « calamiteux » pour la période 93-95 ?

Édouard Balladur : Mais non ! Il voulait parler du bilan de 1993…

Le Journal du Dimanche : Après ces élections, à quelle place seriez-vous le mieux pour faire passer vos idées ? Au perchoir de l’Assemblée, à Matignon… ?

Édouard Balladur : À la place de parlementaire. J’espère que les électeurs du XVe me renouvelleront leur confiance.


Sud Ouest : mardi 20 mai 1997

Sud Ouest : Dans un entretien accordé à notre confrère « Le Monde », vous souhaitez le convocation d’une « Conférence nationale de la santé ». Qu’est-ce qui vous pousse à la demander ?

Édouard Balladur : Je pense qu’il est bon que l’ensemble des Français, en tout cas les professions intéressées, puissent discuter ensemble de l’avenir de notre système de santé. Ce système est coûteux, pas toujours efficace. Nous avons longtemps pensé qu’il était le meilleur au monde. Je ne suis pas persuadé que ce soit encore vrai. Et, comme cela a donné lieu à quelques difficultés ces derniers mois, je pense qu’il serait bon que l’on puisse en discuter ensemble.

Sud Ouest : Lorsque vous évoquez ces « difficultés », pensez-vous aux questions soulevées par les internes ? Et pensez-vous que l’affaire a été mal réglée ?

Édouard Balladur : Pas du tout. Ce n’est pas ce que je veux dire. J’ai rencontré pas plus tard qu’hier, sur le marché de Grenelle, dans le 15e arrondissement où je suis candidat, des internes avec lesquels j’avais déjà discuté. Je crois que l’affaire est simple : nous voulons maintenir une médecine libérale et nous avons raison. Mais une médecine libérale ne peut être maintenue que si une certaine discipline est observée et respectée.

Sud Ouest : Avez-vous le sentiment que le Président de la République a pris un risque en organisant ces élections anticipées ?

Édouard Balladur : Non, je crois qu’il était tout à fait utile que les Français prennent leur décision le plus tôt possible compte tenu des échéances qui sont devant nous, notamment – j’allais dire principalement – l’échéance européenne. Il est bon que nos partenaires sachent de la façon le plus nette le choix qu’ont fait les Français sur l’affaire européenne. Et je souhaite que ce choix soit le choix de l’avenir.


Le Monde : 20 mai 1997

Le Monde : La priorité de la majorité sortante est la baisse de la dépense publique. Selon vous, quelle doit être l’ampleur des économies que l’État doit engager, à quel rythme et dans quels secteurs principaux ? Faut-il, selon vous, supprimer davantage que 5 000 postes dans la fonction publique par an, mesure préconisée par le premier ministre ?

Édouard Balladur : La diminution des dépenses publiques est la condition de la baisse des impôts nécessaire pour que notre pays retrouve une croissance durable et crée davantage d’emplois. On peut tabler, pour les cinq ans qui viennent, sur une croissance en valeur de l’ordre de 4 %, ce qui est raisonnable, car cela correspond à une augmentation du volume produit de 2 % et des prix de 2 % également. Si l’on souhaite, contrairement à ce qui s’est passé depuis vingt ans, que ce surcroît de croissance bénéficie aux Français et pas à l’État, il faut alléger le poids que l’État fait peser sur les citoyens.

L’objectif est de ramener le taux des prélèvements obligatoires, actuellement supérieur à 45 % du PIB, à la moyenne européenne (42,5 %) et de réduire le déficit de quelque 20 milliards de francs par an afin de stabiliser le poids de la dette. C’est un effort considérable, ne nous le dissimulons pas. Il doit porter sur toutes les dépenses de fonctionnement. Il doit se traduire par une diminution des dépenses d’intervention et par la plus forte réduction possible des effectifs de la fonction publique. Avec 10 000 postes par an non renouvelés, le gain cumulé serait de l’ordre de 10 milliards. Je souhaite que l’on aille le plus loin possible dans cette voie, au-delà si on le peut. Et je souligne que si l’effort de décentralisation avait pour objectif la simplification de nos structures administratives, il en résulterait des économies considérables.

Le Monde : Le RPR milite depuis longtemps pour les privatisations et, depuis peu, souhaite aller plus loin. Êtes-vous partisan d’une redéfinition du périmètre de l’État et quelles en seraient les conséquences ?

