Texte intégral
Le Front populaire c’est d’accord, dans la mémoire collective, un ensemble d’images fortes. La détermination d’imposantes manifestations, pour « le pain, la liberté, la paix », pour « une France libre, forte, heureuse ». Les occupations d’usines dans la fête et la dignité ouvrière conquise. Les congés payés et la joie des familles parcourant le pays et découvrant la mer. Une effervescence culturelle foisonnante. L’espoir si fort après les « accords Matignon ». Mais c’est aussi l’amertume devant la « pause », proclamée ensuite par Léon Blum. La douleur devant la « non-intervention » aux côtés de la jeune république espagnole martyrisée. Et la honte de Munich… A travers tout cela – de l’unité imposée et victorieuse à la dislocation finale – c’est bien une page exceptionnelle de l’histoire de notre pays qui s’est écrite. Une période qui, en dépit de sa brièveté, par son intensité, a encore largement valeur de référence aujourd’hui dans notre peuple, et qui parle au cœur et à l’intelligence des progressistes.
Cela tient, bien sûr, à ce que fut vraiment le Front populaire. Et, avant tout, le premier coup d’arrêt donné au fascisme dont la vague paraissait irrésistible, amorcée en Italie et tragiquement confortée en Allemagne, au début de 1993. La France n’était pas à l’abri de ce cancer politique. Comme ses voisins, elle connaissait le fléau du chômage, un grand désarroi politique et moral, une droite passée d’un nationalisme anti-allemand à l’idée qu’il fallait composer avec Hitler, « dernière défense de l’Europe contre le communisme »… Le Front populaire fit la démonstration que lorsque les forces démocratiques peuvent relier la lutte et l’espérance sociale, quand les combats quotidiens contre l’inhumanité du travail et de la vie peuvent se rattacher à une perspective politique de transformation, alors il n’y a pas d’espace pour la dictature, le racisme, l’exclusion… On voit bien l’actualité de la réflexion sur cette expérience de notre peuple.
Le Front populaire fut aussi une grande époque de conquêtes. La France était en panne en matière de droit social. La formidable pression conjuguée des luttes et de la victoire politique permit de remettre les pendules à l’heure. Et les historiens montrent comment alors la France se trouva « dotée de la législation sociale la plus avancée du monde capitaliste ». Dans l’entreprise. Mais aussi en dehors : avec l’ouverture, enfin, au monde du travail du champ du droit au loisir. La classe ouvrière rentrait ainsi dans la cité par la grande porte. L’ouvrier à casquette n’était plus « la canaille ». Il devenait l’un des « constructeurs » de Fernand Léger et s’incarnait sur les écrans dans la « belle gueule » d’un Jean Gabin…
Le Front populaire fut également une grande expérience de rassemblement. En regroupant les frères ennemis d’hier, communistes, socialistes et radicaux, syndicalistes « confédérés » et « unitaires », mais aussi bien des organisations, associations, personnalités, il ouvrit la voie à un nouveau rapport du peuple à la politique, à de nouvelles formes d’alliances. Il imposa l’image du peuple rassemblé et du courant progressiste convergeant vers des objectifs communs sans qu’aucune de ses composantes n’y perde son originalité. Voie difficile sans doute. Voie, surtout, à inventer en permanence compte tenu des enjeux et des époques. Mais voie féconde : elle est la seule qui permet d’avancer.
De fut enfin un grand moment d’audace et d’innovation politiques du Parti communiste. Certes il n’a pas la propriété exclusive de cette période si riche. Mais il joua dans la construction et la victoire du Front populaire un rôle décisif. En proposant l’union, quatorze ans seulement après la scission de Tours. En renonçant à de vieux schémas, même s’il fut, bien sûr, tributaire des pesanteurs du temps, du modèle soviétique et du stalinisme. En s’arrimant définitivement dans la réalité nationale française. En étant le parti de la « main tendue », « des droits de l’intelligence ». En proposant, face aux difficultés, l’élargissement du « Front populaire » en « Front français », et la participation des communistes au gouvernement qu’ils avaient d’abord seulement soutenu. Face à ce qui était alors l’enjeu le plus décisif – le coup d’arrêt à la barbarie fasciste –, le communisme français eut alors la force du refus et le souffle du projet, de l’audace rassembleuse. Il devient une pièce maîtresse du paysage politique national.
Bien entendu, nous sommes loin, très loin de la France de 1936. Elle a plus changé en soixante ans que dans les cent cinquante ans qui séparaient le Front populaire de la Révolution française. La conception des luttes, de la transformation sociale, du rassemblement populaire ne peut s’énoncer dans les mêmes termes qu’alors. Nous avons renoncé au « modèle soviétique » avant qu’il ne fasse faillite. Nous ne pensons plus « par étape », séparant la phase de la démocratie de celle de la révolution sociale. Nous travaillons à inventer des formes neuves de transformation de la société, de pratiques politiques. En bref, nous ne voulons pas refaire ce qui s’esquissa au milieu des années trente de ce siècle. Pas seulement parce que l’espérance de 1936 fut suivie d’une cruelle désillusion. Mais surtout parce que notre société et notre temps posent d’autres questions. L’époque a changé. Et nous avons changé.
Mais c’est toujours le capitalisme qui domine. La régression menace. Il faut remettre la société sur ses pieds parce que c’est l’argent qui y prime et non pas l’être humain. Et, dans le droit fil de notre histoire, nous rêvons d’une autre société que celle du « capital-roi », d’un communisme libéré et libérateur. Un rêve à bien des égards encore plus réaliste et moderne qu’en 1936, car en prise directe avec les attentes, les aspirations qui se font jours dans la société.
N’est-ce pas d’ailleurs ces exigences qui confèrent une modernité persistante aux grands traits du Front populaire ? Car ce ne furent ni les « réformateurs du sommet » ni les jeux politiciens qui donnèrent alors à la France ce coup de jeune et de neuf, mais le dynamisme du peuple rassemblé dans la critique de l’ordre existant et autour d’une volonté, d’une démarche, d’une perspective. Me permettra-t-on d’ajouter que les communistes, en y tenant toute leur place – sans prétention à l’hégémonie, mais avec toute la force de leur originalité – contribuèrent de tout leur cœur et de tout leur enthousiasme à y déployer la démocratie et à faire que la France aille de l’avant ? Dans les conditions d’aujourd’hui, c’est la même volonté constructive de progrès et de transformation sociale qui les anime.