Interview de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, à France 2 le 19 avril 1996, et article dans "Le Figaro" du 2 mai (intitulé "La sûreté nucléaire"), sur le sommet du G7 à Moscou sur la sécurité nucléaire, la gestion du nucléaire en France, et l'aide internationale pour la sécurité nucléaire en Europe de l'Est.

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Média : France 2 - Le Figaro

Texte intégral

France 2 : vendredi 19 avril 1996

G. Leclerc : Comme ministre de l'industrie, vous avez notamment en charge l'industrie nucléaire. Dix ans après la catastrophe de Tchernobyl, les sept pays les plus industrialisés du monde sont donc réunis à partir d'aujourd'hui à Moscou pour un sommet sur la sûreté et la sécurité nucléaire. B. Clinton a donné un satisfecit à l'action que conduit la Russie dans ce domaine mais il y a quand même, selon les experts, 26 des 64 réacteurs en service dans les pays de l'Est qui présentent des dangers. Alors comment les Occidentaux peuvent-ils intervenir pour améliorer cette situation ?

F. Borotra : C'est un sommet important parce que, c'est vrai, il a pour objectif de placer la sûreté nucléaire comme priorité essentielle de la gestion du parc nucléaire, non seulement de la Russie mais de l'ensemble des pays de l'ex-Union soviétique et des pays de l'Est. La sûreté nucléaire, c'est quoi ? C'est faire en sorte que ces pays respectent les pratiques internationales pour la sûreté nucléaire. C'est faire en sorte que, dans ces pays, il existe disons des organismes indépendants pour assurer la surveillance sur le fonctionnement de ces équipements, c'est faire en sorte que toutes les centrales qui ne sont pas en situation d'avoir un niveau de sécurité suffisant puissent être fermées ; c'est enfin mettre en place une politique de gestion des déchets et éviter – malheureusement comme c'est trop souvent le cas – que ces déchets ne soient mis sous la mer. Donc c'est vraiment une pratique autour de cette obligation fondamentale qui est celle de la sûreté nucléaire.

G. Leclerc : Il y a 26 réacteurs qui présentent de réels dangers, le Parlement européen a dit qu'il faudrait les fermer. Est-ce qu'effectivement, ça ne serait pas la bonne solution, même si ça va coûter cher, s'il faudra en partie indemniser et aider financièrement les pays de l'Est ?

F. Borotra : Ce sont des pays indépendants, ce sont des pays souverains. Quand la France, par exemple, a essayé de prendre l'initiative d'interrompre la production, elle avait même proposé de remplacer le manque d'électricité en produisant et en fournissant de l'électricité. La Bulgarie a dit non. Il s'agit donc d'un problème qui s'inscrit dans la souveraineté de ces pays et qui oblige une démarche de coopération très intense avec ces différents pays. Je crois que l'idée qui consiste à croire que l'on va résoudre ce problème en montrant ces pays du doigt, c'est une fausse idée. Je crois que la clef de cette affaire, c'est la Russie, il faut coopérer avec la Russie pour l'amener à s'engager dans la voie de la sûreté, non pas en la mettant au banc de l'ensemble des pays mais en l'amenant, par des décisions concrètes, par des aides à s'engager dans le processus de la sûreté.

G. Leclerc : Il y a dix ans, c'était la catastrophe de Tchernobyl, ça a révélé à ce moment-là une véritable impréparation au niveau des réactions des pays occidentaux, un manque de transparence, on sait que l'on a un peu menti à l'opinion, au moins par omission, sur le nuage nucléaire. Est-ce qu'on est sûr que si une catastrophe de ce type arrivait aujourd'hui, ça ne se passerait pas de la même façon ?

F. Borotra : D'abord Tchernobyl, en France, c'est impossible dans la mesure où notre pays a choisi à la fois de placer la sûreté au centre de toutes ses préoccupations dans le domaine nucléaire et a choisi une autre filière que celle qui a conduit au drame que l'on sait à partir de Tchernobyl. Cependant, on en a quand même tiré des enseignements, en particulier en accroissant chaque fois que cela était nécessaire les conditions de la sûreté en France et surtout en installant un régime qui est celui de la transparence complète dans le domaine des informations.

G. Leclerc : Si cela ne se passe pas en France mais de nouveau dans un pays de l'Est, est-ce que, s'il y a cette même histoire de nuage, etc. On est sûr qu'on dira vraiment toute la vérité aux Français, que toutes les mesures seront prises ?

F. Borotra : Oui, on dira toute la vérité aux Français, l'information sera une information en temps réel, les mesures qui doivent être prises seront annoncées et seront appliquées, comme seront appliqués les plans de secours si cela est nécessaire. Mais en même temps, il faut si jamais il y a un risque de ce type entrer dans une phase très forte de coopération technique pour tenter de résoudre le problème.

