Déclaration de M. Jean Arthuis, ministre de l'économie et des finances, sur la déclinaison du concept de défense économique dans une économie mondialisée, la notion d'intelligence économique et la remise en ordre des finances publiques, Paris le 20 mai 1996.

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Circonstance : Intervention de M. Arthuis devant la 48ème promotion de l'IHEDN

Texte intégral

Mon Général, 
Monsieur le Préfet, 
Mesdames et Messieurs, Chers Camarades,

C'est un grand plaisir pour moi d'intervenir ce matin devant la 48e promotion de l'IHEDN.

Je connais le rôle de l'IHEDN dans la diffusion de l'esprit de défense au sein de la société. J'y suis d'autant plus sensible que, vous le savez, le ministre de l'économie et des finances exerce une responsabilité régalienne originale dans le domaine de la défense économique dont il est aussi le coordonnateur. Je n'oublie pas non plus que je vous ai précédé sur les bancs de cet amphithéâtre. J'y ai trouvé la matière et les conditions d'une réflexion riche et stimulante. Qu'il me soit donc permis d'exprimer ma reconnaissance à l'IHEDN, à ses cadres tout particulièrement. J'en garde le souvenir d'un moment privilégié.

Responsable d'un des trois piliers de la défense globale et permanente, aux côtés de la défense civile et de la défense militaire, je m'attache à assurer sa promotion auprès des différents acteurs, à renforcer son équilibre, à ancrer sa permanence dans les préoccupations quotidiennes grâce à une réflexion permanente. Croyez bien que j'ai conscience de l'importance de la charge qui est la mienne, tout homme politique dans la gestion des affaires de la Cité se devant de chercher à desserrer les contraintes de son environnement et à augmenter ses marges de manœuvre. La part d'improvisation et la réserve d'erreurs étaient encore tolérables en période d'expansion, qui gommaient les effets négatifs des crises. Il n'en est plus de même lorsque ces amortisseurs naturels ont disparu et que les systèmes économiques et sociaux se sont fragilisés.

Plus globalement, la défense économique doit nous permettre de rendre compatible la préservation de notre communauté nationale, en particulier de sa cohésion sociale, et l'ouverture au monde de notre économie.

La dispersion de la puissance politico-stratégique, éclatée entre ses pôles militaire, économique, financier, monétaire et humain, caractérise cette fin de siècle.

Aucune menace militaire ne pollue les relations entre les grands ensembles politiques, même si chacun affronte quelques troubles à sa périphérie.

L'implacable logique marchande, qu'accentue une inéluctable ouverture des marchés, conduit à examiner l'économie moins comme instrument et mesure de défense que comme champ de manœuvre d'antagonismes commerciaux. L'économie contemporaine, conjuguant enjeux stratégiques majeurs et moyens d'agression efficaces, apparaît dans son environnement global comme le lieu d'exercice d'un nouveau mode de défense. Le déplacement des conflits sur le plan économique ne peut d'ailleurs que renforcer la globalisation du concept de défense en privilégiant sa troisième composante.

La connaissance approfondie des marchés, des entreprises expertes, des réseaux de distribution et de la logistique des filières de produits, biens et services, ne peut qu'intégrer la tendance affirmée à la globalisation, produit des révolutions technologiques, des transformations des flux monétaires, de l'explosion de l'information et des vecteurs de communication, de la mobilité accrue des investissements. Les firmes multinationales, organisées selon une logique de réseaux, sont naturellement encouragées dans leur raisonnement et leurs stratégies qui sont devenues des stratégies planétaires par l'ouverture des frontières et la libéralisation des échanges. Économiquement, nous vivons dans un monde totalement interdépendant où les notions de territoire, de Nation et d'État perdent progressivement de leur signification. Les citoyens en viennent à se demander si le pouvoir politique a encore prise sur les phénomènes qui conditionnent leur vie quotidienne, leur sécurité, la défense de leurs libertés publiques, leur protection sociale, la cohésion sociale, leur solidarité collective.

La contrepartie de cette globalisation économique est l'apparition d'une tendance à la fragmentation qui traduit une recherche d'identité difficile ou désespérée, débouchant, pour certains peuples, sur des conflits territoriaux ou philosophiques et des guerres civiles qui engagent moins des Etats que des factions, des ethnies ou des séparatismes. Cette accélération de l'histoire, dans une phase de transition aussi confuse que celle qui a marqué la fin de la seconde guerre mondiale, multiplie les défis auxquels doit répondre une réflexion militaire renouvelée.

