Déclaration de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, sur la vie et la carrière politique de Gaston Defferre, Marseille le 7 mai 1996.

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Circonstance : Banquet républicain, à Marseille le 7 mai 1996, à l'occasion de la commémoration du dixième anniversaire de la mort de Gaston Defferre, député PS et ancien maire de Marseille

Texte intégral

Chère Edmonde,
Chers camarades,
Chers amis,

Séduction, panache, courage, humour irrésistible et ironie mordante, droiture et loyauté, force et intelligence : comme vous, c'est tout cela qui me revient à l'esprit spontanément en pensant à Gaston Defferre.

Clôturant cette belle journée qui nous réunit dans le souvenir de Gaston Defferre, m'exprimant le dernier, après tous ces portraits, ces approches singulières – et au nom du Parti Socialiste et de ses militants –, il me revient d'esquisser une « synthèse » et d'évoquer au-delà du singulier ou du pittoresque, le responsable politique, l'homme d'État qu'il fut.

Bien entendu, ici, beaucoup l'ont bien, très bien connu même et ont pu, par conséquent, saisir la réalité de l'homme, sa vérité et sa complexité. Mais je pense aussi en ce jour à tous nos camarades et, au-delà, à tous ces Français, qui n'ont pas eu la chance d'approcher Gaston Defferre, de travailler avec lui, d'aimer l'homme remarquable qu'il fut. Pour eux, je voudrais rétablir « sa part de vérité ».

Les Français ont en quelque sorte redécouvert Gaston lors de sa mort. L'annonce de la disparition de cet homme qui semblait un roc, a provoqué une vague d'émotion et un élan de sympathie qui allèrent bien au-delà des seuls rangs de la Gauche. Pourtant, encore aujourd'hui, interroge sur ce qu'était Gaston Defferre, l'homme de la rue aurait trop souvent tendance à répondre par quelques idées revues, simples, bien trop simples : « Un homme d'ordre et d'autorité, un provençal débonnaire et souriant, un homme du centre gauche et anticommuniste ».

Defferre, un homme d'ordre et d'autorité ? Mais Gaston, s'il n'aimait par le désordre, était d'abord un homme éperdument épris de liberté, de toutes les libertés.

Defferre, un méridional débonnaire ? Mais Gaston était avant tout un formidable lutteur, un homme qui s'est construit par et pour les combats qui ont jalonné sa magnifique vie.

Defferre, un modéré, à la droite du parti ? Mais Gaston a été, sur les grandes questions surgies de l'après-guerre, en réalité un vrai militant de gauche, un homme de progrès.

1. Un homme de libertés

Gaston Defferre a toujours eu le goût de la liberté au cœur et le souci de la tolérance viscéralement ancré en lui. Toutes les formes d'oppression, toutes, lui étaient également insupportables. Sa pensée, sur cette question, a toujours été constamment claire et ferme ; et c'est logiquement que son action politique s'est construite autour de cet attachement à la liberté et aux libertés.

Intelligence des grands mouvements historiques, amour si profond de la liberté, respect de la dignité humaine partout et pour tous, autant de qualités qui ont permis à cet homme de laisser sa trace dans notre époque.

De la décolonisation, l'histoire, partielle, comme elle l'est parfois, a surtout retenu le nom de Charles de Gaulle ; mais c'est Gaston Defferre qui a donné l'impulsion et tracé la voie. Ministre de la France d'outre-mer (février 1956-juin 1957), prolongeant l'œuvre engagée par Pierre Mendès-France et aussi François Mitterrand, il fait voter la Loi-cadre du 23 juin 1956, qui portera son nom. Grande et belle entreprise d'émancipation, pétrie d'intelligence et de clairvoyance, dont il était légitimement fier.  « (...) Ayons la générosité, la largeur de vues et la prévoyance d'esprit d'accepter immédiatement ce qui, demain, sans aucun doute, sera réalisé, disait-il à ce sujet. Générosité, hauteur de vues et sens du mouvement historique : oui, voilà bien trois traits qui caractérisaient Gaston Defferre.

La guerre d'Algérie lui donnera malheureusement l'occasion de reprendre la lutte pour la liberté et la dignité humaines, contre la violence et la torture, contre l'aveuglement et le racisme. Il n'hésitera pas alors à porter le débat haut et fort au sein même de son propre parti. En désaccord avec Robert Lacoste sur la politique algérienne de Guy Mollet, qu'il juge injuste et dangereuse, il refuse de cautionner sa poursuite lorsque le gouvernement de Guy Mollet tombe en 1958. Il refuse également la confiance au gouvernement de Gaulle où figurent pourtant 4 socialistes et devient ainsi le chef de l'opposition à Guy Mollet au sein de la SFIO. Mais il refuse de quitter sa formation pour rejoindre le tout nouveau PSA, car c'est de l'intérieur qu'il envisage l'indispensable rénovation.

C'est dans sa capacité à s'opposer, à dire « Non », que l'on juge aussi la qualité et l'intelligence d'un homme et la fermeté de son âme. Pour ma génération qui est arrivée à la conscience politique à l'occasion de la guerre d'Algérie, son attitude fut un exemple, un modèle, une référence.

