Interview de M. Valery Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF, dans "Le Monde" du 12 juillet 1997, sur les dangers de la cohabitation, notamment dans le cadre de l'Union européenne, l'Union économique et monétaire, le rôle de l'opposition, et sa proposition de référendum sur le quinquennat.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Vous étiez hostile à la dissolution de l’Assemblée nationale car, expliquiez-vous, ce que les Français voulaient, c’était être gouvernés autrement. Les choses étant ce qu’elles sont, estimez-vous que le Gouvernement de Lionel Jospin répond davantage aux vœux des Français ?

Valéry Giscard d’Estaing : Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je vous rappelle que j’appartiens à l’opposition, dont je suis évidemment solidaire. J’avais indiqué que les Français me paraissaient mécontents de la façon dont ils étaient gouvernés et que donc, si on les interrogeait, ils le diraient. C’est ce qu’ils ont fait. Le propre d’une dissolution, c’est qu’il faut lui donner une raison et qu’on n’est pas maître de la façon dont l’opinion publique choisit de répondre. Elle a répondu en disant qu’elle voulait être gouvernée autrement. À l’heure actuelle, on peut dire qu’elle a eu satisfaction sur un point, puisqu’elle est gouvernée par d’autres.

Elle a eu satisfaction sur un deuxième point. À certains égards, le style de Lionel Jospin répond à certaines préoccupations des Français : l’honnêteté de la démarche, la sincérité et la modestie des propos, et une certaine prudence dans la manière de gouverner. En revanche, les Français s’aperçoivent que le nouveau gouvernement subit des contraintes très voisines de celles des gouvernements précédents. Ils se demandent si sa démarche va être plus efficace. Je ne crois pas qu’ils se soient encore fait une opinion sur ce point.

Le vote de juin exprime en partie la résistance des Français à l’acceptation des conséquences individuelles de la mondialisation. Ils ont été, à mon avis, séduits par la démarche britannique, c’est-à-dire qu’ils ont pensé que l’on pouvait concilier une démarche de gauche et une reconnaissance réaliste du caractère inéluctable des adaptations à la mondialisation. Mais ce n’est pas la démarche du gouvernement actuel, qui reste attaché à des dogmes et à des comportements qui correspondent à une vision du passé.

Le Monde : Par rapport à ces contraintes liées à la mondialisation, quel bilan faites-vous des sommets internationaux d’Amsterdam, de Denver et de Madrid ?

Valéry Giscard d’Estaing : Amsterdam a été négatif. Denver a été inutile. Madrid a été une déception pour la France. Amsterdam a été négatif pour l’Europe puisqu’on n’a pas avancé sur l’adaptation des institutions européennes avant l’élargissement, qui était le cœur du sujet. Denver était inutile. À vrai dire, on ne sait même pas ce qui s’y est passé. On a publié un communiqué dont il était clair que les participants n’avaient pas eu le temps de le rédiger, ni même de le lire…

Madrid est un échec ou, au moins, une déception, car la France avait pris comme enjeu l’élargissement de l’OTAN à la Roumanie et à la Slovénie. Auparavant, il avait fallu trancher la question du retour de la France dans le commandement intégré. Il était clair, depuis le mois d’avril, que les États-Unis ne donneraient pas satisfaction à la demande française sur le commandement de la zone Sud. J’avais suggéré au Président de la République d’en tirer très vite les conséquences, c’est-à-dire, d’indiquer que les conditions n’étaient pas réunies pour que la France rejoigne l’organisation intégrée. Il me semblait préférable de le faire à une distance suffisante de la conférence de Madrid, de façon à ne pas avoir l’air de placer la France en situation de conflit à l’occasion d’une réunion qui avait un autre objet. Je regrette que cela n’ait pas été fait.

Sur l’élargissement, Madrid n’a fait qu’entériner la décision américaine de n’accueillir que la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. Au-delà d’une satisfaction de forme, dans le communiqué, sur la Roumanie et la Slovénie, la position des États-Unis n’a pas changé : ils restent hostiles à l’entrée de ces nouveaux membres dans l’organisation.

Le Monde : Sur le principe même du rapprochement de la France et du commandement intégré, vous n’aviez pas d’opposition ?

