Interview de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, dans "Libération" du 7 mars 1996 et dans "Les Échos" du 18 avril, sur les conditions de l'aide de l’État à l'industrie du textile et sur le blocage des négociations entre le gouvernement, les entreprises et les syndicats.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Energies News - Les Echos - Les Echos - Libération

Texte intégral

Date : 7 mars 1996
Source : Libération

Libération : Vous vous êtes beaucoup engagé dans ce dossier avec Jacques Barrot. Or, il semble que le Premier ministre ait subitement décidé de charger la barque du donnant-donnant avec l’aménagement du temps de travail. Les entreprises disent maintenant que l’objectif est « inatteignable ». Que répondez-vous à cela ?

Franck Borotra : L’État met dans la balance 2,1 milliards de francs par an. Ce sont des moyens importants : cela représente un gain de 25 % sur le coût du Smic et d’environ 12,5 % de compétitivité pour ces branches, la moitié de ce qui a été perdu avec les dévaluations italiennes ! Nous ne pouvons pas ne pas demander des contreparties. La première se mesure en terme d’emplois. Je rappelle le chiffre : 35 000 postes à sauver. J’ajoute aussi qu’on ne peut pas se contenter de décliner ces chiffres au niveau des branches. Après tout, ce sont les entreprises qui décident. Sans quoi, ce sont des objectifs virtuels.

Concernant les discussions sur l’aménagement du temps de travail, le gouvernement ne pratique pas là un oukase en conditionnant les accords avec les entreprises à une ratification formelle des branches sur ce sujet. Ce que nous demandons, c’est la prise en compte des résultats de ces négociations dans les contrats État-entreprises.

Libération : Vous voulez dire que vous ne faites plus de l’aménagement du temps de travail un préalable ?

Franck Borotra : Les états d’âme de quelques patrons, ce n’est pas mon problème. Moi, je défends l’emploi, les entreprises et la survie de la filière. Je suis donc favorable à ce que l’on débouche très vite sur l’application de ces mesures. Si possible, dès le mois d’avril. J’explique pourquoi : jusqu’en 1992, les entreprises réduisaient leurs effectifs à raison de 4 % par an, puis 6 % entre 1992 et 1994 et dans les mois qui viennent de s’écouler, à raison de 1 % par mois. Nous ne faisons pas de préalable à la signature des contrats que je ne veux pas repousser. Simplement, nous disons que les accords de branche sur l’aménagement seront intégrés dans ces contrats.

Libération : A posteriori ?

Franck Borotra : A posteriori. Je vous le répète : il y a urgence.

Libération : Trouvez-vous normal que les contribuables paient 4,2 milliards de francs pour compenser les dévaluations de la lire italienne ?

Franck Borotra : Tout dépend des priorités que l’on se donne. Ce qui est en cause, ce sont 60 000 emplois. Si on ne fait rien, ils vont disparaître. Or, ces suppressions d’emploi représentent un coût pour l’État de 11,5 milliards de francs. Donc, dans l’état actuel des choses, le choix du gouvernement de sauver au moins 35 000 postes coûte moins cher que de ne pas intervenir du tout !

Libération : Quel contrôle aurez-vous sur les 1 300 entreprises signataires de contrat. L’État peut-il réclamer le remboursement de ce qu’il a donné s’ils ne sont pas respectés ?

Franck Borotra : 1 300 contrats sur une quinzaine de régions, ce n’est pas la mer à boire ! Dans le domaine social ou industriel, c’est par dizaine de milliers que des contrats sont gérés par l’État. Néanmoins, ce que j’ai annoncé hier cherche à fonder une nouvelle relation entre l’État et l’entreprise. Je n’appelle pas ça du donnant-donnant mais du partenariat. J’entends dire : les entreprises ont déjà donné. Eh bien, nous aussi, l’État, on a déjà donné pour sauver l’existence d’un secteur traditionnel en France ! En dix ans, nous sommes passés de 600 000 à 340 000 emplois. Si 60 000 emplois coûtent à l’État 11,5 milliards, vous voyez ce que l’on a donné ! Il faut arrêter ce type d’approche. Que chacun sorte de son nombrilisme professionnel pour se mettre autour d’une table. Si le système ne fonctionne pas, nous ne demanderons pas le remboursement (sauf pour les chasseurs de prime), nous l’arrêterons.

Libération : A-t-on réagi à Bruxelles ?

