Interview de M. François Bayrou, ancien ministre de l'éducation nationale, dans "l'Express" du 26 juin 1997, sur le problème du désamiantage de Jussieu, et sa décision de ne pas déménager l'université pendant les travaux de déflocage du site.

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Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

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L’Express : Vous avez souhaité compléter par vos réponses l'enquête de L'Express sur le désamiantage de Jussieu. Quelles motivations vous ont amené à la solution présentée Ce 30 septembre 1996 : déflocage intégral par tranches et locaux tampons pour héberger les étudiants ?

François Bayrou : L'article que vous avez publié m'a choqué pour deux raisons principales. La première est que cette « enquête » a été conduite sans que la moindre explication me soit demandée. Ce n'est pas la tradition déontologique de L'Express, c'est le moins qu’on en puisse dire ! La seconde, c'est que rien dans l'article ne permet de trouver des repères simples et objectifs sur un dossier qui continuera à faire couler de l'encre.

L’Express : Alors quels sont ces repères ?

François Bayrou : Les faits sont très simples : Jussieu est amianté, depuis sa construction, sur environ les trois quarts de sa surface, C'est même le plus grand bâtiment amianté d'Europe. Pendant plus de trente ans, rien n'a été fait pour corriger cette erreur. Pourtant, la première alarme avait été donnée à la fin des années 70, une action envisagée, brutalement interrompue à la fin de 1981. Durant plus de quinze ans, quels que soient les gouvernements, aucune action n'a été entreprise. Malgré les moyens importants du plan Université 2000, Jospin pendant quatre ans, avec M. Allègre comme conseiller spécial, a choisi de ne pas traiter le problème. La charge de l'enseignement supérieur m'a été confiée en 1995 (je n'avais dans le   gouvernement de M. Balladur que la responsabilité du primaire et du secondaire). À la demande du Premier ministre et du président de la République, je me suis immédiatement saisi de cette question et, pour la première fois, un plan complet de désamiantage du site a été mis en place, et les moyens correspondants ont été dégagés. Voilà les faits. Ils sont irréfutables.

L’Express : Les étapes de votre plan ont-elles été respectées ?

François Bayrou : Pour l'essentiel, oui. On s'en apercevra en reprenant le plan. D'abord, il y avait une décision de mise en sécurité. C'était primordial. Il faut rappeler ce qu'est l'amiante. C'est un très bon isolant et un très bon anti-feu. Mais il devient particulièrement dangereux lorsqu'il se répand dans l'atmosphère sous forme de fibres ou de poussières et qu'il est respiré. Il peut provoquer alors des affections pulmonaires très graves. Il fallait donc empêcher l'amiante de se répandre dans l'air. J'ai pris la décision d'isoler hermétiquement tous les endroits où il y en avait dans le bâtiment, dans les plafonds et dans les gaines techniques. Un procédé inédit a été développé qui a permis en quelques mois d'isoler – même si c'est forcément provisoire – la totalité de la surface des plafonds amiantés de Jussieu. Un film hermétique a été posé partout, qui empêche l'amiante de se répandre.
Ces travaux d’urgences sont achevés. La mise en sécurité provisoire du site est une réalité.

L’Express : Et le désamiantage, réel ?

François Bayrou : C’est très compliqué, bien entendu, car il faut arrachés l’amiante jusqu’à la dernière parcelle, l’emporter et la détruire dans un site rendu totalement isolé et hermétique, sans que la moindre parcelle puisse s’échapper. Il faut s’assurer ensuite qu’il ne reste pas quelques bribes dangereuses sur le site. C’est pourquoi un chantier expérimental a été lancé. Il a été conduit à son terme et il a permis de faire la preuve que les travaux pouvaient être conduits dans les conditions de sécurité nécessaires, sans que les locaux voisins sont affectés, et dans les limites financières prévues. Cela a été fait.

L’Express : Mais ce chantier ne représente qu’un échantillon (moins de 0.7 % de la surface à traiter), et certains ne sont pas convaincus !

François Bayrou : Bien sûr c’est un échantillon ! Cependant, comment prouver que les techniques sont bonnes sans expérimentations ? Il demeure que l’expérience a été faite. Et donc une étape supplémentaire franchie. Restait le désamiantage général, qui imposait une démarche globale. J’ai proposé aux universités et signé au nom de l’État un contrat d’un montant de 1.2 milliards de francs, dont 600 millions d’autorisations de programme immédiatement engagés, permettant le désamiantage et la mise en sécurité aux nouvelles normes de l’ensemble du site.

L’Express : Il paraît que des études existent indiquant que le coût de l’opération serait au moins le double de ce qui a été prévu.