Édouard Balladur : Achevons d’abord de privatiser toutes les entreprises concurrentielles mentionnées dans la loi de 1993. Pour le reste, il faut d’urgence adapter toutes nos entreprises à la concurrence qui va se déployer dans tous les secteurs, même les secteurs à monopole : gaz, transports, télécommunications, aéroports. Les entreprises publiques doivent être les plus performantes possibles.

Je suis convaincu que la réforme de l’État est la condition de la réduction de nos dépenses collectives et non l’inverse. Notre pays n’a pas tiré toutes les conséquences de la décentralisation, du développement du secteur contractuel, ce qui doit alléger les missions et les instruments de l’État. Il n’a pas tiré non plus toutes les conséquences de la mondialisation et de la compétition internationale. Il y aura de moins en moins de secteurs abrités, prenons-en conscience.

Le Monde : Préconisez-vous des mesures supplémentaires d’économie pour résorber le déficit de la Sécurité sociale ?

Édouard Balladur : En matière de protection sociale, conserver en l’état sans rien changer ne veut pas toujours dire préserver l’essentiel. Le statu quo, cela voudrait dire, compte tenu des projections économiques et démographiques, des dépenses d’assurance-maladie qui doubleraient tous les dix ans, des dépenses de retraite qui seraient multipliées par deux d’ici à 2040.

Qui est prêt à augmenter les cotisations dans de telles proportions ? Qui peut se résigner à ce que la Sécurité sociale absorbe, d’ici deux générations, les deux tiers de la richesse nationale ? Quel serait alors le niveau de chômage ? L’augmentation des dépenses sociales n’est pas nécessairement synonyme d’une réduction des inégalités. C’est souvent l’inverse qui est vrai : nous avons depuis vingt ans alourdi toutes nos charges et tous nos transferts sociaux, et le chômage a été multiplié par cinq, tandis qu’apparaissait la nouvelle pauvreté.

La vérité est que l’absence de réformes conduirait à un accroissement des inégalités et non à leur réduction. Ne rien faire, c’est voir notre protection sociale s’affaiblir avec le temps. C’est pourquoi je souhaite que, dans le domaine de l’assurance-maladie, une conférence nationale de la santé permette – dans le cadre des ordonnances de 1996 – de définir, par la voie de la négociation et du contrat, des mécanismes de régulation concertée. Ainsi, les médecins comme les patients participeraient à une évolution des dépenses compatible, à la fois, avec celle de la richesse nationale et avec le maintien d’un taux de remboursement décent, dont ils seraient conjointement responsables.

Le Monde : Le programme de baisse d’impôt de la plate-forme RPR-UDF reprend l’objectif voté par le Parlement de 75 milliards de Francs en cinq ans, dont 12,5 milliards pour les quatre prochaines années. Ces masses et ce calendrier vous conviennent-ils ?

Édouard Balladur : Je n’ai jamais caché qu’il me paraissait souhaitable d’aller plus vite. C’est possible, moyennant la suppression des niches fiscales. N’oublions pas une autre priorité : la baisse des charges sur le travail des moins qualifiés. Je souhaite également que les droits de mutation, plus élevés en France que partout ailleurs, soient réduits : 5 % pour les immeubles d’habitation me paraîtrait un taux raisonnable. Enfin, il n’est que temps de mettre un terme à l’alourdissement continu de la taxe professionnelle et de la rendre plus neutre pour les entreprises. Cette réforme serait coûteuse dans un premier temps. Mais il en résulterait plus d’investissement et plus d’emploi.


Les Échos : 20 mai 1997

Les Échos : Après avoir justifié la dissolution par la nécessité d’accélérer les réformes et après avoir beaucoup parlé de libéralisme, ce mot a été pratiquement gommé des discours de la majorité. Pourquoi ?

Édouard Balladur : Je ne suis pas sûr que l’idée de liberté ait reculé depuis le début de la campagne électorale. Je crois même que, comme d’autres idées qui me sont chères depuis longtemps – je pense à la baisse des impôts, à la monnaie européenne, à la décentralisation, au rôle des femmes dans la vie publique – elle a progressé et recueilli des soutiens nouveaux.