Les rapports de force et les affrontements dans le domaine économique sont, en comparaison, beaucoup plus lisibles, car ils relèvent d'un objectif unique, universel, à savoir l'obtention de la taille critique et obéissent à une logique linéairement développée de prééminence technologique seule à même de développer un profit croissant. Les relations croisées qui s'établissent depuis peu, dans le cadre de procédures dites de « coopération-concurrence », confèrent aux firmes multinationales une position dominante et créent des risques de dépendance technologique accrue des entreprises et des États qui n'en font pas partie pouvant aboutir, en dernier ressort, à la prise de contrôle de secteurs jugés stratégiques et in fine à l'élimination d'opérateurs nationaux. Cet activisme industriel et commercial, éventuellement soutenu par des gouvernements à l'exemple du Japon ou des États-Unis, peut conduire soit à des réactions défensives ponctuelles, de type sanctions unilatérales, soit à la définition de nouvelles politiques technologiques afin de faire face aux menaces pesant sur le patrimoine scientifique et technique d'une Nation.

Toute forme d'activité, même les moins directement commerciales, constitue un levier politique remplaçant les traditionnels moyens de pression militaires. Toucher à l'économie revient à frapper le cœur d'un système collectif et revient à ébranler les forteresses les mieux assurées. Il ne s'agit plus désormais, pour un État conscient des risques, de veiller à l'attractivité de son territoire et de développer la compétitivité globale de son économie. Il doit également se soucier de sécurité économique au sens le plus large, se soucier de la maîtrise des approvisionnements essentiels au soutien des filières technologiques les plus prometteuses.

Face à cette pression concurrentielle constante, la France, 4e nation exportatrice, a-t-elle encore la volonté et les moyens de réunir sur son sol les conditions politiques et financières de sa sécurité économique ? Force est de constater que le colbertisme industriel, mis au service de champions publics ou privés et concourant à l'indépendance nationale, a fait son temps pour des motifs qui tiennent autant au succès des projets initiaux que pour des raisons qui relèvent de l'émancipation de ces entreprises ainsi qu'aux limites de l'espace national comme champ privilégié des grandes aventures technologiques.

Les concours étatiques apportés au dynamisme de l'économie privilégient, en conséquence, logiquement la recherche d'un environnement compétitif pour les entreprises. L'attractivité du territoire devient l'élément essentiel autour duquel s'ordonne la nouvelle politique industrielle. Cette dernière passe par la qualité des infrastructures, celle du capital humain, de la formation professionnelle, de l'éducation, grâce à une formation revue et corrigée, aux performances comparées des administrations, à la simplicité des réglementations et aux avantages de la fiscalité et du code des investissements. Dans ce cadre renouvelé, la défense de l'industrie nationale fait place à la défense de l'industrie sur le territoire national. La nationalité du capital, de l'encadrement, des technologies s'efface au profit d'une localisation de la valeur ajoutée. C'est bien d'elle que dépendent en effet l'emploi et la cohésion sociale.

Et ne voit-on pas aujourd'hui les États se concurrencer pour tenter de capter et d'enraciner sur leur territoire tel investissement majeur, puisque les usines sont aujourd'hui conçues dans les grands groupes aux fins de servir le marché planétaire ? Ne voit-on pas se multiplier les tentations de Jumping fiscal, de dumping social entre les États ? Ne voit-on pas se multiplier au sein même du territoire national des compétitions, des surenchères d'avantages entre les régions françaises, entre les départements français, parfois même entre des communes voisines ?

Dans ce contexte conflictuel, la France doit bien sûr prendre la place qui lui revient dans l'Union Européenne. Il ne s'agit certes pas de faire une course aveugle à la concurrence, en privilégiant le consommateur au détriment du producteur : il peut en résulter des formes de schizophrénie redoutables, mais il n'est pas besoin d'aller au plan européen pour aviver ce type de contradiction. N'avons-nous pas eu nous-mêmes, depuis quelques décennies, une fâcheuse propension à activer un conflit entre le consommateur et le producteur au nom de l'intérêt général, de la lutte contre l'inflation ? Peut-être qu'au plan stratégique cette approche était perfectible. Il s'agit de veiller à ne pas porter atteinte aux intérêts dont les États sont les garants, notamment sur des secteurs ou des réseaux liés à la sécurité et à l'indépendance, touchant à l'énergie, aux transports ou aux communications.