G. Leclerc : En tant que ministre de l'industrie, vous vous occupez également de l'automobile. Hier J. Calvet a été très sévère avec les autorités européennes et françaises, il a posé la question, veut-on la disparition de l'automobile française, il a dénoncé notamment ce qu'il appelle les carcans réglementaires, les mesures sur la pollution et la hausse de la fiscalité en France. Vous voulez tuer l'automobile française ?

F. Borotra : D'abord non, puisque le Gouvernement d'A. Juppé, à la suite du Gouvernement d'E. Balladur a pris des dispositions pour aider l'évolution du marché automobile en France. Le secteur automobile est un secteur déterminant. Il représente pratiquement 15 % des emplois industriels en France et c'est vrai que c'est un domaine technologique où la France a une position d'excellence. Donc il n'est pas du tout question de venir d'une manière ou d'une autre contester l'existence et l'importance du secteur automobile. Alors c'est vrai que se pose un problème en terme de fiscalité parce qu'un débat a été ouvert par le Parlement à l'occasion de la loi de Finances de 1995 obligeant le Gouvernement à présenter un rapport devant l'Assemblée nationale avant le 30 juin sur la fiscalité des produits pétroliers. Et c'est vrai qu'il existe un déséquilibre entre la fiscalité du gasoil et la fiscalité des carburants traditionnels, que ceci est un problème complexe qui touche à la fois à l'industrie automobile mais qui touche aussi à l'industrie du raffinage du pétrole, à l'environnement et au transport pétrolier. Donc notre pays se montrera particulièrement prudent dans le choix de la voie dans laquelle il pourrait s'engager pour préserver les intérêts de ces quatre secteurs qui sont déterminants à la fois au niveau de l'équilibre de la société et au plan industriel.

G. Leclerc : Il s'est quand même inquiété particulièrement du diesel, il a parlé d'une campagne d'attaque avec comme résultat la baisse des ventes de voitures diesel ?

F. Borotra : Non, il n'y a pas de campagne d'attaque. Le Parlement a demandé au Gouvernement de prendre une position sur la fiscalité du gasoil. Il y aura un débat à l'Assemblée nationale sur un rapport présenté effectivement par le Gouvernement. Il ne s'agit nullement de déséquilibrer l'industrie automobile et surtout pas l'industrie automobile française dont tout le monde sait qu'elle a une part essentielle en termes de dieselisation de notre part.


Le Figaro : 2 mai 1996

Tchernobyl est un symbole aujourd'hui ancré dans la conscience collective, une tragédie qui a fait réapparaître des craintes sur la sûreté nucléaire dans les pays européens. Avec une question implicite : une catastrophe comme Tchernobyl peut-elle survenir en France ?

Le gouvernement y répond clairement : Tchernobyl n'est pas possible on France. Ce qui sépare le nucléaire français du nucléaire soviétique est une différence de nature, et non de degré. Le nucléaire français est au nucléaire soviétique ce que la démocratie est au communisme.

Premier fait : notre parc nucléaire repose sur une conception technique à l'opposé de celle de la centrale de Tchernobyl. Tous les réacteurs français sont d'un type différent. Ils sont en outre munis d'une enceinte de confinement dont ne disposait pas la centrale ukrainienne, si bien que sa défaillance a provoqué une diffusion instantanée de la radioactivité dans l'atmosphère.

Deuxième fait : notre système nucléaire est gouverné d'abord par les considérations de sûreté. Chaque agent, à l'occasion de chaque décision, de chaque action, fait primer la sécurité sur toute autre considération. Cette « culture de sûreté » n'existait pas à Tchernobyl.

Troisième fait : le souci de transparence s'est encore développé depuis dix ans. Ne l'oublions pas, l'énorme faiblesse de l'industrie nucléaire soviétique, c'était l'absence de capacité d'expression de l'opinion publique, donc de critique et d'information.

- La transparence

Nos concitoyens peuvent aujourd'hui avoir accès, presque en temps réel, à toutes les informations sur les incidents nucléaires. Le retour d'expérience a été systématisé : tout incident, même minime, est connu, analysé, et les mesures sont prises pour éviter qu'il ne se répète, non seulement là où il s'est produit, mais dans l'ensemble du parc, qui, au demeurant, a été standardisé. Un regard extérieur est désormais de mise. Des spécialistes étrangers viennent inspecter nos installations sous les auspices de l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA) et des exercices communs sont conduits avec nos voisins allemands.

La clé de voûte du système, en France, c'est sans doute l'engagement de l'État républicain, garant de la sûreté nucléaire vis-à-vis des citoyens. Ce n'est pas un hasard si les principaux acteurs du nucléaire (CEA, EDF, Cogéma, Andra) sont des entreprises ou établissements publics, si aucune privatisation de ceux-ci n'est envisageable, car il s'agit là d'une responsabilité collective qui dépasse à l'évidence l'échelle d'une entreprise.

