Interview de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à Europe 1 le 6 mars 1996, sur la réduction du temps de travail, le chômage des jeunes, les exonérations de charges pour les entreprises, et sur la flexibilité du travail.

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Média : Europe 1

Texte intégral

G. Grossiord : On constate que ce sont quand même les cadres prioritairement qui se déclarent prêts à travailler quelques heures de moins avec un salaire moins élevé. Un commentaire ?

M. Blondel : Je crois qu'il faut bien situer le problème. Est-ce que la réduction de la durée du travail doit avoir comme objectif de mesurer l'emploi ? Je pense que c'est une revendication toute naturelle quant au travail, devoir travailler moins. Je rappelle simplement que les trois-huit, cela date maintenant de 1936, cela dure depuis un bon moment. Je ne vois pas pourquoi on en resterait à 39 heures, comme ça ad vitam. Donc je dirai que c'est une revendication normale. Maintenant, regardons les effets réels sur l'emploi. Je ne les crois pas exorbitants. Je crois au contraire qu'ils sont très minimes. Sauf peut-être dans les emplois de service, dans les emplois de contact, dans les emplois où on reçoit de la clientèle, là, effectivement, on est bien obligé d'embaucher en compensation quand il y a réduction de la durée du travail. Troisième constat, qui confirme ce que ce sondage semble démontrer, les gens ont peur pour leur pouvoir d'achat. Cela veut dire qu'on n'a pas beaucoup de possibilités de négociation. Ou alors, il faut que nous obtenions de la part du patronat la réduction de la durée du travail avec le maintien du salaire. C'est ça la revendication syndicale. Cela ne veut pas dire que c'est exclusif, qu'on le comprenne bien. Mais, à mon avis, c'est vers cette voie qu'il faut aller. C'est une répartition des gains de productivité qui se ferait notamment en maintenant le salaire. Je sais que si nous faisons cela d'une manière générale, pour tout le monde, cela va avoir un effet économique tout à fait catastrophique. Et cela va faire augmenter l'inflation, c'est indispensable, parce qu'il y aura la fin d'un réajustement, et il se fera sur le dos ... On remettra en cause le pouvoir d'achat, mais on le fera par l'inflation. Mais je finis par me demander si c'est pas meilleur que ce qu'on est en train de faire maintenant. Et je pense notamment à ce que l'on vient de décider pour le textile, dans la limite où là, effectivement, on ne dévalue pas le franc mais en contrepartie on fait en quelque sorte de la désinflation sociale. Et là, c'est une véritable catastrophe. Cela va créer 30 000 emplois, seulement cela bloque les salaires pendant X années, cette histoire.

G. Grossiord : J. Barrot défendait cette idée, hier, en expliquant que c'était justement une première application du donnant-donnant : on accorde des allégements de charges aux entreprises et elles promettent d'embaucher.

M. Blondel : Cela, c'est une promesse. Expliquez-moi comment on va contrôler. Est-ce que M. Barrot a les inspecteurs du travail nécessaires pour aller vérifier qu'en contrepartie des exonérations il y aura bien les salariés en question ?

G. Grossiord : Il s'est montré ferme.

M. Blondel : Il peut être ferme. Ce qui compterait beaucoup c'est qu'il ait le budget pour embaucher les gens dont il a besoin pour faire ça. Deuxièmement, est-ce que c'est normal, dans une société libérale – c'est curieux parce que c'est moi qui défends ça, mais que je suis pas un illusionniste, j'essaie de dire ce qu'il me semble être la vérité – dans une société libérale, est-ce que c'est normal que ce soit l'État qui à la fin finit par contrôler l'embauche dans les entreprises ? Dans une société socialiste, on n'aurait jamais osé. Maintenant, dans une société libérale, on dit aux patrons : « Vous allez embaucher. Vous allez embaucher tant de personnes de tel âge, etc. ». Vous allez voir, c'est ce qu'on va faire avec les jeunes. Où est le libéralisme pour l'entreprise, dans cette affaire, si elle ne gère même plus ses effectifs en fonction des besoins, mais en fonction de répondre aux exonérations dont elle fait l'objet.

G. Grossiord : Que proposez-vous pour résister à la mondialisation de l'économie ?

M. Blondel : On ne répond pas à cette question comme cela. Je suis allé à Davos, j'ai vu les dégâts. Permettez-moi de vous dire qu'on ne peut pas répondre en quelques secondes à ce genre d'affaire.

G. Grossiord : Vous avez une idée forte en la matière ?

M. Blondel : Non. Mon idée forte à moi, j'ai du mal à la faire comprendre. C'est que je ne crois pas que l'on modifiera d'une manière substantielle le chômage dans ce pays si on ne joue pas sur trois éléments : l'activité économique, il faut la provoquer et il y a des moyens de la provoquer ; les salaires et la réduction du temps de travail. Et il faut faire tourner la mécanique en même temps. Je crois que c'est le seul moyen de pouvoir taper assez sérieusement sur ce chômage qui devient... les statistiques sont une nouvelle fois là : malgré l'astuce, on a une nouvelle fois dépassé les trois millions...

