Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Le Journal de Saône et Loire" du 1er décembre 1995, sur la dissuasion nucléaire, la dissuasion concertée et la coopération européenne en matière de renseignement spatial.

Prononcé le 1er décembre 1995

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Média : Le Journal de Saône et Loire - Presse régionale

Texte intégral

Q. : Dans quelle mesure, la chute du mur de Berlin, la désagrégation du Pacte de Varsovie et le désengagement militaire américain en Europe ont-ils modifié la doctrine de dissuasion française ?

R. : Après la chute du mur de Berlin et de désagrégation de l'URSS, la France s'est interrogée sur sa stratégie de dissuasion et ses capacités à faire face à l'émergence de nouvelles menaces ou à la résurgence de menaces plus anciennes. Notre objectif n'a pas changé : il s'agit de dissuader tout adversaire, quel qu'il soit et quels que soient ses moyens, de s'en prendre à nos intérêts vitaux. À cet égard, les menaces éventuelles à prendre en considération dépassent la dimension de l'Europe. Certes, la France ne connaît plus de menace militaire directe à proximité de ses frontières. Cependant la rupture de l'ordre apparemment « rationnel » imposé par la guerre froide nous a fait entrer dans une nouvelle ère stratégique marquée par l'instabilité et l'imprévisibilité. De surcroît, des milliers d'armes nucléaires subsistent à l'Est. Elles seront encore là au siècle prochain, après le démantèlement local du potentiel tactique de l'URSS et la mise en œuvre du Traité signé entre les Russes et les Américains : le traité START II qui n'est pas encore ratifié aujourd'hui. La France devra se prémunir contre des menaces aussi diverses que celles de la prolifération nucléaire ou de celle d'autres armes de destruction massives.

Dissuasion nucléaire concertée

Q. : Comment ceux qui travaillent à « moderniser » notre doctrine de dissuasion tiennent-ils compte de l'évolution prévisible de l'Europe, notamment de l'élargissement de l'Union au cours des dix ou vingt prochaines années ?

R. : Au cours des dix ou vingt prochaines années, les pays européens évolueront vers une indépendance toujours croissante, non seulement en matière économique, financière et industrielle mais aussi en matière de défense. D'un côté, nos intérêts stratégiques communs continueront de se renforcer, de l'autre des intérêts vitaux partagés pourront émerger. L'existence durable des forces de dissuasion française et britannique rend plus que jamais nécessaire l'ouverture d'un débat sur la dissuasion européenne : ni s'inscrire dans l'élaboration d'une politique européenne de défense et de sécurité commune. Une vision commune ne se décrète pas : c'est aux Européens de la construire ensemble en surmontant les différences de sensibilité dont nous sommes bien entendu conscients c'est pourquoi la première étape ne peut être que celle de la concertation.

Avions furtifs américains

Q. : Les avions furtifs américains ne portent-ils pas un nouveau défi à notre doctrine de dissuasion ? Et est-ce que la France restera crédible quant à son potentiel dissuasif si elle ne dispose pas, entre autres vecteurs capables de la servir, d'un porteur aérien complètement furtif ?

R. : Il ne faut pas exagérer l'importance de la furtivité sur le plan stratégique. Aujourd'hui, la technologie des avions furtifs supersoniques américains est hors de portée des autres pays, à la fois du fait de la complexité technique, et parce qu'il s'agit de matériels extrêmement coûteux : un B2 coûte quelque 50 millions de dollars. Naturellement la défense française n'ignore pas les développements de la furtivité : pour être crédible, notre dissuasion doit en effet disposer de moyens capables de percer les défenses de l'adversaire. La furtivité serait théoriquement à cet égard un atout essentiel pour le vecteur aérien, et les technologies les plus récentes sont utilisées pour rendre les missiles air-sol les moins détectables possibles. Quant à la capacité des avions qui portent ces missiles, à pénétrer profondément dans le territoire adverse, elle n'est ni nécessaire ni déterminée pour tous. Ce rôle est en effet dévolu aux missiles balistiques de la FOST.

Restructuration des industries française et américaine

Q. : Certaines fusions entre de grandes sociétés américaines spécialisées dans l'armement, celles de Northrop et de Grumman par exemple, ne risquent-elles pas d'aggraver le handicap déjà important existant entre les industries militaires française et américaine ?

R. : Vous posez un problème d'une grande importance : celui de la taille industrielle critique. Vous rappelez une fusion qui a affecté l'industrie aéronautique américaine : on peut aussi évoquer la fusion Lookeed-Martin qui a donné naissance à une entreprise d'une taille véritablement sans équivalent parmi les entreprises d'armement. Ce défi doit être relevé, ce qui demande aux Européens, et seulement aux Français, de s'organiser sur la base d'un partage des tâches, selon les domaines d'excellence de chacun de nos pays. L'industrie de défense européenne doit se concentrer pour renforcer la base industrielle de défense des États de l'Union européenne en résistant à une concurrence souvent déloyale, mais en se rationalisant d'urgence.

Dissuasion nucléaire concertée

Q. : Avec la reprise des essais nucléaires français, n'est-il pas urgent d'engager avec nos principaux partenaires européens dont certains ne se sont pas privés de contester publiquement la décision de M. Chirac) une discussion pour définir ce que pourrait être, dans vingt ans, une doctrine de dissuasion chargée de protéger l'Europe entière ?

R. : Le Président de la République et le gouvernement se sont exprimés à plusieurs reprises en faveur d'une réflexion avec nos principaux partenaires européens sur le rôle des armes nucléaires dans la politique de défense et de sécurité commune, inscrite comme perspective dans le traité de Maastricht. Les discussions poursuivies depuis 1992 avec le Royaume-Uni nous ont permis de constater la quasi-identité de nos doctrines de dissuasion et le dernier sommet franco-britannique a été l'occasion pour nos deux pays de proclamer pour la première fois la communauté de nos intérêts vitaux. Je souhaite que ce nouvel élan dans la coopération stratégique entre la France et le Royaume-Uni marque le début d'une réflexion commune avec l'ensemble de nos partenaires, en particulier avec l'Allemagne. Nos partenaires doivent pour leur part mesurer pleinement l'atout que représente pour leur sécurité l'existence de deux puissances nucléaires en Europe.

Renseignement spatial (HELIOS I, SPOT)

Q. : N'est-il pas urgent d'ouvrir à l'échelle de l'Union européenne un chantier prioritaire auxquels de très importants moyens seraient affectés, afin de progresser dans le domaine du renseignement spatial ?

R. : La France a conçu et réalisé SPOT. Elle a su remarquablement valoriser ce merveilleux outil par l'intermédiaire de SPOT image. Ce savoir-faire nous a permis, en coopération avec l'Italie et l'Espagne, de concevoir, développer, réaliser et lancer avec succès un satellite d'observation militaire, HELIOS I. L'extrême qualité des premières images obtenues me rend très optimiste sur les services qu'il pourra rendre à nos trois pays et au-delà à l'UEO. Le renseignement est l'un des axes d'effort prioritaires que nous devons marquer en tout état de cause. Des capacités spatiales d'observation indépendantes sont indispensables si l'Europe veut avancer sur la voie d'une défense commune.