De même, aucun exploitant ne peut exercer la moindre pression sur la Direction de sûreté des installations nucléaires, dont l'indépendance est garantie par l'État, tout comme celle du Conseil supérieur de la sûreté et de l'information nucléaire et des commissions locales d'information placées auprès de chaque site nucléaire.

En France, lorsque l'État décide, c'est au terme de procédures contradictoires, toujours sous le contrôle du juge et du Parlement, qui assure, quant à lui, le contrôle de l'ensemble du système de sûreté, grâce au travail effectué par l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques.

Cette garantie de sûreté nucléaire concerne toutes les étapes du cycle nucléaire : une sûreté des centrales qui serait indépendante de la sûreté du combustible, ou qui ignorerait le devenir des déchets, serait un non-sens. Là encore, l'État joue le rôle essentiel de garant du long et même du très long terme. La loi du 30 décembre 1991 définit les actions aboutissant à une élimination sûre et définitive des déchets. Notre génération prend donc effectivement, sur un point essentiel, ses responsabilités vis-à-vis des générations futures.

Sommes-nous pour autant à l'abri de toute menace nucléaire civile ? Non, pour deux raisons. D'abord, s'il ne peut pas se produire en France d'accident du type Tchernobyl, nous ne devons pas écarter, par principe, la possibilité d'une crise, Elle serait d'importance bien moindre ; elle est hautement improbable, mais c'est précisément en nous y préparant en toute humilité et en toute conscience que nous assurons la sécurité de nos concitoyens. Ensuite, la pollution radioactive ignore les frontières. Nous voici ramenés à la situation de Tchernobyl, et plus généralement des centrales nucléaires à l'Est, dont personne ne conteste le caractère préoccupant.

Or, si chaque pays est responsable de la sûreté de ses installations, une obligation morale, qui découle d'un risque transfrontalier, incombe à ceux qui disposent du savoir, des moyens industriels et financiers et de la pratique démocratique, c'est-à-dire aux pays du G 7.

- Le sommet de Moscou

Il était nécessaire d'agir de concert. Le G 7 a mobilisé les institutions financières internationales, Bord et Banque mondiale. L'Europe, par le moyen des crédits communautaires, a fait un effort exceptionnellement élevé. Il était également pertinent de chercher à y voir clair et de traiter différemment les centrales selon leur niveau de sûreté.

En revanche, il était naïf de croire que l'amélioration de la sûreté à l'Est était la grande priorité des pays concernés et que les initiatives des pays occidentaux allaient être accueillies avec reconnaissance. La réalité est plus complexe : l'action des pays occidentaux, dans le passé, a été considérée au pis comme une ingérence politique, au mieux comme une agression commerciale. La difficulté d'acclimater une culture de sûreté dans des pays qui, faute de passé démocratique, ignoraient jusqu'à la signification de ce terme, avait été gravement sous-estimée.

La situation particulière de la Russie avait été insuffisamment analysée ; les réalisations du programme nucléaire soviétique, quelles que soient nos réserves en termes de sûreté, sont fondées sur des acquis scientifiques et technologiques indéniables. Dès lors, il n'est pas surprenant que la Russie se soit sentie mise au banc des accusés et ait réagi en conséquence.

Ce sont ces insuffisances d'analyse qui ont été corrigées par le Sommet de Moscou qui vient de se tenir sous la présidence conjointe de Jacques Chirac et de Boris Eltsine. Cet événement nous, permet d'engager enfin une coopération approfondie avec la Russie, sans laquelle rien ne se fera en Europe de l'Est.

Nous avons en effet, en France, une responsabilité particulière, liée à nos compétences scientifiques et techniques, nos savoir-faire, nos résultats reconnus et respectés chez nos partenaires russes.

L'excellence technologique et l'avance scientifique de notre pays, qui ne se sont pas démenties depuis l'impulsion donnée en 1945 par le général de Gaulle, avec la création du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), nous donnent un véritable devoir, aussi important que ceux qui nous incombent dans le domaine humanitaire, un devoir non pas d'ingérence, mais de partenariat.

Ce devoir, sur le plan diplomatique, doit nous conduire à renforcer nos relations avec la Russie, sans pour autant agir indépendamment des enjeux européens. Sur le plan économique, ce devoir nous amène à réaliser des investissements en commun, à conduire une coopération technique sur les procédures de sûreté, mais surtout à mobiliser des sommes à la hauteur des besoins. Cela passe par la participation des pays du G 7 et de l'Europe, mais aussi, pourquoi pas, par des contrats d'échanges avec la Russie dans d'autres domaines que le nucléaire.

La présidence du G 7 et donc la coprésidence du Sommet de Moscou reviennent cette année à la France. Saisissons cette occasion pour montrer la voie de la sécurité nucléaire en Europe et dans le monde, une voie qui ne peut pas ignorer Moscou.