Texte intégral
Mon Général,
Mesdames et messieurs,
En 1992, avec Simone Veil, je me suis rendu pour la première fois en Bosnie pour accompagner un convoi de l'association Equilibre. Ce voyage a provoqué à la fois un choc et une prise de conscience.
Le choc, c'était celui de notre monde policé, pacifié, brutalement confronté à la mort, à la violence, à la barbarie. C'était celui de l'Europe construite pour surmonter la guerre, pour rendre impossibles d'autres totalitarismes et d'autres shoah, confrontée à la purification ethnique et à la négation du visage et de la mémoire de l'autre. Voici revenus à notre porte les expulsions et les massacres, les villes assiégées, bombardées, affamées…
Ce choc s'est doublé, pour moi comme pour d'autres, d'une intuition et d'une prise de conscience.
J'ai tout de suite été persuadé que quelque chose d'essentiel se jouait là pour l'avenir, la dimension politique et l'esprit de l'Europe. Rappelons-nous, à ce sujet, l'avertissement de Jean-François Deniau au moment du débat sur Maastricht. Comment respecter une Europe qui ne serait que celle des marchands, des banquiers, et qui refuserait de défendre ses valeurs ? Comment continuer à accorder du crédit au projet politique européen, si nous acceptions la négation de nos propres principes : le respect de l'autre, la coopération entre les cultures, l'idée d'un destin commun à construite ? Il devenait dès lors évident que l'existence politique de l'Europe serait liée, à l'avenir, à sa capacité à garantir la paix, et donc à ses capacités militaires.
J'ai pris simultanément conscience qu'il était parfaitement insuffisant d'envisager les événements de l'ex-Yougoslavie sous un angle exclusivement humanitaire. D'une part, le déficit politique européen, en particulier les divergences de vue entre la France et l'Allemagne avaient incontestablement favorisé le développement du conflit. D'autre part, englober toutes les victimes dans une compassion vague, était le meilleur moyen de se dispenser d'une analyse politique et d'une réflexion éthique qui constituent le préalable nécessaire à l'action.
Ma deuxième expérience fort s'est déroulé à peine une semaine après ma nomination comme ministre de la défense. Le 25 mai 1995 a débuté le drame des casques bleus pris en otages par les Serbes de Bosnie. Cette situation éprouvant et cette humiliation insupportable de nos soldats a fait éclater brutalement toutes les ambiguïtés d'une mission de maintien de la paix en plein conflit. Comment maintenir la paix quand elle n'a pas été préalablement rétablie ?
Comment la communauté internationale s'est-elle laissée enfermer dans cette logique intenable : demander à la FORPRONU d'aider l'acheminement de l'aide humanitaire sans disposer elle-même d'une véritable liberté de circulation, transformer son principe d'impartialité en passivité, la rendre vulnérable au point de devenir un enjeu dans la stratégie des belligérants.
Face à l'inacceptable, le Président de la République a réagi par des consignes de résistance et de fermeté qui ont abouti à la reprise du pont de Verbanja. C'est ce que j'avais appelé à l'époque, pour les forces au service de la paix, la « stratégie des quatre R » : se renforcer, se regrouper, riposter et se faire respecter.
La création à l'initiative de la France, le 3 juin 1995, d'une Force de Réaction Rapide apte à des missions de combat s'est également inscrite dans cette nouvelle stratégie : faire cesser les bombardements sur les populations, répondre aux agressions, réduire le niveau de violence, afin de donner une nouvelle chance aux initiatives politiques. C'est précisément ce renversement du rapport de forces sur le terrain qui a permis la relance diplomatique et finalement la signature de l'accord de paix à Paris le 14 décembre 1995.
Quelle qu'elle soit, la décision d'engagement militaire au service de la paix rejoint nécessairement une réflexion éthique menée depuis des siècles par les grandes religions et la tradition chrétienne en particulier. Elle participe en effet du conflit entre deux principes fondamentaux, l'assistance à autrui et la non-violence.
Pour Saint Augustin comme pour Saint Tomas, c'est le devoir de charité qui doit l'emporter sur celui de non-violence. C'est la doctrine de la « guerre juste ». Ce sont la justesse de la cause, le caractère d'ultime recours que doit recouvrir l'usage de la force, l'espérance de succès qui peuvent autoriser l'autorité légitime à répondre à la guerre par une violence proportionnée. Ces cinq garde-fous définissent d'un même geste le jus ad bellum, le droit de faire la guerre et le jus in bello, le droit à respecter dans la guerre. Ils demeurent, à mon sens, une référence tout à-fait utile.
En effet, il convient à chaque fois, de transposer et de s'interroger. Comment définir, et même comment « choisir une cause juste parmi les dizaines de conflits qui ensanglantent la planète ? Sur quels critères un Etat doit-il s'engager pour le maintien, le rétablissement ou l'imposition de la paix ? Sur des critères émotionnels qui dépendent étroitement de choix médiatiques ? Sur des critères de plus ou moins grande proximité culturelle ou géographique ? Rappelons-nous l'interrogation provocante du Secrétaire général de l'ONU sur les guerres de pauvres et les guerres de riches. Je n'ai pas, je le reconnais bien volontiers, de réponse simple à apporter.
