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Le Monde : « Une enquête de la SOFRES publiée il y a quelques jours par l’Humanité montre que des électeurs potentiels du PC hésitent à voter pour lui parce qu’ils le perçoivent comme « un parti encore ambigu sur son passé ». Pour dissiper cette méfiance, ne devrez-vous pas aller jusqu’à renoncer, comme les communistes italiens, au mot même de communisme ?
Robert Hue : Il est vrai que cette enquête fait apparaître un blocage chez des Français qui ont de la sympathie pour le Parti communiste et qui ne perçoivent pas suffisamment la rupture qu’il a opérée avec son passé. Nous devons donc persister dans la réflexion sur ce passé en revisitant notre histoire, sans complexes, et aussi en pratiquant un type de militantisme qui s’associe à ces changements nécessaires.
Le Monde : Dans votre livre, Communisme : la mutation (Stock), vous écrivez que, si vous aviez participé au Congrès de Tours, en 1920, qui a conduit à la séparation entre socialiste et communistes, vous auriez voté avec Cachin contre Blum. Donc, vous n’avez pas de regrets ?
Robert Hue : Si on identifie le communisme d’aujourd’hui au modèle soviétique, il est évident qu’on ne peut pas s’inscrire dans cette démarche. Mais, pour moi, le communisme n’es pas né avec le Congrès de Tours, il n’est même pas né avec la révolution bolchevique, c’est un beau mot français qui traduit, dans l’esprit de l’époque et du XIXe siècle, une grande volonté de libération humaine. Celle-ci s’est inscrite ensuite dans une pratique politique qui n’a pas été fidèle à la démarche d’origine. La dogmatisation du communisme est devenue la source d’une véritable caricature. Nous devons donc mieux montrer combien nous avons rompu avec le mode de pensée soviétique, et, pourquoi ne pas le dire ?, je pense que nous n’avons pas rompu assez tôt. Chacun sait bien qu’au moment du XXe congrès du Parti communiste soviétique les communistes auraient pu prendre leurs distances avec ce qu’avait été le stalinisme et ce qu’il était encore à bien des égards. Ils ne l’ont pas fait à l’époque. En revisitant notre propre histoire, nous voyons qu’il n’y avait pas seulement ce modèle de référence extérieur ; il y avait aussi dans notre propre pratique politique les éléments d’un stalinisme à la française.
Le Monde : Un geste symbolique tel que l’abandon du mot de communisme ne serait pas un moyen de manifester votre volonté de rupture ?
Robert Hue : S’il y a un geste symbolique à faire, pour moi, ce n’est surtout pas de renoncer au mot de communisme. Au contraire, il faut lui donner toute la puissance de son identité. Le communisme, je le répète, ce n’est pas la caricature qu’on en a donné à l’Est. Dans ce mot, il y a l’idée de communion, mise en commun.
Philippe Sollers : On pourrait se demander, du communisme ou du socialisme, lequel de ces mots est le plus usé. En revisitant votre histoire, vous serez conduits à accomplir plus qu’une visite touristique ou un changement de décor, vous devrez reprendre les choses à la racine. Vous-même, vous êtes né en 1946, comment avez-vous vécu les événements de 1968 ? Et quel est votre jugement sur François Mitterrand ?
Robert Hue : En 1968, je suis déjà dans la vie active, infirmier à Paris et militant communiste (j’ai adhéré en 1963). Je ressens profondément l’aspiration à changer les choses. Mais la réponse que j’apporte à l’époque – je le dis a posteriori – ne me semble pas adaptée, c’est une réponse de transition, plutôt socialiste, alors que je devrais pouvoir apporter une réponse plus communiste.
Philippe Sollers : Donc, plus révolutionnaire…
Robert Hue : Profondément révolutionnaire. Le retard pris par le PCF en 1956 fait que je suis encore dans la matrice du passé. Le Parti communiste m’a beaucoup apporté comme à tous les militants de ma génération. Je suis d’une famille ouvrière très modeste, j’aurais voulu être médecin. Si je suis infirmier, c’est pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à ma capacité d’aller à la faculté de médecine, mais à des raisons sociales. J’ai donc déjà envie que les choses bougent, mais je ne trouve pas alors les chemins appropriés : je continue de plaider pour la recherche d’une programme commun et une volonté d’union, mais non pour les solutions révolutionnaires qu’il faudrait sans doute apporter dans cette période.
Sur François Mitterrand, mon regard, comme celui des Français, est assez contrasté. Je n’oublie pas qu’aussitôt après avoir signé le programme commun il a annoncé qu’il allait prendre trois millions de voix aux communistes.
Le Monde : Et il l’a fait…
Robert Hue : Il l’a fait, au nom du rééquilibrage de la gauche. Il fallait, disait-il, que le PC soit moins fort pour que la gauche gagne. La démonstration a été faite, en 1993, que le PC a été affaibli et que la gauche a perdu.
