Texte intégral
Derrière la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et l’Europe, ce sont deux visions de la société qui s’opposent.
La campagne électorale qui vient de s'achever en France, a largement laissé de côté le véritable débat, celui du choix de société qui aurait les préférences des Français. Autrement dit, quelle devrait être la nature de l'économie de marché que nos concitoyens souhaitent et quel rôle l'Europe peut-elle jouer dans l'émergence du projet de société qui en découle.
À l'évidence, deux notions fondamentales s'opposent aujourd'hui : d'un côté, la vision ultra-libérale, portée par les Américains, qui, avec l'appui d'un formidable appareil d'influence, veut assurer le passage d'une économie libérale à une société libérale, c'est-à-dire où tout relèverait du seul marché et donc, in fine, du seul arbitrage de l'argent ; de l'autre, celle d'une économie sociale de marché, conforme au génie du continent européen, mais qui doit trouver ses nouvelles marques, économiques, politiques et sociales pour prendre en compte tant les mutations profondes de la planète que l'émergence progressive d'une Europe politique. Car, maintenant que le mur de Berlin est tombé, le véritable débat est celui qui oppose les intégristes de l'ultra-libéralisme aux partisans d'une économie de marché, bien tempérée.
Le conflit qui oppose, à cet égard, les États-Unis à l’Union européenne, à propos de la banane, est exemplaire et mérite d'être analysé :
D'un côté, on trouve trois sociétés multinationales qui ont colonisé littéralement quelques pays d'Amérique centrale – ne leur doit-on pas l'expression de République bananière ? Elles contrôlent les deux tiers du marché mondial de la banane en exploitant notamment l'avantage de prix de revient qui découle des salaires de misère qu'elles versent à leurs paysans. L'une d'entre elles, en particulier, est réputée à la fois pour ses abus de position dominante, pour la façon musclée avec laquelle elle s'oppose à toute concurrence sur « ses » territoires ainsi que pour la générosité avec laquelle elle finance les campagnes électorales des candidats à la présidence des États-Unis.
De l'autre, on rencontre les îles des Caraïbes – dont la Martinique et la Guadeloupe – où la banane reste la seule production qui génère des exportations, la seule donc qui permette d'attendre que les efforts actuels de diversification portent leurs fruits. Cette production est naturellement handicapée par la nature des terrains, la taille des exploitations, les aléas climatiques, les salaires payés aux ouvriers agricoles. Pour la maintenir en vie, l'Union européenne avait mis en place un système commercial, l'OCM (organisation commune de marché), bananes, qui bénéficiait tant aux îles de la Caraïbe qu'à certains pays d'Afrique.
Ce système réglementait d'une certaine façon l'accès de la banane au marché européen. Mais il le faisait d'une façon tellement souple qu'une étude du cabinet américain Arthur D. Little, réalisée trois années après la mise en route de ce système, a pu mettre en évidence que l'OCM avait en fait, en trois années donc, facilité le commerce intra-européen de la banane, qu'elle avait permis une convergence des prix entre les différents marchés de l'Union européenne, qu'elle avait fait baisser les prix de détail, et surtout, qu'elle avait permis aux multinationales d'accroître leurs parts de marché et, même, de renforcer leurs positions commerciales en Europe.
La plainte des États-Unis vis-à-vis de l'OCM est d'autant plus surprenante, dans ces conditions, qu'en fait, les Etats-Unis ne produisent pas de bananes et que leurs intérêts ne sont donc aucunement lésés. Sauf à considérer que le dogmatisme ultra-libéral est désormais tel que l'on trouve à l'origine du tout une question de principe. Mais justement, n'est-ce pas là qu'il faut analyser la véritable nature de l'ultra-libéralisme dont ce grand État se fait le propagandiste effréné ?
Oligopole de fait
Car, et Bill Clinton a pu récemment le vérifier sur place, à La Barbade le 10 mai dernier, l'attitude américaine est sévèrement jugée dans les Caraïbes ; les îles ont le sentiment, justifié, qu'avec la fin de la guerre froide, les États-Unis, n'ayant plus besoin d'elles, les laissent tomber, comme ils le font d'un chewing-gum usagé ; leurs représentants ont souligné auprès du président le risque qu'il prenait de provoquer par son action une double poussée d'immigration, d'une part, et le trafic de drogue, de l'autre.
À cela je peux ajouter le sentiment de la commission du Développement et de la Coopération que je préside au Parlement européen : cette commission est décidée à tout mettre en œuvre, pour maintenir des conditions de fonctionnement du marché telles que les producteurs traditionnels de bananes puissent continuer, le temps nécessaire, à bénéficier d'un régime qui assure leur survie et permette leur diversification.
En ce qui me concerne personnellement, je me refuse à imaginer que l'Europe puisse se laisser imposer par un quelconque panel d'arbitres une décision qui serait en contradiction avec son projet économique et social. Parce que je crois que l'homme et la démocratie restent les éléments fondamentaux d'une société, je me range délibérément aux côtés des pays producteurs de l’Union européenne et des ACP, même s'ils ne produisent que quelques pour cent du marché mondial de la banane et non à ceux des multinationales qui en contrôlent les deux tiers ; parce que, justement, je crois aux vertus du marché, je refuse que l'Europe puisse accepter de subir la domination d'un oligopole de fait, animé par une société spécialiste de l'abus de position dominante ; parce que je crois à la nécessité d'une clause sociale dans les accords de commerce international, je m'interdis de donner un avantage décisif à des sociétés dont les pratiques sociales datent d'un autre temps, celui des colonies.
Derrière la guerre de la banane – et au-delà des intérêts légitimes en cause aux Caraïbes – ce qui est en question, c'est bien la nature de principes qui fonderont la société future en Europe. L'Union européenne se trouve face à un cas d'école et il nous faut faire en sorte que les ultras du libéralisme dérapent, cette fois, sur la peau de banane qu'imprudemment ils viennent de nous jeter à la face.