De façon moins dramatique, mais tout aussi importante, le nom de Gaston Defferre restera associé – cette fois de façon éclatante – à l'une des plus grandes réformes institutionnelles que la France ait connue au cours de toute son histoire, réforme qui va profondément transformer notre pays ; la décentralisation, ce que Gaston Defferre appelait, dès 1957, avec son sens habituel de la formule, la « décolonisation de la métropole ». Ce fut là sa « grande affaire » : il rappelait souvent qu'il avait voulu porter le titre de ministre de la décentralisation et de l'intérieur, et non l'inverse, avant de s'incliner, une fois n'est pas coutume, devant le poids de la tradition républicaine. Menant la charge tambour battant, il imposera avec fermeté mais ouverture d'esprit cette véritable révolution politique. Véritable Constitution pour les collectivités locales, la loi du 2 mars 1982, « (...) relative aux droits et libertés de communes, des départements et des régions » a créé une onde du choc dont les effets n'ont pas encore fini –15 ans après – de se faire sentir.

C'est cette liberté qui animera toujours le personnage, lui donnant la force de caractère et l'élan pour mener à bien les grands combats qui furent les siens. Car Gaston fut un extraordinaire combattant, plein d'énergie et de courage, surtout quand l'honneur lui semblait en cause – et je ne peux m'empêcher ici, avant d'aborder les trois grands combats qui ont porté sa vie, de penser à ces 2, presque 3, duels qui n'étaient pas pour lui que ces épisodes pittoresques qui faisaient plus tard les délices des émissions radiophoniques...

2. Un homme de combats

Premier grand combat, le plus beau, le plus noble, le plus dangereux aussi : Résistance. Il y révélera un courage et un sens de l'organisation exceptionnels. Du journal clandestin « L'Espoir », au réseau « Brutus » qu'il met sur pied avec une poignée de militants, en passant par tous les coups de mains audacieux qu'il aura menés, Gaston aura été un très grand résistant, un de ces hommes qui ont sauvé l'honneur de la France. Résistant de la première heure – il s'engage dès mai 1941- il restera toujours un résistant de l'intérieur, préférant la poursuite du combat, sur le territoire national, aux honneurs et aux responsabilités qui l'auraient éloigné de ce qu'il estimait être son devoir : lutter, quotidiennement, contre la barbarie nazie et la collaboration qui asservissaient et avilissaient sa patrie, pour lui rendre sa grandeur et sa dignité, pour contribuer à sa renaissance. Il refusera ainsi de rester à Alger et de siéger à l'Assemblée consultative. Ces qualités intellectuelles, morales, mais aussi physiques, hors du commun conduiront Michel Debré, représentant du Conseil national de la Résistance, à le désigner, au nom du général de Gaulle, comma futur maire de Marseille.

S'enchaîne alors logiquement le combat qui sera celui de toute sa vie, avec laquelle il se confondra très largement : Marseille. Marseille qu'il faut d'abord libérer. Il sera, comme toujours, au premier rang de la bataille contre l'occupant qui débute le 21 août 1944 et le 23, Gaston reprend, les armes à la main, la mairie et la préfecture de Marseille, et « Le Petit Provençal », qui deviendra très vite « Le Provençal », son « Provençal ».

Combien d'entre nous, camarades, – de ceux qui ont connu la guerre, bien entendu – peuvent revendiquer d'avoir libéré les armes à la main, puis conquis démocratiquement leur ville ?

Battu aux élections municipales de 1947, il ne cède que pour peu de temps son fauteuil : l'année 1953 le voit de retour. Marseille, dont il sera maire plus de 30 ans, de 1953 le voit de retour. Marseille si difficile, Marseille si compliquée, Marseille si fascinante. « Marseille n'est pas une ville qui se gère, c'est une ville qui se gouverne », aimait à dire Gaston. Quel grand gouverneur il fut ! J'aurai l'occasion d'y revenir.

Dernier grand combat ; celui pour la refondation et l'unité du Parti Socialiste. Après l'échec de sa candidature à l'élection présidentielle de 1969, qui en aurait meurtri définitivement beaucoup, Gaston Defferre va ainsi nous donner une nouvelle leçon de courage et de lucidité politiques. Il ne renonce pas au combat, mieux, il tire de cet épisode la conviction que seul un parti socialiste régénéré, fort et uni, permettra à la Gauche de renouer un jour avec la victoire. Dès lors, de toute son intelligence et de toute son autorité, il va appuyer l'entreprise de rénovation de François Mitterrand. Le renfort de la puissante fédération des Bouches-du-Rhône qu'il dirige sera précieux pour le moment venu – en 1971, au congrès d'Épinay-sur-Seine – faire basculer « la vieille maison ».

Après un passage au Sénat, réélu député en 1967 et, de 1973 à 1981, il mènera, en tant que président du groupe parlementaire – réduit, comme nous le sommes depuis 1993, à une soixantaine de députés – un vigoureux combat contre la droite ; il fut, de l'avis unanime, un grand président de groupe, très présent, efficace, déterminé, chaleureux et accueillant, qui fit du groupe un instrument précieux dans l'entreprise de reconquête du pouvoir.

