Texte intégral
Passages importants
Le point sur la campagne électorale
Laurent Fabius : (…) À trois semaines du premier tour des élections, les choses sont en train de se clarifier autour des trois questions qui vont devoir être réglées par un seul vote.
Première question : est-ce que les Français veulent qu’on continue la même politique économique et sociale, avec son lot de précarité et de chômage, ou bien est-ce qu’ils veulent qu’on change et qu’on mette en place une politique économique et sociale d’activités et d’emplois ?
Deuxième question : va-t-on continuer ce que j’appelle la politique européenne molle, ou bien va-t-on changer et s’orienter vers une politique européenne vraiment volontariste, sociale et qui soit capable de préserver les intérêts de la France ?
Troisième question, que l’on va voir apparaître de plus en plus dans les jours qui viennent : est-ce que les Français veulent que la droite concentre tous les pouvoirs pour faire absolument ce qu’elle veut, ou bien est-ce qu’ils veulent un équilibre des pouvoirs ?
Ces trois questions, il va falloir y répondre par un seul vote, qui finalement se résume de la manière suivante : est-ce que l’on veut continuer avec Alain Juppé ou est-ce que l’on veut changer ? Et c’est parce que la question va être de plus en plus claire que (…) les candidats du changement ont, je crois, de bonnes chances de gagner. Il ne s’agit pas comme en sport, de participer, il ne s’agit même pas d’obtenir une courte défaite, il s’agit de gagner : et je crois désormais que c’est possible.
Laurent Fabius : (…) Le président de la République peut tout à fait intervenir – il l’a déjà fait d’ailleurs – à condition, bien sûr, que ce soit sans excès. (…)
On a parlé de plébiscite au moment où la dissolution a été décidée. (…) Je ne suis pas éloigné de penser que si la droite perd, ce sera Monsieur Chirac qui perdra, mais que si la droite gagne, ce sera Monsieur Juppé qui gagnera. Le plébiscite n’est pas nécessairement là où on le pense. (…)
Si nous gagnons, nous nous situons dans une perspective de cohabitation. (…) Le Gouvernement de gauche gouvernera ; le président de la République fera son travail. Il n’y a pas de crise à prévoir. (…)
Les Français sont bien assez grands pour choisir (…) : ou bien ils choisiront ce que j’appelle la politique Juppé bis, c’est-à-dire qu’ils passeront Noël 2000 avec Monsieur Juppé, ou bien ils choisiront un changement. (…)
Mais je pense que si le président de la République décidait d’intervenir, c’est parce que les choses n’iraient pas aussi bien qu’il avait pu l’escompter. (…)
Les Français sont un peu facétieux. Quand ils sentent qu’on veut leur faire un tour, il peut se produire un retour à l’envoyeur. (…)
Le bilan d’Alain Juppé
Laurent Fabius : (…) Il ne faut pas confondre les élections. Il y a eu une élection présidentielle. Monsieur Chirac a été élu. Les Français jugent sur pièces et ils jugent, me semble-t-il, assez sévèrement, car il y avait eu beaucoup de promesses et que le résultat est un triple record : record du chômage ; record absolu des impôts et des taxes ; record absolu de la faiblesse de la croissance. Maintenant, il y a des élections législatives, et ce sont deux élections différentes. On ne peut pas entrer dans le raisonnement selon lequel il faudrait, comme on a voté d’une certaine manière en 1995, voter de la même manière en 1997. (…)
Ce n’est pas Monsieur Juppé en tant que personne qui est critiqué (…), mais le système politique qui est le sien et la politique qu’il conduit (…). Si on veut changer de politique, il faut changer de majorité. Monsieur Juppé a dit : si vous votez pour les partis de droite, nous continuerons la même politique. Or la même politique ne peut donner que les mêmes résultats. Je dis : Le projet, c’est le bilan et le bilan, c’est le dépôt de bilan. (…) Monsieur Juppé, qui se définit lui-même comme le chef de la majorité sortante, subit du coup un certain nombre d’attaques, non pas (…) en tant que personne, mais parce que sa politique échoue.