Les nouvelles positions gouvernementales sur la notion de service général d'intérêt économique, moins statiques, moins défensives, ont pour objet de mettre un frein à une dérive aux effets économiques et sociaux négatifs.

Afin de demeurer crédible, conforter sa permanence et tirer parti de son environnement complexe, la défense économique a su coller aux évolutions d'une société révolutionnaire par nature, qui bouscule chaque jour ses propres structures, ses modes de production et le comportement des agents économiques et des consommateurs. Face à des bouleversements, dont le pouvoir d'infléchir le cours échappe trop souvent aux décideurs, mon département s'est investi dans le recentrage et la promotion d'un concept rénové auprès de tous qui puisse désormais convaincre chacun d'être un acteur et non un spectateur. Il reste bien sûr à populariser ce concept de défense économique et nous disposons à cet égard, convenons-en, de larges marges de progression.

Cette stratégie élaborée repose sur quatre éléments complémentaires :

– d'abord, une réaffirmation des concepts de base qui demeurent inchangés, même si cette fonction régalienne de calcul des risques et de réduction d s incertitudes n'est plus exercée sans partage. Ne pouvant seul tout prévoir et entreprendre, l'État, dans son rôle constitutionnel de « guetteur de la cité », doit avant tout exercer des fonctions de régulateur et se libérer résolument des fonctions d'opérateur. Certains sinistres notoires qui ont alimenté la chronique ces dernières années n'ont-ils pas altéré son autorité ? Puis-je évoquer le sort du Crédit Lyonnais, du Comptoir des Entrepreneurs, de GIAT Industries, d'Air France et de Bull ? ;
– une ouverture accélérée sur les acteurs économiques et les organismes consulaires afin de développer un véritable partenariat entre services de l'État et entreprises qui apportent leur connaissance des marchés et offrent le concours de leurs experts sur les circuits de production et de distribution ;
– une connaissance approfondie des systèmes et dispositifs de sécurité sur lesquels l'État entend exercer une influence, dès le temps normal, et sur lesquels il pourra compter en situation de crise. La défense économique n'est plus un équipement livré clé en main à une clientèle captive mais un état d'esprit et un produit qui répond aux demandes exprimées par les utilisateurs et qui répond aux besoins des décideurs ;
– la mise en place d'un réseau déconcentré maillant le territoire afin de promouvoir un système de traitement et de gestion des données à dominante économique. Banque d'informations offrant aux pouvoirs publics une connaissance de la situation et des potentialités, il devient, en situation de crise, un support d'aide à la décision et un moyen de traitement de l'information. L'heure est venue de faire référence à l'intelligence économique. Le passage à la mondialisation se conjugue désormais avec la croissance de la société d'information. Avec les nouvelles technologies de la communication, l'entreprise peut décider d'une nouvelle localisation passagère afin de bénéficier du meilleur environnement technique adapté à ses besoins et aux défis auxquels elle est confrontée. Au regard de cette mobilité, quelle influence pourra conserver l'Administration sur des entreprises si elle ne sait pas mettre à leur disposition le capital d'information qu'elle possède et qu'elle ne sait encore « manager » utilement ?

Nous vivons une économie globale, planétaire. Nous avons des moyens pour traiter, pour stocker, pour diffuser de l'information, alors ne nous privons pas de ce capital. Essayons de rendre les responsables d'entreprises plus attentifs à toutes ces potentialités, à tous ces accès à l'information ; que ceux qui se déplacent, qui font des observations en Asie ou ailleurs, utiles pour notre communauté nationale, n'hésitent pas à la mettre à la disposition de la communauté. Il appartient à l'État de veiller à la bonne organisation de ce réseau, de ce système d'information. C'est un changement fondamental que l'État doit activer. Pour ma part, je préside, par délégation du Premier ministre, le Comité pour la sécurité et la compétitivité de l'économie ; celui-ci a été créé en avril 1995 ; il est en relation étroite avec le secrétariat général de la défense nationale. Nous devons désormais faire vivre résolument cette démarche de sécurité et de compétitivité économique. Il faut aussi que, dans les universités, dans les écoles, dans les grandes écoles, on puisse préparer les futurs cadres à cette pratique de l'intelligence économique. Le temps est passé où cette information avait un caractère « secret défense », où il fallait absolument la rendre inaccessible. Sortons de cette vision et organisons au contraire une très large diffusion de l'information. Mais pour qu'elle soit utile, veillons à la traiter, à la stocker et à la rendre accessible au plus grand nombre d'acteurs économiques. C'est ainsi qu'on pourra mieux préparer l'implantation d'un établissement hors du territoire national et réduire tous les risques de déception, d'échec.