Valéry Giscard d’Estaing : J’étais très réservé. Il paraît étrange que la France, qui avait placé son dispositif militaire en dehors de la structure intégrée à un moment où il y avait un risque de devoir agir en son sein, dans l’hypothèse d’une agression soviétique, la rejoigne au moment où ce risque a disparu ! Nous pouvions garder la liberté d’appréciation du moment et de la forme de notre contribution militaire. Pour le Président de la République, il s’agissait d’une contrepartie à un progrès de l’intégration de la politique européenne de défense. Comme je suis sceptique sur ce progrès, je ne crois pas que cette démarche aurait été efficace.

Le Monde : L’issue du sommet d’Amsterdam vous fait-elle craindre pour la suite de la construction européenne ?

Valéry Giscard d’Estaing : N’oublions jamais qu’il y a deux projets en cours en Europe : un projet d’organisation du continent, qui comporte l’élargissement et une amélioration raisonnable des institutions, ce qui n’est pas hors d’atteinte. Cette démarche, qui est longue, aboutira à une structure assez voisine, en fait, de celle qui avait la préférence britannique, c’est-à-dire, une grande zone économique avec de faibles institutions politiques.

L’autre projet est celui des États qui ont depuis longtemps une volonté politique commune d’aller plus loin. C’est le rôle du couple moteur franco-allemand d’assumer ce projet dans les années à venir. Or, cette volonté politique va trouver une matière à traiter : l’environnement politique de l’union monétaire. C’est la grande question pour demain.

Le Monde : Les conditions pour la réalisation de l’union monétaire pourront-elles être réunies en temps et en heure ?

Valéry Giscard d’Estaing : Elles peuvent l’être. Sur ce sujet, le Conseil européen d’Amsterdam a été positif puisque le pacte de stabilité, qui était le dernier obstacle politique sur la voie de l’union monétaire, a été approuvé. Il ne reste plus qu’un seul obstacle, celui des déficits budgétaires. C’est pourquoi la France détient la clé du système : si elle règle le problème de son déficit, nous réaliserons l’union monétaire.

L’Allemagne, à mon avis, va traiter son problème. J’espère que la France va prendre les décisions compatibles avec cet objectif. L’effort doit porter sur la réduction des dépenses publiques, et non sur la création de recettes supplémentaires. Cela serait inefficace. Si on le tentait, on s’apercevrait que, au niveau de charges où nous sommes, les augmentations des taux d’imposition n’ont pas d’impact important sur le niveau de recettes, car elles font fuir la matière imposable et ont évidemment un impact négatif sur l’emploi global. On en a eu la démonstration après l’augmentation de la TVA.

Si l’union monétaire ne se réalise pas, c’est une situation très dangereuse pour la France. Elle serait interprétée par l’opinion mondiale comme la preuve de l’incapacité de la France à s’adapter aux conditions de la monnaie européenne. Ce serait la fin d’une longue période d’organisation franco-allemande de l’Europe, et le passage à une influence prépondérante de l’Allemagne. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, d’autre monnaie européenne que le deutschemark pour avoir une vocation internationale. De cette échéance dépend ainsi toute la politique européenne de la France. Si l’union monétaire ne se fait pas, je ne vois pas de progression possible pour l’intégration européenne.

Si l’union monétaire se réalise, elle implique alors un accompagnement politique fort, dont la France – y compris le Gouvernement actuel – devra prendre l’initiative. On peut imaginer, par exemple, que le conseil des ministres de l’économie et des finances de l’union monétaire décide d’élire un président stable. Pourquoi pas ? Qui l’en empêcherait ? On peut aussi créer un comité parlementaire de l’euro.

Le Monde : Serait-ce le « Gouvernement économique » dont parlent les socialistes ?

Valéry Giscard d’Estaing : Ce serait une instance de concertation et de décision en matière de politique économique, mais qui n’aurait pas autorité sur la banque centrale. Les dirigeants français, qu’il s’agisse du Président de la République ou du nouveau gouvernement, conservent à mon avis à l’esprit une orientation qu’ils devraient expurger : l’idée que la Banque centrale européenne pourrait être replacée sous un chapeau étatique ! Lorsqu’ils cherchent à avancer dans cette direction, ils vont à l’échec, car cette attitude est inacceptable pour nos partenaires et pour la pensée moderne. Ce qui est vrai, c’est que le système institutionnel de l’union monétaire devra être complété, car on ne peut pas laisser une banque centrale isolée dans la nature.