Les leçons du succès de Tony Blair
Laurent Fabius : Je constate d’abord que Monsieur Blair a beaucoup d’amis en France. Probablement beaucoup plus qu’il ne le pensait. J’ai été très heureux de son succès. (…) C’est une bonne chose pour la France. (…) La situation de l’Angleterre n’est pas la même que celle de la France, mais si on fait un parallèle (…), la droite française est du côté de Monsieur Major et la gauche française du côté du Parti travailliste. (…)
Le Parti socialiste peut tirer plusieurs leçons de la victoire de Monsieur Blair :
- premièrement, il n’y a pas de marché sans solidarité. Il n’y a pas de social contre l’économique ;
- deuxièmement, un gauche moderne peut gagner ; (…)
- troisièmement, les priorités (…) sont tout de même très voisines : un certain soutien salarial, (…) la priorité à l’éducation, (…) la priorité à la santé ;
- quatrièmement, l’idée selon laquelle on ne s’en sort pas en disant : à bas l’État. (…)
Qu’est-ce qu’une « gauche moderne » ?
Laurent Fabius : C’est une gauche fidèle à ses valeurs : la laïcité, l’égalité, la liberté, la responsabilité. (…) C’est une gauche qui se rend compte que l’économie mondiale et que la technologie bougent, que l’on ne peut pas assommer les gens d’impôts et de charges, qu’il faut mettre le paquet sur l’emploi, et que la clé du monde qui vient c’est la connaissance, la solidarité et le temps choisi. (…)
Pour la gauche du siècle qui vient, (…) il faut trouver ce nouvel équilibre entre l’efficacité économique, qui est absolument indispensable, et la solidarité sociale. (…)
Je pense que les valeurs de la gauche épousent ce que sera le siècle qui vient. (…) La clé de la réussite, de l’épanouissement humain dans le siècle qui vient, ce sera le savoir : d’où la priorité que nous donnons à l’éducation, à la culture et à la recherche. (…)
(…) Il est évident que, compte tenu des bouleversements de la productivité, de la modification de la valeur du travail, du changement même de la notion d’activité, il faut aller vers une répartition différente de la formation tout au long de la vie (…). Je suis sûr qu’on ira (…) vers une semaine de travail de quatre jours, que je préfère à une société de quatre millions de chômeurs. La gauche épouse et même devance ces valeurs-là.
Compte tenu des évolutions du monde (…). Il y a un risque très, très grand d’inégalités. Le choix que nous devons faire est celui de la solidarité.
Ces trois clés (…), c’est à la fois le cœur même des valeurs de la gauche et la notion de modernité. (…)
Les Français sont-ils sceptiques ?
Laurent Fabius : (…) Les gens ne sont pas encore tous dans le coup, mais ils notent tout de même l’importance de l’enjeu de la campagne. (…) Les Français n’aiment pas être trompés, n’aiment pas être bernés. Or ils ont le sentiment de s’être un peu fait avoir (…) en 1995 (…). Ils ne voudraient pas que cela recommence. (…)
Un message d’amitié à Monsieur Douste-Blazy
Laurent Fabius : (…) Je voudrais dire à Monsieur Douste-Blazy (…) à la fois mon indignation pour cet acte inqualifiable et aussi mon amitié et ma solidarité. (…)
Bilans et projets
Laurent Fabius : (…) Cette fois-ci, l’élément de bilan va jouer assez fortement. À mon avis, contre les partis de droite. (…) Eux-mêmes disent qu’ils ne veulent rien d’autre que continuer. Or, quand on voit le bilan de la droite – aggravation du chômage, (…) record absolu des impôts et des taxes, (…) record de faiblesse de la croissance –, (…) les gens disent non. (…) En ce qui concerne le chômage, ni la gauche ni la droite n’ont réussi. C’est la raison pour laquelle, ayant tiré les leçons de l’expérience, et pour demain, nous essayons de prendre une approche nouvelle. (…)
Sur le plan économique et social, (…) la logique de notre programme est assez simple. Il n’y a pas de possibilité de réduire le chômage, (…) s’il n’y a pas un redémarrage de la croissance et de l’économie. Ce redémarrage doit concerner à la fois l’offre et la demande. La demande ne sera pas soutenue s’il n’y a pas un peu de pouvoir d’achat supplémentaire dans les salaires et les retraites (…). Il ne faut pas non plus surcharger les entreprises.