La question de l'ultime recours est-elle aussi extrêmement importante. Elle rejoint l'obligation de règlement pacifique des différends inscrite dans la Charte des Nations Unies. Cette préoccupation essentielle ne doit pas, cependant, se transformer en alibi pour justifier des tentatives diplomatiques que chacun sait vouées à l'échec, mais qui sont simplement destinées à éviter l'engagement. Songeons à la politique d'appeasement menée face aux menées expansionnistes de Hitler.
L'espérance de succès peut paraître a priori une condition étrange, pour nous que l'expérience historique de la Résistance a habitué à ne jamais vouloir céder au fatalisme, à se résigner au rapport de forces défavorable du moment, à désespérer, à terme, d'une juste cause. Je crois, pour ma part, que l'espérance de succès doit s'entendre de façon un peu différente. Elle dépend en effet étroitement de la définition d'un objectif précis qui commande les moyens à mettre en oeuvre. Ainsi, le semi-échec de la communauté internationale en Somalie n'était-il pas prévisible, en l'absence de projet politique clair et de plan cohérent à moyen terme, pour la reconstruction d'un État ?
Une fois examinés ces trois critères se pose la question de légitimité à agir. Elle dépasse, évidemment, le strict point de vue juridique pour rejoindre une réflexion sur le devoir d'ingérence humanitaire, et son opposition avec le principe de la souveraineté des États. Ce problème s'est par exemple posé avec acuité à l'issue de la guerre du Golfe, avec la protection accordée par la communauté internationale aux Kurdes d'Irak. Mais la nature des nouveaux conflits tend à rendre les choses plus simples dans la mesure où c'est la faiblesse ou l'absence d'Etats réellement souverains et légitimes qui de plus en plus provoque les troubles.
Reste enfin la question de l'usage proportionné de la force. Quel prix sommes-nous prêts à payer pour le maintien, le rétablissement ou l'imposition de la paix ? Comment faire en sorte que notre engagement militaire réponde véritablement à l'attente et à la détresse des populations ? Comment s'assurer, en particulier, que le remède ne sera pas pire que le mal, ce qui est le risque constant de toute forme de secours ou d'assistance ? C'est la fameuse formule selon laquelle il ne faudrait pas « ajouter la guerre à la guerre ».
Il faut pourtant savoir surmonter le vertige qui peut nous prendre face à l'engagement en faveur d'une paix qui demeure par définition incertaine. Il faut savoir prendre des risques qui font toute la singularité et l'honneur de notre pays, qui n'a jamais renoncé à exercer des responsabilités et à répondre à des solidarités à l'échelle du monde.
Ce que nos soldats ont défendu en Bosnie, c'est à travers une certaine idée de l'homme, une certaine idée de la France, mais aussi de l'Europe. Est-ce négligeable, d'avoir permis, pendant trois ans à des villes assiégées et bombardées d'avoir maintenu, vaille que vaille, un minimum vital ? Est-ce inutile d'avoir réuni, sur le terrain, parfois au prix du sang, celui des 55 morts et des 600 blessés français, les résultats militaires qui ont permis le déblocage diplomatique et la signature de l'accord de paix ? Est-ce vain d'oeuvrer aujourd'hui dans le cadre de l'OTAN, à la mise en oeuvre d'une paix durable ?
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le conflit bosniaque a été l'occasion pour nombre d'intellectuels français, d'une double réaction. La mobilisation en faveur des droits de l'homme et contre le retour de la barbarie s'est accompagnée, en effet, d'une pleine reconnaissance de la légitimité de l'action militaire. Face à celui qu'André Glucksmann définit comme le « nouveau guerrier totalitaire », ni la levée en masse, ni la résistance individuelle ne sont des réponses pertinentes. Et a fortiori pas un pacifisme qui n'est en fait qu'une forme de l'abdication.
Nous sommes parvenus aujourd'hui à un tournant historique. Le nouveau désordre du monde nous renvoie, pour la première fois depuis longtemps, à nous-mêmes, à des inquiétudes et à des interrogations primordiales. Nous avons voulu masquer l'angoisse de la mort par la frénésie de consommation, le mythe des maladies définitivement éradiquées, la croyance que la prospérité économique est l'antidote absolu à la guerre.
La catastrophe de Tchernobyl ou l'apparition d'un fléau comme le SIDA, nous ont fait renouer, je crois, avec « le sentiment tragique de la vie », avec la conscience de précarité, de la fragilité, de la finitude. Le renouveau des fanatismes et des guerres civiles nous a obligés à rompre à la fois avec un sentiment de fausse sécurité et avec des dizaines d'années d'inhibition par rapport à l'usage légitime de la force.
À nouveau, nous sommes amenés à nos poser des questions essentielles : pour qui, pour moi serions-nous prêts à mourir ? Qu'est-ce qui mérite, qu'est-ce qui exige qu'on risque sa vie ?