En ce qui me concerne, en tout cas, mes convictions n’ont pas varié. Il est indispensable que cette élection ait un sens. Dire aux Français de choisir entre l’immobilisme et la réforme n’est pas suffisant. Quelle réforme veut-on ? La réforme consiste-t-elle à accroître le rôle de l’État, à alourdir des prélèvements déjà très élevés ? Ou consiste-t-elle à donner plus de liberté à chacun ? Je considère que le sens de ces élections, c’est finalement de choisir entre plus de liberté et plus de contrainte. C’est pourquoi ces élections sont les plus décisives que notre pays ait connues depuis longtemps.

Les Échos : Y a-t-il une différence, dans votre esprit, entre plus de liberté et libéralisme ?

Édouard Balladur : La différence est un peu théorique comme elle l’est entre flexibilité et souplesse. La vrai question est de savoir si la caricature qu’on fait de la liberté ou du libéralisme en les qualifiant de « sauvage », d’« ultra », est justifiée ou pas. Je suis formel : en France, elle ne l’est pas. Il y a peut-être des pays où l’on pratique l’ultralibéralisme. Ce n’est ni mon modèle, ni mon souhait.

Les Échos : Alors pourquoi l’opinion publique a-t-elle peur du libéralisme ?

Édouard Balladur : Je crois que les Français, et un sondage vient encore d’en témoigner, préfèrent massivement la liberté au dirigisme. Évidemment, si on leur explique que la liberté, c’est celle du « renard libre dans le poulailler », personne n’en voudra. Moi non plus.

Les Échos : Qu’est-ce que ça veut dire, la liberté ?

Édouard Balladur : Nous sommes un pays dans lequel règne depuis près d’un demi-siècle un conformisme dirigiste, étatique et social-démocrate. Quand la majorité a été au pouvoir ces dix dernières années, nous avons fait évoluer un certain nombre de choses vers plus de liberté : suppression du contrôle des prix, privatisations, liberté des changes, baisse d’impôts, indépendance de la Banque de France, réforme du régime des retraites et de la Sécurité sociale, etc. Chaque fois, cela a donné de bons résultats : la croissance, même si elle le doit aussi à d’autres raisons, est repartie en 1987 et fin 1993, et le chômage a alors diminué. Cela prouve que plus de liberté est utile. Plus de liberté, c’est moins de dépenses publiques, moins d’impôts et de taxes. Cela veut dire une législation plus souple, notamment dans le droit du travail ; la préférence donnée au contrat sur la décision autoritaire, notamment dans la gestion des régimes sociaux, une décentralisation plus grande, une place plus importante des femmes dans la vie publique, une interdiction du cumul des mandats, une réforme de la justice.

Les Échos : Comment compter-vous amener une majorité de Français à considérer que cette liberté n’est pas plus dangereuse que la protection à laquelle ils sont habitués ?

Édouard Balladur : Il faut leur montrer que cette protection dans laquelle ils ont l’habitude de vivre est menacée si rien ne change et qu’on leur a d’ailleurs retiré des avantages sans le leur dire. Depuis 1973, on a multiplié les réglementations, les impositions. Les prélèvements sont passés grosso modo de 35 à 45 % du PIB et, pendant ce temps, le chômage a été multiplié par plus de six, les dépenses sociales ont explosé, le nombre des exclus a augmenté, le taux des remboursements maladie a diminué. Où est le progrès social ? Où est la protection ? Notre société ira d’autant mieux qu’elle produira plus. Depuis vingt-cinq ans, elle ne produit pas suffisamment de surplus à partager. On le pourra que grâce à plus de liberté.

Les Échos : Comment le faire de façon juste ?

Édouard Balladur : C’est rendre un très mauvais service aux Français que de leur faire peur. Une étude comparée avec les principaux pays industriels montre que la France est l’un de ceux où le taux de chômage est le plus important et le poids de la collectivité le plus élevé. Cette corrélation est assez troublante. Une société où il y aurait moins de chômeurs serait plus juste qu’aujourd’hui. Une société où on prélèverait moins sur le travail le serait également. L’essentiel est de remettre la société en mouvement. Je forme le vœu que les cinq ans qui viennent permettent de le faire.

Les Échos : Il n’empêche, une partie des Français a peur.