François Bayrou : Je n’ai eu entre les mains aucune étude d’aucune sorte, pas un document allant en ce sens. Dans le cas contraire, j’aurais immédiatement rendu publique une telle étude. Le président du comité anti-amiante lui-même (dont je ne vois pas pourquoi certains le qualifient de « trotskard ») m’a assuré qu’il n’avait jamais eu connaissance d’une telle étude. Pour moi, faute d’élément nouveaux, je ne peux que penser que ces rumeurs sont entretenues pour décrédibiliser l’opération de désamiantage.

L’Express : Pourquoi une telle stratégie ?

François Bayrou : Pour deux raisons principales. Il y a des personnalités, et en particulier M. Allègre, qui se sont opposées aux principes mêmes du désamiantage, en y voyant une « psychose ». Pour moi, je ne pouvais pas ignorer le problème de santé publique dès lors que les rapports officiels démontraient la nocivité de l’amiante et avançaient des chiffres terribles de décès dus à celui-ci. J’ai donc décidé d’agir, même si tout le monde n’était pas d’accord. Je suis persuadé que chacun devra adopter la même attitude. Et puis, il y a un autre mouvement de pression, c’est celui qui voulait obtenir, au prétexte de l’amiante, le déménagement d’une partie de Jussieu vers une nouvelle opération immobilière : le site de la ZAC rive gauche. Il y a de grands intérêts en jeu.

L’Express : Pourquoi êtes-vous opposé à ce déménagement ?

François Bayrou : Je ne m’y suis pas opposé. Au contraire, j’en ai accepté le principe, dès l’instant que cette opération ne retardait pas le désamiantage. Or les terrains n’étaient même pas tous disponibles. Et les financements n’étaient pas prêts. Retarder le désamiantage jusqu’à la solution des difficultés de la ZAC était un risque que je n’ai pas voulu prendre. De plus, j’ai acquis la conviction que « forcer » au déménagement en court-circuitant les débats internes à Paris VII, c’était risquer un refus de toute l’opération. Il m’a donc paru équitable et responsable de déconnecter les deux opérations, tout en préservant sans cesse la possibilité du déménagement de Paris VII, qui dans mon esprit, une fois qu’il aurait été décidé et financé, aurait accru la rapidité du désamiantage.

L’Express : Et les locaux provisoires ?

François Bayrou : En effet, c’est une question cruciale. Car il fallait que les étudiants et les chercheurs puissent être accueillis ailleurs pendant le désamiantage des tranches successives concernées. En liaison avec les universités, j’ai proposé trois sites : l’immeuble du Commissariat à l’énergie atomique, dont le ministère avait la tutelle, ce qui facilitait la mise à disposition, et qui est fait pour accueillir des chercheurs ; des bâtiments provisoires sur le site de Jussieu lui-même ; et un terrain à Gentilly (Val-de-Marne) dont l’État est propriétaire.

L’Express : Est-ce sur ces locaux qu’il y a eu des retards ?

François Bayrou : Parler de « retards » c’est bien sévère pour ceux qui agissent après des décennies d’inaction totale. Ce qui n’a pas pu se faire aussi vite que prévu, c’est la construction de locaux provisoires, parce que les appels d’offre confiés aux université ont été repoussés par l’autorité administrative pour non-respect de dispositions règlementaires. Inutile de vous expliquer combien j’ai regretté ce retard. Il reste que la partie confiée à Paris VI sera achevée, me dit-on, à la fin de cette année. Pour le reste, l’immeuble du CEA est prêt à accueillir les chercheurs dès que le câblage informatique sera achevé et que Gentilly sera en état (pour des travaux de l’ordre de 7 millions) de recevoir des structures provisoires afin d’organiser des cours. Mon objectif était de la faire dès la rentrée prochaine.

L’Express : Pour vous, ce plan suffit donc. Claude Allègre veut dédramatiser le problème de l’amiante. Qu’en pensez-vous ?

François Bayrou : Mon successeur prendra ses responsabilités. Quant à moi, je constate simplement que, pour la première fois, devant les graves dangers de l’amiante, un gouvernement, de celui d’Alain Juppé a pris les choses en main. Un décret a été publié interdisant définitivement son utilisation (février 1996). La décision a été prise de désamianter sans tarder et complètement le plus grand site amianté d’Europe. Les travaux d’urgence ont été accompli en un temps record, et les moyens nécessaires ont été dégagés, sans biaiser, dans le respect des estimations techniques du moment. Le choix a été, pour la première fois, direct et clair. Nous n’avons pas été « piégés » par l’amiante ; au contraire, nous avons pris la seule décision qui s’imposait et aurait dû s’imposer depuis longtemps.