J'estime que l'État, dans le concert d'initiatives qui traduisent, en ordre dispersé, besoin et attente, doit exercer la plénitude de sa mission avec pragmatisme dans l'ouverture, la transparence et le partenariat. Cette ambition du gouvernement a été nettement affichée par les voies les plus officielles. Au sein de mon ministère, j'ai décidé d'une organisation permettant de soutenir le développement des entreprises françaises sur les marchés extérieurs. Dans le même esprit, j'ai demandé aux différentes administrations de mettre en place un guichet unique sur Internet afin de diffuser les informations qu'elles sécrètent pour leurs besoins propres. J'ai également initié l'insertion équilibrée de l'information utile dans les préoccupations de sécurité économique des structures administratives compétentes et des partenaires extérieurs, au-delà du cadre restreint de la prévention et de la gestion des désorganisations et déséquilibres d'une société d'abondance en proie à des affrontements concurrentiels exacerbés.

Ce volontarisme de l'État ne saurait se traduire en directives normatives émises depuis les échelons centraux. Afin de fédérer les expériences, l'État devra savoir informer, persuader, convaincre, pour être accepté à sa place exacte dans un dispositif dont le fonctionnement efficace repose sur la confiance. Je suis, à cet égard, un partisan convaincu du nécessaire développement des réseaux symbolisant l'appartenance à un ensemble conquérant, réinventant la citoyenneté économique. Accueillant à tous partenaires déterminés regroupant toutes les catégories d'acteurs, je suis persuadé qu'ils permettront aux entreprises, notamment aux plus petites, aux PME-PMI, de s'entraider hors de toute norme officielle ou directive imposée afin de valoriser, dans une circulation interactive, les flux permanents d'informations qu'elles génèrent.

Ne s'est-on pas parfois réjoui des difficultés ou des infortunes de son voisin ? Il faut savoir qu'aujourd'hui, dans une économie mondialisée, nous n'avons pas les moyens de laisser s'affaiblir ceux qui nous sont proches.

Mais au-delà de ces grandes orientations, je voudrais insister sur l'urgence d'assainir nos finances publiques et sur l'urgence de réformer l'État. Ce qui gage la crédibilité d'un système de défense, c'est la pertinence des options stratégiques, du choix du format des armées étudiées par rapport aux menaces. Mais c'est aussi l'équilibre des finances publiques faute de quoi la politique deviendrait vite une succession d'images virtuelles, de budgets virtuels et nous aurions beaucoup à redouter d'un fossé qui se creuserait entre cette imagerie virtuelle et la réalité. Permettez-moi de vous dire qu'il y a au moins deux urgences : assainir nos finances publiques et réformer l'État. C'est en effet à cette condition que nous préserverons l'intégrité de notre Nation et notre capacité à servir la cohésion sociale par une régulation républicaine.

Le gouvernement joue son rôle en permettant de prendre la mesure de la situation dans laquelle se trouve notre pays. C'est le sens du débat d'orientation budgétaire engagé il y a quelques jours à l'Assemblée nationale et qui va s'ouvrir dans 48 heures devant le Sénat. Ce débat répond aux exigences de sincérité et de transparence, conditions nécessaires pour une prise de conscience de la situation réelle des finances publiques. Je me demande quelle serait la souveraineté d'un État qui ne saurait mettre un terme à une succession de déficits publics ; quelle est la souveraineté d'un État incapable de se désendetter ; quelles sont alors les marges de liberté ; comment peut-on investir lorsqu'on accumule des déficits, lorsqu'on empile les dettes publiques ; comment retrouver les marges de manœuvre ? Nous avons voulu rendre le budget de l'État plus lisible et, pour la première fois, j'ai présenté le budget de 1996 il y a quelques jours comme je présente le budget de ma commune, Château-Gontier, dans la Mayenne, c'est-à-dire en distinguant le fonctionnement et l'investissement.

