Article de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS, dans "Le Figaro" le 14 mai 1996, sur l'utilisation des sondages d'opinion par les hommes politiques, intitulé "Y résister, les utiliser".

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Média : Le Figaro

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Y résister, les utiliser

Rien de plus stupide que de refuser de voir la réalité de l'opinion ; rien de plus indigne que de s'y soumettre

Par Martine Aubry (membre du bureau national du PS)

Ils sont là, incontournables, instantanés, parfois impitoyables ! Les baromètres de l'opinion rythment la vie politique et occupent une place grandissante.

À peine un fait de société, un évènement, un projet de réforme apparaissent-ils que l'on nous apporte sur un plateau la position de "l'opinion" appelée à donner son avis tout de suite, souvent sans réflexion.

Durant la dernière campagne présidentielle, la "sondomania", a atteint des paroxysmes et c'est parfois trois ou quatre publications quotidiennes qui ont été réalisées. Chaque parole, chaque geste d'un candidat était ainsi immédiatement sanctionné par du "plus" ou du "moins". La puissance des sondages a paru telle que certains hommes politiques les ont pris comme boucs émissaires pour expliquer leurs échecs : que l'on se souvienne des propos tenus par le camp balladurien le soir du premier tour.

Sur ces sondages qui posent beaucoup de questions, je souhaiterais insister sur quelques convictions.

Un responsable politique doit évidemment savoir quelles sont les préoccupations de ses citoyens, leurs difficultés, leurs préjugés, leurs idées, leurs attentes et leurs espoirs.

Il a de multiples moyens pour le faire s'il le veut. L'action sur le terrain, les discussions ouvertes, les rencontres et débats, l'échange avec les électeurs, les militants, les élus, les responsables associatifs et syndicaux, sans oublier une attention critique à la presse et aux autres médias.

Les enquêtes des instituts de sondage offrent un outil d'information indéniable parmi d'autres : il serait terrible en effet pour un homme politique qu'il soit le seul ou le principal élément de compréhension de la réalité. Elles sont d'autant plus efficaces que certaines conditions sont remplies. Bien comprendre d'abord ce que les sondages représentent : par exemple, une intention de vote n'est pas l'annonce du vote final. Il faut savoir ensuite que leur comparaison dans le temps accroît leur intérêt : comment nos concitoyens évoluent sur les différents sujets, le racisme, l'impôt, le rôle de l'État, la morale… pour ne donner que quelques exemples très différents.

Les sondages les plus intéressants sont enfin les plus qualificatifs. Lorsqu'un ensemble de questions permet de comprendre les raisons d'une opinion, les différences entre les catégories sociales, l'âge et le sexe des personnes interrogées. Et ils prennent d'autant plus d'intérêt qu'ils sont complétés par des analyses approfondies, telles celles réalisées par la Sofres dans son État de l'opinion et par des enquêtes sur le terrain effectuées par des journalistes. Mais c'est souvent plus facile de donner un résultat global en vingt secondes sur une télévision que de s'adonner à cette analyse. Et pourtant, c'est elle qui est pertinente et qui pourra être confrontée par l'homme politique à la sienne propre, forgée par son expérience et ses contacts.

Rien ne serait plus stupide que de refuser de voir la réalité de l'opinion ; rien de plus indigne que de s'y soumettre. On touche là à l'une des critiques majeures faites à certains hommes politiques : celle de gouverner par les sondages.

Ne pas renoncer à ses convictions

Connaître l'opinion, pour mieux la comprendre avec ses problèmes, ses aspirations, ses priorités, c'est bien et les sondages y contribuent. Autant savoir que les Français sont pour la peine de mort, mais d'un autre côté pour le droit à l'avortement, qu'ils jugent des dépenses publiques et les impôts trop lourds, mais veulent plus de professeurs, de policiers et d'infirmières… Il est bon de le savoir pour accroître notamment la transparence des décisions, mieux les expliquer, ou parfois concerter ou négocier.

Mais le courage politique c'est aussi d'aller à l'encontre de l'opinion lorsqu'une décision apparaît clairement aller dans le sens de l'intérêt général, ou de la société que l'on souhaite construire. Ce fut ainsi la grandeur de François Mitterrand de se prononcer pour l'abolition de la peine de mort en pleine campagne présidentielle et de la réaliser quelques semaines après son élection.

Écouter l'opinion pour mieux la comprendre et apporter les réponses qu'elle attend, savoir la convaincre parfois à contre-courant en lui proposant des enjeux pour notre société, c'est sans doute la fierté de l'action politique.

Martine Aubry