Franck Borotra : Pas officiellement, mais cela ne saurait tarder. Nous avons demandé des contrats aux entreprises, parce que cela s’inscrit très clairement dans les critères retenus par l’Europe sur les aides. Je trouverais indécent que l’on reproche à la France, bon élève de l’Europe, l’aide qu’elle apporte à un secteur pour compenser le comportement déloyal de ses concurrents. Alors que l’on ne dit rien à ceux qui transgressent les règles communes nécessaires au fonctionnement du marché unique.

 

Date : 18 avril 1996
Source : Les Échos

Les Échos : Où en sont les négociations sur l’aménagement et la réduction du temps de travail ?

Franck Borotra : J’ai le sentiment que nous sommes aujourd’hui dans une situation de blocage. Comme vous le savez, Alain Juppé a souhaité que l’effort de l’État en faveur de ces secteurs – il s’élèvera à 2 milliards de francs par an – soit l’occasion d’une avancée en matière d’aménagement et de réduction du temps de travail. En substance, l’État dit aux partenaires sociaux : mettez-vous d’accord et nous aiderons au redressement de la compétitivité du secteur, mise à mal par les dévaluations compétitives de certains de nos partenaires européens.

Les négociations ont été largement entamées dans chacune des branches concernées et, comme dans toute négociation, nous sommes aujourd’hui dans une phase de relative crispation.

Moi, je voudrais simplement rappeler que nous avons pour principal objectif de redonner à ces industries, qui emploient plus de 340 000 salariés, une part de leur compétitivité perdue du fait du désordre monétaire. Il est clair que si nous consacrons les 2 milliards de francs à financer uniquement la réduction du temps de travail, comme semblent le vouloir les syndicats, les entreprises ne seront pas en mesure de réduire leurs prix de vente. Elles continueront à perdre des parts de marché et à licencier. Je vous rappelle que le rythme des licenciements dans ces secteurs s’est considérablement accéléré depuis l’automne et qu’il est de l’ordre de 2 500 par mois actuellement. Si rien n’est fait, nous aurons perdu 60 000 emplois dans les deux ans qui viennent. C’est la survie même de cette industrie qui est menacée à moyen terme.

Les Échos : Qu’est-ce qui bloque ces négociations ?

Franck Borotra : Nous sommes en face d’un double phénomène. D’un côté, le patronat s’attendait à un geste unilatéral de l’État et ne se préparait pas à prendre des engagements forts. Ce n’était pas possible, tant en raison des expériences passées que des exigences bruxelloises. De l’autre côté, les syndicats se sont retrouvés avec l’arme de la négociation collective entre leurs mains et ont fait monter les enchères. Il y a là une mauvaise compréhension de la décision du gouvernement.

Les partenaires sociaux ne doivent pas être dans une logique d’affrontement sur ce sujet puisque c’est la survie même du secteur qui est en cause. Alain Juppé a engagé une action innovante et expérimentale au service de l’emploi. Il s’agit pour l’État de dire aux partenaires sociaux : si vous aboutissez en matière d’aménagement et de réduction du temps de travail, qui est l’une des conclusions fortes du sommet social du 21 décembre, alors nous vous aiderons à surmonter les distorsions de concurrence.

Les syndicats du textile ont demandé à me voir. Bien sûr, le gouvernement est prêt à entendre les arguments des uns et des autres. S’agissant d’accords de branche, qui relèvent strictement du droit du travail, c’est mon collègue Jacques Barrot qui les verra. Lui et moi travaillons étroitement sur ce sujet depuis le début et nous continuerons jusqu’à un aboutissement que je souhaite proche.

Les Échos : Quelles sont les conditions d’un déblocage de la situation ?

Franck Borotra : On entend dire que le gouvernement finira bien par céder et débloquer les aides sans contrepartie. Je voudrais dire ici que ce ne sera pas le cas : il y a maintenant un texte de loi qui est voté et qui oblige le gouvernement à tenir compte des résultats de la négociation collective. Il faut donc que celle-ci avance. Et j’ai confiance dans l’esprit de responsabilité de tous les partenaires.

Je crois que nous n’avons pas été assez explicites dans notre démarche et les réactions des uns et des autres sont un peu trop traditionnelles par rapport à cette initiative de l’État. Je crois qu’aucun des partenaires ne peut prendre la responsabilité vis-à-vis de leurs mandants d’un échec de la mise en place de ce plan. Pour ma part, j’ai confiance dans l’avancement des négociations et je garde bon espoir que le dispositif puisse entrer en vigueur dès le mois prochain.