Édouard Balladur : C’est parce que les faux débats fleurissent. On nous reproche par exemple de vouloir généraliser les contrats à durée déterminée. Mais ne vaut-il pas mieux accepter un contrat à durée limitée que d’être au chômage ? Un emploi à temps partiel n’est-il pas préférable à une retraite anticipée ? Aux épouvantails que l’on agite, j’oppose un libéralisme ordonné et partagé. Je souhaite qu’une politique globale et cohérente, visant avant tout à donner du travail au plus grand nombre, soit proposée à nos compatriotes.

Les Échos : Mais est-ce que le modèle anglo-saxon ne joue pas comme un épouvantail ?

Édouard Balladur : Il n’est pas question d’aller chercher de modèle à l’étranger. Je constate seulement que les sociétés qui marchent sont celles qui disposent de davantage de libertés.

Les Échos : Revenons au temps de travail. Comment expliquer que, dans la campagne, le Premier ministre lui-même dise vouloir limiter le recours aux CDD ? Comment expliquer, d’une façon plus générale, que lorsqu’on est au pouvoir, on est tenté de limiter la liberté des entreprises ?

Édouard Balladur : Je n’ai pas souvenir, en ce qui me concerne, d’avoir limité la liberté des entreprises. Au contraire, je leur ai rendu la liberté des prix dont elles étaient privées depuis 1945. J’ai fait voter une loi quinquennale sur l’emploi qui a assoupli considérablement l’organisation du travail grâce à l’annualisation des horaires, au temps choisi, au temps partagé, à la simplification du fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Ces souplesses sont nécessaires même si je regrette que les entreprises, au lieu de créer davantage d’emplois, aient parfois trop recours aux heures supplémentaires lorsque leurs commandes augmentent. À l’inverse, une entreprise dont le carnet de commandes se dégarnit devrait pouvoir s’adapter sans avoir à licencier ; elle devrait conserver son personnel et adapter ses coûts en jouant sur les horaires et sur l’intéressement aux résultats. Il faut donc aller plus loin dans l’assouplissement des horaires.

Les Échos : Il y a deux logiques, celle du chef d’entreprise qui dit : donnez-nous plus de liberté pour embaucher, et celle du pouvoir politique qui souhaite avoir l’assurance que cette liberté réduise immédiatement le chômage. Vous y avez été confronté lorsque vous étiez Premier ministre.

Édouard Balladur : Lorsque j’étais Premier ministre, les libertés ont augmenté et le chômage a reculé de 200 000 personnes. L’expérience enseigne que, sur le long terme, le pari est gagnant : plus de liberté, c’est plus de production et donc plus d’emplois.

Les Échos : Mais un homme politique a besoin de résultats immédiats.

Édouard Balladur : Au lendemain des élections, avec une Assemblée élue pour cinq ans, nous pourrons mener une action à long à terme. La dissolution a interrompu le cours du temps. C’est un nouveau calendrier qui s’ouvre à notre pays. À nous de faire en sorte que cette occasion soit saisie, que cette chance ne soit pas gâchée. Les électeurs veulent que ces élections servent à quelque chose. Ils ont quelque chose à nous dire que nous devons entendre.

Les Échos : Comment expliquez-vous que dans cette campagne le patronat soit plus offensif que la majorité sur le terrain du libéralisme et des réformes ?

Édouard Balladur : Le problème du patronat aujourd’hui, comme celui des syndicats, c’est de n’être pas suffisamment puissant pour contracter et faire en sort ensuite que les engagements pris soient tenus.

Les Échos : Durant cette campagne, plusieurs des sujets débattus à droite et à gauche sont largement des thèmes de gauche. La réduction du temps de travail par exemple. Comment l’expliquez-vous ?

Édouard Balladur : L’aménagement et la réduction du temps de travail sont inéluctables et d’ailleurs souhaitables. Pas une diminution autoritaire et généralisée car, une fois encore, je constate que les pays dans lesquels il y a moins de chômage et plus de production sont aussi ceux où la durée du travail est la plus importante et l’âge de la retraite élevé. Cela prouve que la théorie chère à la gauche du « gâteau à partager » est fausse. La question n’est pas de répartir la pénurie mais de créer plus d’abondance pour la partager. Là est le vrai désaccord entre les socialistes et nous.