Lorsqu'on présente ainsi le budget de l'État, on s'aperçoit qu'en 1996 le fonctionnement est déficitaire de 109 milliards (les recettes courantes ne couvrent pas les dépenses courantes). Or, le déficit, c'est l'emprunt. J'entends dire parfois qu'il faudrait un grand emprunt, mais lorsque l'État, comme en 1995, exécute son budget à 323 milliards de déficit, cela signifie qu'on emprunte 323 milliards ! Pour 1996, le déficit de fonctionnement est de 109 milliards, ce qui veut dire que pour payer la solde des militaires, le salaire des fonctionnaires, les charges sociales, les pensions, les intérêts de la dette, il faut emprunter. À la mairie de Château-Gontier, comme dans toutes les mairies, quand on prépare le budget, on inscrit en dépenses de fonctionnement un prélèvement qui correspond à peu près aux amortissements des investissements. On transfère ce prélèvement en section d'investissement et on s'en sert pour rembourser les emprunts antérieurs. En 1996, l'État doit rembourser 241 milliards d'obligations diverses qui viennent à échéance. Malheureusement, la situation est telle qu'on n'a pu prélever 241 milliards en fonctionnement, et que l'on va donc emprunter 241 milliards pour rembourser les emprunts antérieurs. Qui peut croire qu'une telle situation peut se prolonger ? On va au total emprunter cette année 529 milliards : 179 milliards d'investissement, ce qui est bien, mais aussi 241 milliards pour rembourser les emprunts qui viennent à échéance, ce qui est déjà plus contestable, et 109 milliards pour payer les salaires, les charges sociales et diverses dépenses courantes. Ceci va aboutir à une dette de l'État à la fin de l'année 1996 de 3 500 milliards. Elle était de 410 milliards en 1980. Nous sommes dans une situation où 20 % du produit des impôts mis en recouvrement par l'État en 1996 vont être engloutis dans le paiement des intérêts (pour 5 % en 1980). Les conséquences sont des effets d'éviction : toute l'épargne est absorbée par les émissions d'emprunts publics qui font quelquefois le bonheur des compagnies d'assurance-vie, mais lorsqu'un peuple gage son avenir sous forme de capital-vie et de retraite sur l'ampleur des déficits publics, convenez qu'il y a là des signes singuliers qui peuvent justifier quelques inquiétudes. Nous devons donc rompre avec ces pratiques.

De la même façon, l'emploi public a fini par saturer l'emploi. En 1980, un emploi sur cinq était un emploi public. En 1995, un emploi sur quatre. Et ces quinze dernières années, parmi les pays du G7, la France est le seul pays qui ait vu progresser substantiellement les effectifs salariés publics et qui ait vu en même temps baisser les emplois dans le secteur marchand. À l'heure de la mondialisation de l'économie - globalisation irréversible -, il y a une nécessité de corriger ces pratiques qui conduisent à une sorte d'étouffement de l'économie et de nos marges de liberté. Il y a donc urgence et nécessité absolue, en dehors de toute considération partisane ou dogmatique, d'assainir nos finances publiques.

L'objectif de réduction des dépenses publiques n'est pas dicté par la soumission à une analyse technocratique imposée aux décideurs politiques mais par la prise de conscience qu'il n'est pas de liberté dans le surendettement et le déficit.