Son énergie, sa puissance de travail, son intelligence, Gaston Defferre aurait pu les mettre au service d'une carrière d'avocat qui s'annonçait brillante, d'une épopée industrielle – dont l'aventure du Provençal nous laisse imaginer ce qu'elle aurait pu être... – ou de tout autre projet personnel.

Non, Gaston Defferre avait choisi son destin : le combat politique ; il avait aussi choisi sa famille – la Gauche – et son camp : celui du progrès.

3. Un homme de progrès

Progrès politique, bien entendu. Socialiste, Gaston Defferre l'a été très tôt, pour des raisons qui lui appartiennent mais que l'on devise aisément à ses origines et à la tonalité de tout son parcours politique. À 23 ans, en 1933, il adhère à la SRO. En 1935, il est secrétaire de la 10e section de Marseille, celle du port et des docks de la ville. C'est l'époque où, ne craignant pas les coups qu'il faut donner ni ceux qu'il faut recevoir, il fait le coup de main à Marseille contre les camelots du roi, les partisans de l'Action Française.

Propulsé sur le devant de la scène politique nationale par la Résistance, il se battra constamment pour faire triompher ses idéaux de justice sociale et liberté : il fut un grand défenseur, nous l'avons vu, de la démocratie, partout et toujours. Son socialisme, il l'a parfaitement défini comme la recherche d'une troisième voie ; il disait ainsi au début des années 60 qu'il fait « éviter la guerre civile entre gaullistes et communistes. Il y a une troisième voie, qui est la voie du progrès ». De cette préoccupation et de cette quête est né le projet de « grande fédération », qui lui tenait tant à cœur, mais qui échoua en 1965.

À cette occasion, sa route avait croisé celle de François Mitterrand : une longue et belle amitié s'était forgée, que le temps ne parviendrait pas à corroder. Lors du congrès d'Épinay, dans un discours resté célèbre, Gaston Defferre a très bien récusé l'image droitière qu'on lui avait injustement collée et son soutien, je l'ai dit, à François Mitterrand fut alors décisif. Et même s'il était sceptique sur la stratégie: d'union de la gauche, il fut loyal et l'appliqua sans état d'âme une fois adoptée, y compris jusqu'au gouvernement.

Le progrès, pour Gaston, c'était également le développement et le soutien à la démocratie partout dans le monde. Entre le 11 et le 16 novembre 1971 – ce fut là un des premiers gestes de François Mitterrand en tant que premier secrétaire – il part avec François Mitterrand et Claude Estier apporter son soutien à Salvador Allende. Il en rapportera une photo dédicacée du président chilien qui ne le quittait pas.

Progrès  économique et social, aussi : en trente ans, Gaston Defferre a complètement transformés et modernisé Marseille. Là où il pouvait agir, dans les temps d'opposition, c'est-à-dire dans sa ville, il a démontré de façon éclatante combien il était attaché au bien-être quotidien de ses concitoyens ; la, il a pu donner toute la mesure de son intelligence pragmatique, tournée vers la construction, la réalisation de projets directement utiles, l'amélioration de la qualité de la vie et de l'habitat.

Assainissement financier d'une ville qu'il trouve en 1953 au bord de la faillite – 5 milliards de francs de déficit – puis expansion continue : alimentation en eau filtrée assurée, construction de très nombreux équipements sociaux – crèches, foyers pour les personnes âgées – et de plus de 125.000 logements – l'équivalent d'une grande ville de France ! – naissance du CHU de la Timone, lancement du métro, création du théâtre de la Criée... Gaston Defferre a véritablement sorti Marseille de l'immobilisme et l'a fait entrer dans son temps. Cette œuvre, tous les marseillais – quelles que soient leurs opinions – l'ont reconnue et appréciée à sa juste valeur. Comme maire de Marseille, Gaston Defferre n'est pas près d'être égalé.

Progrès scientifique et technique, enfin. Gaston était curieux de tout et de tous, surtout des merveilles du progrès technique et de la jeunesse. « Le Provençal » fut ainsi le premier quotidien régional à utiliser la composition à froid, en 1967 ; il récidive le 1er juillet 1985, en passant, là encore le premier, à la rédaction électronique.

Gaston Defferre s'intéressa beaucoup à l'informatique, se passionna même pour elle, avec son ami Jean-Jacques Servan-Schreiber.


Chère Edmonde,

Je vous le dis simplement mais avec sincérité et émotion : Gaston Defferre, votre Gaston, nous manque. Dix ans ont passé depuis sa disparition, dix années fortes, riches, animées. Souvent, au cours de ces années, nous avons, les uns et les autres, pensé à ce qu'il aurait dit de telle évolution politique, imaginé quelle saillie drôle et acérée, lui aurait inspiré les péripéties, de tel ou tel de nos adversaires, regretté de ne pouvoir compter sur lui, son expérience, son courage, sa fidélité, sa droiture, pour affronter les combats sans cesse renouvelés de cette politique qu'il a tant aimée et qui le lui a si bien rendu.

Penser à Gaston Defferre, aujourd'hui, c'est tirer les leçons de sa vie et de son action.