Ce qui est nouveau dans le cadre d’un programme socialiste, c’est que nous disons que non seulement il ne faut pas alourdir les impôts, mais aussi (…) qu’il faut les alléger. (…) Je crois que le temps est terminé où l’on devait identifier la gauche et l’alourdissement des impôts. (…) Peut-être est-ce un paradoxe au regard de l’Histoire, mais c’est la droite qui alourdit les impôts et c’est la gauche qui les allègera. (…)
Emploi, croissance et fiscalité
Laurent Fabius : (…) En ce qui concerne l’emploi des jeunes, qui est la priorité des priorités, il y a un objectif de 700 000.
Pour le reste, chacun comprend aujourd’hui que ce n’est pas le Gouvernement qui, en appuyant sur un bouton, va dire : je produis tant d’emplois (…). Ce n’est pas comme ça que l’économie française marche.
Nous allons mettre en route tous les moteurs pour faire en sorte que l’emploi se développe à la fois sur le plan public et parapublic ainsi que sur le plan privé. (…) Le premier budget que nous adopterons dès après l’arrivée au Gouvernement sera un budget tout entier tourné vers l’emploi. (…)
Les premières décisions en cas de victoire de la gauche
Laurent Fabius : Il y a quatre séries de décisions à prendre. (…)
Première décision évidente : la composition du Gouvernement. Il faudra qu’il y ait plus de femmes, beaucoup d’éléments nouveaux, moins de ministres probablement, et des ministres qui ne cumulent pas leurs fonctions avec d’autres responsabilités importantes au niveau local. (…)
Deuxième élément : après l’audit financier et social qu’il faudra opérer, l’élaboration du budget. (…) Il faudra donner la priorité à l’éducation (…), au logement (…), à la réforme fiscale (…), tout cela tourné vers l’emploi.
Troisième mesure : nous devrons engager très rapidement une négociation européenne. (…) Actuellement, la conduite européenne va dans le mur. (…)
Quatrième disposition : la conférence nationale sur l’emploi, les salaires et la réduction de la durée du travail où, avec les partenaires sociaux, nous fixerons des caps, qui devront être ensuite souplement négociés. (…)
La réduction de la durée du travail
Laurent Fabius : (…) À terme, nous irons vers une société où la place du travail ne sera plus exactement la même qu’aujourd’hui. (…) Nous irons vers une réduction de la durée du travail tout au long de la vie. (…) C’est l’horizon. Mais dans l’immédiat, nous devons aller, comme l’a proposé Lionel Jospin, vers une réduction de la durée du travail, dans des conditions telles que cela soit bénéfique socialement et économiquement. (…) D’abord, nous disons que cela se fera progressivement. (…) Ensuite, je vous concède volontiers que cela sera plus aisé dans un certain nombre de secteurs très industrialisés ou dans de grandes entreprises que dans de petites entreprises. C’est la raison pour laquelle, après avoir défini un cadre, il faut une négociation souple et que l’on accorde des soutiens aux petites entreprises, voire des allégements de charges, pour que cette évolution positive du point de vue des salariés et de l’emploi ne se traduise pas négativement pour les entreprises. (…)
La loi de Robien a le mérite de faire prendre conscience que la question de la durée du travail est fondamentale. (…) La majorité de droite a été obligée d’y venir, mais dans des conditions assez restrictives sur deux points. D’abord ce qui fonctionne, c’est le volet défensif. (…) Mais nous voulons aussi qu’elle ait un aspect offensif. Ensuite, il y a un point non réglé dans cette loi : elle parle de création d’emplois sur deux ans alors que les allégements de charges sont sur sept ans. Cela pose un problème financier évident, mais en plus s’il s’agit de créer des emplois pendant un petit temps, et ensuite de les supprimer, les salariés, au total, n’auront rien gagné. (…)
La création de 700 000 emplois