La réduction des dépenses publiques permettra aussi la réduction des prélèvements obligatoires. La France détient là un triste record, un double record : celui de la dépense publique (54 % du produit intérieur brut) et pratiquement celui des prélèvements obligatoires (45 %). Convenez que dans ce débat il y a aussi soit de l'insouciance, soit de l'hypocrisie : on a pris tardivement conscience de l'importance des dépenses publiques supérieures à 50 % du produit intérieur brut, on s'est indigné du poids des prélèvements obligatoires qui étaient autour de 43-44 % et on s'est peu demandé comment se finançait la différence entre la dépense publique et les prélèvements obligatoires. Trop d'impôt tue l'impôt, et si l'on augmentait certains taux d'imposition, on courrait le risque de voir certains contribuables particulièrement fortunés et donc largement contributaires céder en dépit de leur patriotisme à la tentation d'aller se faire imposer ailleurs. Car, dans une économie à ce point globalisée, tout se délocalise : les activités, les emplois, ainsi que l'épargne, son domicile fiscal et les assiettes fiscales. N'allons pas croire que nous pouvons nous en sortir en augmentant le produit des prélèvements obligatoires. Ajoutez que le chômage n'entraîne pas l'inertie de nos compatriotes, ceux qui sont sans travail officiel. Ils peuvent s'occuper dans une économie grise à défaut d'une économie noire qui prend de plus en plus d'importance, car celle-ci au moins a de la souplesse, est adaptable, ne croule pas sous le poids de prélèvements obligatoires puisqu'elle s'en exonère. Soyons aussi attentifs à l'évolution de ces phénomènes si peu conformes à l'exigence républicaine.

La remise en ordre des finances publiques que nous avons engagée consolidera la confiance. La confiance est la clé de la croissance. La croissance est liée à cette confiance. Elle est d'abord psychologique : il ne suffit pas de dire que, puisque l'Allemagne a les mêmes difficultés que nous, puisqu'il y a un ralentissement de la croissance, on ne peut pas s'en sortir. Non, il y a croissance lorsque tout un peuple se mobilise, lorsqu'il croit en lui-même, lorsqu'il croit en l'avenir, lorsqu'il a pris la mesure de ses difficultés et qu'il rompt avec une vision passéiste, nostalgique, mélancolique. La croissance, c'est l'emploi et la cohésion sociale.

Nous devons simultanément réformer l'État. Faute de décisions modifiant notre organisation, nos structures, nous avons pris le risque d'étouffer notre économie sous le poids de la dépense publique. Deux effets d'éviction en portent témoignage :

– l'essentiel de l'épargne est englouti dans le financement des déficits publics. Il faut que l'épargne serve à renforcer notre économie de production ; 
– je vous ai parlé aussi de l'effet d'éviction de la dépense publique, des emplois publics qui se substituent aux emplois privés. Il y a tant d'initiatives, tant de présence sur le terrain de la part de la puissance publique qu'il devient impossible à l'initiative privée de prospérer.

Pour y parvenir, nous devons sortir d'une culture d'opacité pour entrer dans une exigence de transparence qui vise autant l'État et ses satellites, notamment les entreprises publiques, que les organismes de protection sociale, les collectivités territoriales et une mosaïque d'associations, d'institutions parapubliques. La mutation doit s'opérer dans la compréhension, sans heurts, sans crispations. Elle appelle une vaste mobilisation pédagogique. C'est ainsi que nous allons pouvoir poursuivre et amplifier les réformes structurelles trop longtemps ajournées.

Ayons du budget de l'État une vision globale qu'on avait abandonnée en fractionnant le budget par ministère ; nous n'avions plus cette approche synthétique. Lorsque doit s'engager la réforme, il faut une démarche très analytique sur le terrain, service par service, et non pas globalement. La globalité offense et suscite des réactions très redoutables. Il faut aller voir dans chaque service, se demander combien cela coûte, l'IHEDN, par exemple. Il faut pouvoir présenter un budget, savoir ce que coûtent les cadres mis à votre disposition, les transports du COTRAM. On mesure ainsi mieux le privilège d'être auditeur de l'IHEDN et on est soucieux de rentabiliser l'investissement fait par la Nation en allant sur le terrain diffuser des convictions, faire partager des analyses, donner plus de force à l'esprit de défense, en prêchant la cohérence, le civisme. Nous devons faire prospérer cet investissement. Bien souvent on cultive une sorte d'opacité qui arrange tout le monde et qui permet d'ajourner les décisions. Mais on ne se rend pas compte qu'on prend ainsi le risque d'abîmer l'État et de mettre en péril la régulation républicaine. La transparence, c'est en effet le pacte républicain.

Cette action rigoureuse, déterminée, lucide et courageuse nous offrira l'Europe en prime. Notre monde est devenu instable et dangereux. Les entreprises, comme tous les acteurs économiques et sociaux, ont besoin de lisibilité, de continuité, de stabilité. Les organismes internationaux s'efforcent d'y contribuer avec des succès contrastés.