Philippe Sollers : Oui, mais elle avait gagné en 1981
Robert Hue : Sans doute, mais pour faire quelle politique ? C’est cela la question. François Mitterrand a fait alors un choix politique en rupture avec les engagements pris.
Alain Finkielkraut : Pour en revenir au mot de communisme, que vous rapprochez de celui de commune, le mouvement gauchiste était aussi guidé par l’utopie de la communion. Mais si vous menez la critique jusqu’au bout, n’êtes-vous pas conduit à établir un lien entre l’idéal de la communion et la déchéance totalitaire ? Car si communion il y a, quelle est la place de la discorde ? Une véritable réconciliation avec la démocratie, dans ce qu’elle a d’inachevé, ne passe-t-elle pas par le deuil d’une certaine espérance fusionnelle ?
Robert Hue : Je ne pense pas qu’il puisse y avoir de mouvement porteur qui soit en quelque sorte un deuil d’espérance. Il faut aujourd’hui donner les moyens aux hommes et aux femmes de ce pays, de cette planète, d’espérer en un monde meilleur. Je ne veux pas figer, le communisme dans un cadre, je n’ai pas de réponse achevée sur la nature de la société à construire. Le modèle soviétique a échoué et le modèle sociale-démocrate, visant à adapter la société, ne fonctionne pas non plus. Nous avons rarement connu une société où les inégalités soient si fortes et les souffrances si violentes.
Alain-Gérard Slama : En vous écoutant, j’ai cru entendre le discours de Jacques Chirac contre la « fracture sociale », l’exclusion, la souffrance des plus démunis. N’avez-vous pas le sentiment de draguer les mêmes eaux ? Cela ne vous rappelle-t-il pas la vieille diagonale entre les communistes et les gaullistes ?
Robert Hue : Étant moi-même candidat à la présidence de la République, j’étais attentif aux propos du candidat de droite, Jacques Chirac, et je voyais bien que son discours traduisait une grande réalité. Sur la fracture sociale, le constat était le même. J’en étais même à penser qu’il reprenait une bonne partie de mon programme. Mais son discours avait un caractère démagogique. Il l’a confirmé, une fois élu, en particulier depuis son discours du 6 octobre, qui a rompu avec celui de sa campagne électorale. Les moyens de s’attaquer à la fracture sociale ne sont pas mis en œuvre.
Au contraire, cette fracture est plus béante que jamais. Pourquoi ? Parce que toute politique visant à améliorer la situation sociale doit prendre ses distances avec les marchés financiers. Or Jacques Chirac a cédé aux marchés financiers.
Philippe Sollers : Pouvait-il faire autrement ?
Robert Hue : On pouvait faire autrement. Le pouvait-il, lui ? S’il s’inscrit dans la politique de droite pour laquelle un grand nombre de gens l’ont élu, il choisit les marchés financiers. Je n’avais pas d’illusions sur Jacques Chirac. Il reste qu’une autre politique peut être menée, y compris avec Jacques Chirac au pouvoir, parce qu’une partie de la politique mise en œuvre tient aussi à la façon dont le mouvement social se fait entendre. Quand je vois qu’on propose des économies drastiques, 60 milliards de francs, je me demande dans la poche de qui on va les prendre. Ce seront toujours les mêmes. La situation est gravissime. Elle ne peut pas aller dans le sens d’une réduction de la fracture sociale ; Ce qui ne signifie pas que, sur certains aspects de la politique menée par Jacques Chirac, je ne regarde pas les choses avec intérêt.
Le Monde : Ce sera encore le capitalisme ou ce ne sera plus le capitalisme ?
Robert Hue : Je crois qu’il peut y avoir aujourd’hui, dans la société française, dans son mode de production actuel, des réformes profondes telles que l’on dépasse le capitalisme. Si on va vers une autre utilisation de l’argent, si on taxe différemment les revenus financiers, si on introduit des réformes de nature à mettre l’argent au service de la société, il y aura des ruptures.
Le Monde : En restant dans le capitalisme ?
Robert Hue : Les modifications toucheront à son essence même, en provoquant une sorte de mixité conflictuelle.
Philippe Sollers : Il y a, au sein même de votre parti, ceux qui veulent aller plus vite dans la rénovation et ceux qui tirent en arrière. Est-il vrai, comme le dit la rumeur, que votre prédécesseur, Georges Marchais, appartient à la seconde catégorie ?
Robert Hue : On m’oppose en effet à Georges Marchais ou on l’oppose à moi. Il y a aujourd’hui au Parti communiste de larges possibilités, d’exprimer sa sensibilité. Chacun le fait à sa manière. Mais, d’une façon générale, je sens un immense accord, dans le parti avec les mutations en cours. Je leur donne une accélération, puisque j’ai été élu pour cela, mais ce renouvellement profond est parti de loi. Je mets le meilleur de moi-même dans cette transformation, qui touche à notre identité même, pour nous permettre d’être non pas moins communistes, mais mieux communistes.