Le Monde : Les critiques de Lionel Jospin au sujet de Denver ou les annonces du Quai d’Orsay avant la réunion de Madrid relèvent-elles du fonctionnement normal de la cohabitation ?

Valéry Giscard d’Estaing : Cela me paraît conforme aux institutions. Ce que l’on a appelé jadis le « domaine réservé », qui n’existe pas dans notre Constitution, c’était en fait la codification du rôle et des pouvoirs du Président de la République vis-à-vis de sa propre majorité. De Gaulle considérait que dans le nouveau système institutionnel, et avec la majorité parlementaire qui le soutenait, il serait le principal inspirateur de la politique sur les questions de politique étrangère et de défense. Ce principe d’organisation trouvait son sens dans une situation où la majorité parlementaire et la majorité présidentielle coïncidaient, et où l’on codifiait les rôles du président et du gouvernement.

Dans une situation de cohabitation, on retombe sur les textes constitutionnels : le Gouvernement a des responsabilités éminentes, et le Président de la République a les siennes. Sujet par sujet, il faut regarder qui est, en fait, le principal acteur. Sur la réalisation des conditions de l’union monétaire, c’est évidemment le Gouvernement, puisqu’il est le seul à pouvoir agir sur les données économiques du problème. Dans le cas de Denver, où il s’agissait en principe d’une réflexion collective, elle relevait du Président de la République. Pour l’OTAN, la négociation ayant été engagée sous l’ancienne majorité, il était normal que le président conserve la première place et il était normal, aussi, que le Gouvernement s’exprime.

Le Monde : Cette cohabitation qui doit, « sur le papier », durer cinq ans, vous paraît-elle viable ?

Valéry Giscard d’Estaing : Elle est viable, mais elle sera lourde de conséquences. Si chacun reste dans ses compétences constitutionnelles, cela peut durer… Mais la modification introduite dans la vie politique française par l’élection du Président de la République au suffrage universel, en 1962, va être graduellement atténuée, puis effacée. Le Président de la République va retrouver les compétences inscrites initialement dans la Constitution de 1958 et ne pourra plus exercer le pouvoir qu’il tirait de son élection au suffrage universel. C’est donc un changement important et qui, à mon avis, n’est pas souhaitable, car il nous fait revenir en arrière.

Le Monde : Que faut-il faire ? Réviser la Constitution ?

Valéry Giscard d’Estaing : Oui, le moment venu.

Le Monde : On reparle du quinquennat…

Valéry Giscard d’Estaing : Enfin ! Depuis le temps qu’on l’attend… C‘est une des réformes qu’il faut faire. J’avais demandé publiquement au gouvernement Balladur de proposer le référendum. Que l’on cesse de l’évoquer de manière abstraite ! Nous avons dans notre Constitution tous les moyens de réaliser cette réforme, soit en soumettant au référendum le texte qui a déjà été approuvé par le Parlement en 1973, soit en reprenant la procédure sur initiative parlementaire, ce que l’article 89 autorise.

Le Monde : Quel doit être le rôle de l’opposition ? Doit-elle d’abord soutenir le Président de la République ou bien se préoccuper avant tout de préparer une alternative à la situation actuelle ?

Valéry Giscard d’Estaing : L’opposition doit se ressourcer. Elle a détenu le pouvoir pendant quatre ans, en disposant d’une majorité très large, et les Français le lui ont retiré. Dans le monde, ce qui s’est passé en Grande-Bretagne est ressenti comme une victoire – des travaillistes –, et ce qui s’est passé en France est ressenti comme une défaite. À partir du moment où le pouvoir a été retiré à notre ancienne majorité, elle doit définir les conditions qui permettront à l’opinion française de souhaiter le lui rendre.

Ce n’est pas principalement un problème d’organisation, mais de propositions et de grandes orientations. Face à un socialisme qui n’accepte pas clairement les conséquences de l’économie de marché, la proposition de l’opposition doit être celle d’une modernisation de la France à préoccupation sociale. Nous sommes parmi les derniers pays à ne pas avoir fait le choix de la modernisation. Il est urgent de la faire. Mais les conséquences individuelles de la modernisation doivent être rendues supportables.