Laurent Fabius : C’est un engagement très volontariste. (…) Mais tout vaut mieux que la résignation actuelle. Il y a deux parties dans cet engagement. La première est souvent critiquée, à mon avis totalement à tort : c’est la partie publique ou parapublique. On doit revendiquer, en partant des besoins qui existent, que l’on puisse créer 350 000 emplois. Il existe des besoins énormes en matière de sécurité publique. (…) Tony Blair a défini en matière de sécurité une position qui me va bien : (…) « dur avec le crime, dur avec les causes du crime ». (…) Pour cela, il faut plus de forces de sécurité. Il faut aussi plus de personnels qui s’occupent des jeunes, de tout le secteur social, de l’environnement. (…) Je revendique que l’on utilise des sommes qui existent déjà pour satisfaire vraiment les besoins plutôt que pour le gâchis. L’autre domaine où la critique est plus aisée, c’est celui des entreprises. (…) Nous disons simplement que nous mettrons à leur disposition de 40 000 à 50 000 francs par emploi pour qu’il y ait vraiment des créations d’emplois alors qu’aujourd’hui des primes sont données mais sans que des emplois soient créés. (…)
Les dépenses publiques
Laurent Fabius : Nous ne sommes pas partisans de la hausse à tout crin des dépenses publiques. C’est une plaisanterie de garçon de bains ! (…) Il faut que l’État puisse être souple, efficace, initiateur et dynamique et qu’il ne soit pas partout. Mais il faut un certain nombre de moyens pour soutenir les initiatives et assurer les services publics. Dans la plateforme de la droite, j’ai été frappé de voir que les mots « services publics » ne figuraient pas. (…)
La fiscalité
Laurent Fabius : Monsieur Juppé, en deux ans seulement, a fait croître la fiscalité et les taxes de 150 milliards. (…) Il y a un rééquilibrage à faire, non pas du tout en augmentant le poids global de l’impôt – ce serait complètement contreproductif –, mais en faisant qu’il soit plus intelligemment réparti. (…)
L’Europe
Laurent Fabius : Je suis pour la construction européenne. (…) Mais elle a été dévoyée. On s’occupe essentiellement d’aspects purement financiers, parfois de réglementation, rarement et même jamais de ce qui est déterminant, c’est-à-dire le social, l’humain, l’environnement, la réalité de la vie et de la démocratie. (…) Il y a trois dossiers sur lesquels la nouvelle équipe gouvernementale et le président de la République devront avoir des discussions. (…)
Premier dossier : la conférence intergouvernementale. (…) Il faut que le fonctionnement des institutions soit plus démocratique, il faut absolument qu’il y ait un volet social au traité européen, ce qui sera peut-être rendu plus facile par l’élection de Tony Blair (…). Il faut que la France défende son dossier, ce que jusqu’à présent elle n’a pas fait.
Deuxième dossier : l’élargissement de l’Union européenne. Le président de la République a déclaré dans plusieurs pays : il faut que vous rentriez dans l’Union européenne dès l’an 2000 (…). J’estime que ce serait une faute grave non seulement pour la France, mais pour l’Union européenne. (…) Autant nous, socialistes, sommes favorables à l’élargissement, autant nous estimons qu’il faut des transitions. (…)
Troisième dossier : la monnaie unique. Nous sommes favorables à la monnaie unique en tant qu’instrument (…), mais nous y fixons des conditions : que ce ne soit pas le gouverneur de la nouvelle Banque centrale européenne qui décide de tout, mais que les gouvernements aient leur mot à dire ; que la nouvelle monnaie ait par rapport au dollar un cours qui nous soit favorable ; que ce soit la monnaie de toute l’Europe et non pas simplement un franc-mark. (…) Il faut que ce soit une monnaie unique de la croissance et de l’emploi, et non pas de l’austérité. (…)
Il y a au moins une différence entre Monsieur Juppé et nous, c’est que des conditions qui ne sont assorties d’aucune sanction, ça n’existe pas. « Paroles ! Paroles ! » comme aurait dit Dalida. (…)
Jusqu’à présent, le mot d’ordre du Gouvernement français a été : on écoute les Allemands et on se tait. (…) Les Allemands (…) sont absolument déterminés à obtenir la monnaie unique. Pour le chancelier Kohl, qui est un grand Européen, c’est vraiment la clé de tout. Il ne peut pas échouer. (…) Cela donne une possibilité de discussion, entre amis, et sur le fond. (…)
Nous sommes pour faire l’Europe sans défaire la France. (…)
Des ministres communistes ?
Laurent Fabius : Cela ne pose aucun problème. Au moment de la déclaration commune, on a ressorti des histoires de loup-garou. Mais cela n’a fait peur qu’aux enfants de moins de dix ans et aux ministres de droite.