Depuis trois générations, le temps de travail a diminué et cette diminution va continuer. La vraie question n’est pas celle de l’objectif mais des moyens. Faut-t-il procéder par la voie contractuelle ou de façon autoritaire ? Pour ma part, je fais confiance au contrat.

Les Échos : Est-ce le rôle de l’État que d’inciter à cette réduction par des aides aux entreprises comme le fait la loi Robien ?

Édouard Balladur : La loi Robien est surtout faite pour les secteurs en difficulté. Elle ne peut être une mesure générale pour toutes les entreprises, quelle que soit leur situation. Si elle devait l’être, elle coûterait alors trop cher.

Les Échos : Une réduction négociée débouchera sur des inégalités entre secteurs, entre entreprises ?

Édouard Balladur : Il faudrait dont contraindre pour être juste ! La politique sociale que j’appelle de mes vœux est celle de la liberté. Je la définirais en trois points :

- Mieux vaut répartir l’abondance que la pénurie ;
- Seule la liberté permet de produite plus. Cette idée apparemment banale est loin d’être admise, même si, ces derniers temps, les conversions vont bon train ;
- Il faut le plus possible répartir les surplus par le contrat ;
- L’État doit conserver des responsabilités éminentes, d’une part pour fixer le cadre de la vie économique et sociale, d’autre part pour venir en aide à ceux que la vie contractuelle laisserait de côté, les chômeurs, les exclus, les personnes âgées ou malades…

Les Échos : Est-ce le « modèle français » de la politique sociale ?

Édouard Balladur : La question qui nous est posée est simple. Allons-nous saisir les années qui viennent pour nous mettre à l’école du monde et nous battre à armes égales grâce aux libertés en préservant le système français qui est, dans les grandes lignes, le modèle social de l’Europe continentale ? N’oublions pas que dans ce système continental, la France est l’un des pays qui ont la structure la plus collective et la plus lourde. Les prélèvements représentant plus de 45 % du PIB contre 40 % en Allemagne.

Les Échos : Vous avez exposé votre modèle social. Y a-t-il en matière de fiscalité un schéma libéral, sinon idéal, du moins plus juste ?

Édouard Balladur : À mes yeux, la vraie réforme fiscale, c’est l’abaissement des impôts. Je ne crois pas à la thèse selon laquelle la fiscalité n’est pas suffisamment assise sur les revenus : l’addition de la CSG, des cotisations personnelles et de l’impôt sur le revenu donne l’un des systèmes les plus lourds au monde. L’avenir n’est donc pas à un alourdissement, mais à un allègement, avec, moins qu’un transfert vers d’autres sources de revenus, une diminution des dépenses publiques que les prélèvements financent.

Les Échos : Et pour les entreprises ?

Édouard Balladur : Le problème est celui de la taxe professionnelle et des charges sociales. En France, les entreprises paient grosso modo 18 à 19 % du PIB de prélèvements et en Allemagne, 11 à 12 %. Faut-il aller chercher plus loin les sources d’entrave à notre compétitivité ? J’insiste donc : il faut dépenser moins. C’est un effort de longue haleine.

Les Échos : Vous n’avez pas parlé de l’ISF.

Édouard Balladur : Tout le monde parle des efforts nécessaires pour entrer dans la monnaie européenne. Je pense qu’il faut d’ores et déjà réfléchir à ce qu’il faudra faire ensuite, c’est-à-dire à l’harmonisation de nos système fiscaux. Aucun pays ne pourra se permettre d’avoir une législation fondamentalement différente de celle de ses voisins. Il faut nous y préparer. Ce n’est pas l’intérêt de la France que les entreprises aillent investir à l’étranger parce que les droits de mutation sont trop lourds chez nous, que les jeunes les plus dynamiques aillent travailler ailleurs parce que les impôts sont trop élevés.

Les Échos : Vous allez donner des arguments à ceux qui craignent une perte de souveraineté des États ?

Édouard Balladur : Europe ou pas, dans une économie mondialisée, le problème se pose de la même manière. Cessons de faire porter à l’Europe la responsabilité de toutes nos difficultés. La vraie question est de savoir quelle est, dans un monde de plus en plus uniformisé, la part que nous pouvons réserver à l’identité française dans les domaines culturel, économique et politique. Je souhaite qu’elle soit la plus grande possible, mais pour cela il faut que la France soit la plus forte possible, et donc que notre société soit la plus libre possible.