Philippe Sollers : Puisque nous parlons de « l’argent-roi », quelle est votre opinion sur ce qui se passe à la télévision, dans le service public ?
Robert Hue : Je suis très choqué quand j’entends les sommes en jeu. Cela ne met pas en cause le talent des animateurs, mais ces chiffres me donnent un peu le vertige. J’ai dit qu’elle était mon origine sociale, et je continue de vivre comme j’ai toujours vécu. Tout ce qui participe du gâchis financier me pose problème. On peut faire une télévision avec l’argent public, sans le gaspiller. Dans une société moderne, où une grande partie des recettes de la télévision provient de la redevance, on est au moins en droit d’attendre plus de transparence.
Alain Finkielkraut : Vous vous souvenez de la célèbre formule de Guy Mollet : « Le PC n’est pas à gauche, il est à l’Est ». La formule est un peu abrupte, mais vous l’avez plus ou moins ratifiée en reconnaissant qu’il y avait eu allégeance au modèle soviétique. Cette allégeance, le PCF s’en est affranchi. Que reste-t-il, avec la Russie d’aujourd’hui, de ce lien ancien ? Le PCF est-il favorable au candidat communiste plutôt qu’à Boris Eltsine ? Et comprenez-vous l’inquiétude des petits pays d’Europe de l’Est qui réclament la protection de l’OTAN contre leur grand voisin parce qu’il y a, selon eux, une sorte de continuité entre l’impérialisme tsariste, l’impérialisme soviétique et les tentations impériales de la Russie actuelle ?
Robert Hue : La formule de Guy Mollet n’était pas juste. C’est le même Parti communiste, aux pratiques staliniennes, qui a contribué à écrire les plus belles pages de l’histoire de notre peuple, en 1936, dans la Résistance ou dans la lutte contre les guerres coloniales. L’histoire du Parti communiste ne s’identifie pas seulement aux défauts que nous dénonçons, mais aussi à la lutte contre l’injustice et les inégalités.
Pour nous, l’idée d’un modèle est complètement écartée. Nous n’avons pas à regarder vers l’Est pour nous déterminer. Le lien est rompu, définitivement rompu. Mais ceux qui ont voulu mettre un terme au régime soviétique ne s’attendaient pas que la thérapie de choc ultralibérale ait l’allure qu’elle a aujourd’hui. Quand je vois qu’on donne des milliards à Boris Eltsine, y compris le gouvernement français, alors qu’il est en train d’écraser la Tchétchénie, je me dis qu’il y a dix ou quinze ans on m’aurait demandé de m’exprimer sur une telle intervention, et je voudrais que ceux qui se taisent sur la Tchétchénie parlent ;
Philippe Sollers : Cela vous distingue de Chirac…
Robert Hue : Oui, nettement…
Alain Finkielkraut : Ziouganov lui-même, le dirigeant communiste, veut reconstituer l’empire, et c’est de cela que les petits pays d’Europe de l’Est ont peur.
Robert Hue : Tout ce qui est de nature à reconstituer ce qui a été dans le passé source de domination est en rejeter. Cela dit, il en faut pas abandonner une domination pour en rechercher une autre. Sous quelle domination ces petits pays veulent-ils se placer ? Sous le bouclier de l’OTAN. Mais l’ultra-libéralisme aujourd’hui mis en œuvre en Russie est soutenu par les États-Unis et l’OTAN. Le Parti communiste français ne soutient aucun candidat en Russie. Ce que je constate, c’est un rejet de la politique de Boris Eltsine.
Le Monde : Dans quelques mois sera commémoré le quarantième anniversaire de l’insurrection hongroise et de son écrasement par les troupes du pacte de Varsovie. Le PCF a désapprouvé en 1968 l’intervention en Tchécoslovaquie. Il n’a toujours pas condamné, à la ma connaissance, celle de 1956 en Hongrie. Rétrospectivement, la condamnez-vous aujourd’hui ?
Robert Hue : Ce que j’ai dit sur le XXe congrès du PCUS et sur le fait qu’à cette époque nous n’avions pas suffisamment pris nos distances par rapport à ce modèle de pensée vaut aussi pour les interventions de l’époque.
Le Monde : C’était donc une erreur…
Robert Hue : Oui. Certes, il faut regarder exactement ce qu’était l’évolution de ces pays, mais je ne peux pas m’inscrire dans tout ce qui participe d’une démarche…
Philippe Sollers : Impériale…
Robert Hue : Imprégnée d’une domination, d’une pratique, qui ont été celles du stalinisme, c’est claire et sans ambiguïté.