De l'Union Européenne, nous attendons la monnaie unique, dès le 1er janvier 1999. Je n'ai pas dit que Maastricht nous impose la rigueur budgétaire. Je ne vous le dirai pas. L'assainissement êtes finances publiques est une nécessité absolue. Si on choisit une Union européenne respectueuse de la souveraineté budgétaire et fiscale, il n'y a pas d'autre issue que le respect d'une stricte discipline dans un pacte de stabilité budgétaire et dans un pacte de stabilité monétaire. L'Euro sera le garant de la stabilité monétaire au sein de l'Union. Aujourd'hui, les chefs d'entreprises qui sont en concurrence avec des entreprises italiennes, espagnoles ou avec des entreprises localisées dans les autres Etats de l'Union, rencontrent des difficultés du fait des disparités monétaires. Pour prévenir ce danger, il n'y a qu'une issue : la stabilité monétaire, et une bonne réponse : la monnaie unique. Elle est le gage de la stabilité. L'acteur économique a besoin de lisibilité et de durée. Il peut donc investir s'il dispose de cette stabilité, sinon il s'abstiendra, sera dans une position d'attentisme et on en voit bien les conséquences sur le plan économique et social. Une monnaie européenne sera une monnaie de poids par rapport aux autres monnaies, par rapport au yen et au dollar. Nous souffrons aujourd'hui d'une sous-appréciation du dollar. De combien cette sous-appréciation a-t-elle pesé depuis deux ans dans notre croissance ? D'un quart ou d'un demi-point de croissance. Combien d'emplois en contrepartie ? C'est pour cette raison que le Président de la République et le gouvernement sont très fermement engagés dans la voie de la monnaie unique : nous nous préparons au rendez-vous du 1er janvier 1999. La monnaie unique est nécessaire et nous devons la promouvoir le plus rapidement possible. Son avènement ne sera pas le simple constat du respect de critères de convergence -critères de convergence qui, au demeurant, sont des critères de bonne gestion, de saine gestion, de sage gestion. L'avènement de la monnaie unique sera un acte politique capital.

Le concept de géo-économie, en remplaçant la notion désuète de géostratégie, traduit l'émergence de cette variable stratégique incontournable qui fonde désormais le pouvoir. La volonté manifestée par les États de promouvoir, dans un contexte libéral, l'efficacité durable de leurs moyens économiques de puissance traduit cette réalité. Plus une économie est compétitive moins elle subit de contraintes extérieures est devenu une réalité d'évidence. Sa santé détermine grandement les moyens que peut consacrer une Nation à son effort global de défense et, au-delà, conditionne aujourd'hui directement son rang sur la scène internationale, son autonomie dans le choix de ses politiques et in fine son indépendance.

La défense économique est sans doute peu présente dans les esprits. Sans le savoir, nous en sommes les auteurs. Il nous appartient de cultiver le civisme économique et de promouvoir une forme de patriotisme économique.

L'entreprise France connaît les défis qu'elle doit affronter et les ressources de son patrimoine pour les relever. Certes, rien n'est jamais acquis et le succès a contre lui qu'il faut le vouloir et qu'il se dérobe si l'on se borne à le souhaiter. Nos partenaires concurrents nous ont eux-mêmes prévenus de la vigueur de leurs attaques dans le champ clos de la nouvelle compétition mondiale. Nous connaissons les méthodes de leurs stratégies et leur productivité collective. Se faire surprendre serait, dans ces conditions, inacceptable. Il nous reste à apprivoiser le hasard dont Pasteur relève qu'il ne favorise que les esprits préparés.

Il vous appartient de faire partager votre clairvoyance et vos convictions. Grâce à vous désormais, puisque vous irez faire partager partout vos convictions, les Français assumeront la mondialisation avec espoir et confiance. Grâce à vous, nous démontrerons que la cohésion nationale se renforce dans l'ouverture de notre économie au monde.

Il faut cesser d'avoir peur de la mondialisation. Puisqu'elle est irréversible, ayons le courage de l'assumer, et pour cela, ayons le courage de nous réformer, de mettre de l'ordre dans nos finances publiques.

Je me réjouis que l'IHEDN soit le lieu privilégié de cette réflexion, de cette clairvoyance, pour une prospérité qui sera le gage de notre indépendance et de notre avenir.