G. Grossiord : Malgré l'astuce ?

M. Blondel : La petite astuce d'il y a quelques mois sur la définition du chômeur, entre les vrais et les faux chômeurs. On était à 3 200 000, on est redescendu à 2 900 000 et quelques, et hop, on a repassé les 3 000 000.

G. Grossiord : Vous dites qu'il faut agir sur trois éléments. Mais il semble que la réduction est un peu en dessous des deux autres préoccupations dans la doctrine de Force Ouvrière.

M. Blondel : C'est dans les faits. Malgré cela, vous me donnerez acte que je n'hésite pas à attaquer le problème des heures supplémentaires. Nous avons fait, en 1994, l'équivalent en temps de travail, à 90 000 emplois, et c'est la version basse, parce que la version est, je crois, à 230 000, en heures supplémentaires. Je dis qu'il faut que nous pesions là-dessus. Pour peser là-dessus, il faut une négociation avec le patronat au niveau interprofessionnel, et qui ensuite redescendra au niveau professionnel, parce que les heures supplémentaires, ce n'est pas la même chose quand on travaille dans une imprimerie ou quand on travaille à Thomson. Je vais devant l'impopularité, car compte tenu de la modestie des salaires, vous avez des gens qui sont contents de faire des heures supplémentaires parce que ça fait du beurre dans les épinards. Et quand on leur dit : « vous êtes des égoïstes », ils vous répondent : « Oui. Mon fils n'a pas de boulot, alors je lui donne des sous pour l'aider à son ménage. On n'est pas égoïstes, on fait de la redistribution sociale ». Je dis qu'il faut arrêter cette affaire, parce que... Mon inquiétude, je le répète, mais ce chiffre me fait tellement peur : 8 millions de jeunes entre 15 et 24 ans, c'est 8 millions de jeunes qui auront entre 20 et 30 ans à l'an 2000. Quand on parle avec eux de l'avenir, il y en a un sur trois qui dit « si j'ai un emploi ». Les deux tiers disent : « pas de boulot ». Et ça, c'est une bombe. Si on n'y prend pas garde, cela va nous sauter dans la figure. Je crois qu'il est nécessaire, y compris avec des contraintes mais dans le domaine contractuel, dans le domaine du code du travail, pas des contraintes comme on semble le faire vis-à-vis des entreprises, des contreparties, mais des contraintes de manière à ce que on facilite l'embauche, y compris à contrats à durée déterminée, mais il faut donner de l'activité aux gens.

G. Grossiord : J. Barrot était à ce micro hier et il dénonçait « la nouvelle flexibilité du travail ». Il comparait le travail aujourd'hui dans les entreprises, dans l'industrie, à ce qui se passe chez les agriculteurs de Haute-Loire par exemple, qui adaptent leur travail aux saisons et dans l'industrie aux bons de commandes. Votre avis ?

M. Blondel : Il dénonçait ça lui ?

G. Grossiord : Il trouvait que c'était une excellente solution, il défendait la flexibilité...

M. Blondel : Ça ne m'étonne pas, sauf que je fais remarquer à M. Barrot quelque chose : il a donc pris l'image des saisons. Ça veut dire qu'il y a des moments dans l'entreprise où il y a un effort d'emploi, de production à faire et dont on a besoin.

G. Grossiord : Moduler les horaires.

M. Blondel : Voilà, on évite les heures supplémentaires et ça veut dire qu'on évite aussi d'embaucher des employés que je vais qualifier d'occasionnels. Ça veut dire que ça ne lutte pas contre le chômage au contraire. La flexibilité a pour effet d'éviter d'embaucher.

G. Grossiord : Sauf que ça s'accompagne souvent dans les entreprises d'une réduction du temps de travail.

M. Blondel : Je voudrais bien qu'on me le démontre. J'ai plutôt peur, d'après ce que je vois, qu'on donne des possibilités de flexibilité, en définitive parce qu'il y a un surcroît d'activité, et que l'entreprise pour répondre à ça, fait des heures supplémentaires et on n'en est pas à la réduction du temps de travail et on va même au-delà. Et surtout on évite d'embaucher. C'est le constat le plus simple, y compris à titre temporaire. Embaucher quelqu'un pendant un mois, c'est pas stupide pour quelqu'un qui n'a rien, c'est mieux. Il se forme peut-être un peu et la fois suivante où il y a une surcharge de production, on fait encore appel à lui etc., etc. J'ai accepté les notions de flexibilité avec réserve et maintenant j'y suis très hostile. Je pense même que, d'une certaine façon, c'est la réglementation qui provoque l'embauche.