Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "L'Evénement" du 11 mars 1999, sur les mises au point concernant les mesures et ses déclarations sur les enseignants, et sur les grandes lignes de la réforme de l'enseignement.

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L'Evénement : Qu'est ce qui pose problème dans vos réformes, le fond ou la forme ?

Claude Allègre : Lorsqu'on évoque la forme pour s'opposer à un projet, c'est généralement qu'on est opposé au fond, mais qu'on n'ose pas dire pourquoi. C'est ce qui se passe aujourd'hui avec la réforme des lycées. Ceux qui s'opposent à la réforme sont-ils contre le fait d'aider les élèves ? Contre la possibilité donnée aux enseignants d'aménager leur temps de travail en réduisant les heures de cours en classe pleine à quinze heures (au lieu de dix-huit) ? Sont-ils opposés à l'accès à tous des enseignements artistiques qui ne concernent que 3 % des élèves actuellement ? Sont-ils contre l'épreuve d'instruction civique au bac, la création d'une filière littéraire qui ne sera plus soumise aux maths ? Bref, sont-ils contre l'égalité des chances au lycée ? Veulent-ils un lycée d'élites, réservé à quelques-uns comme c'était autrefois ? Veulent-ils un lycée qui produit autant de discrimination sociale qu'aujourd'hui ? Comme ils n'ont pas de véritable projet qualitatif, ils évoquent la quantitatif. « Toujours plus », voilà leur slogan pour rénover l'école !

L'Evénement : Vos camarades du PS semblent, eux aussi, avoir peur de vos réformes, ils disent qu'elles font fuir les électeurs.

Le PS est au plus haut dans les sondages et les intentions de votes. A ceux qui au PS seraient tentés par la peur des réformes ou la frilosité, et qui sont une minorité, je leur dis : plus le gouvernement réformera, plus le PS sera fort. C'est la position de la direction du parti, qui a bien compris les enjeux des réformes actuelles à l'Education nationale.

L'Evénement : Mais vos déclarations, par exemple sur l'absentéisme, ne sont-elles pas responsables de la méfiance, voire de l'hostilité des enseignants à votre égard ?

Elles ont été mal comprises. Ma préoccupation, c'est qu'il n'y ait pas de classes sans enseignant, que l'on ne renvoie pas les élèves chez eux. L'école doit accueillir et éduquer les élèves. Pour moi, tout doit s'organiser autour de cela. Or le système n'était pas organisé comme cela. C'est le système dans son ensemble qui était visé. D'ailleurs, nous y remettons de l'ordre petit à petit, dans l'intérêt de tous et d'abord des élèves. Les parents le savent bien…

L'Evénement : Et puis il y a eu cette fameuse décision de moins rémunérer les heures supplémentaires.

Soyons précis, il s'agit des heures supplémentaires annuelles (dites HSA) car, au contraire, j'ai revalorisé la rémunération des heures supplémentaires effectives.

L'Evénement : Mais cela a été mal perçu. On vous accuse d'avoir voulu réduire les revenus de certains enseignants, comme ceux des classes préparatoires – qui, il est vrai, gagnent bien leur vie.

Oui, cela a été effectivement très mal perçu. J'ai voulu, en limitant la rémunération des heures supplémentaires annuelles qui étaient payées sur quarante-deux semaines alors qu'elles n'étaient faites que sur trente-six, créer des emplois. Quelle audace ! 40 000 jeunes ayant un diplôme de bac à bac +2 ont pu être sortis du chômage et ont pu aider les enseignants dans leur tâche. J'ai cru que c'était une bonne idée. Il faudra donc trouver un moyen pour réparer cette erreur, sans pour autant rester hors des règles administratives. Ça demande donc une réflexion, que nous menons. Mais tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel c'est la réforme du lycée. Personne ne parle, par exemple, d'un élément essentiel de la réforme qui est le lycée professionnel.

L'Evénement : Pourtant, ce secteur a été autrefois très critiqué, Edith Cresson, lorsqu'elle était Première ministre, ne jurait que par l'apprentissage et le modèle allemand.

Eh bien, les temps changent. Aujourd'hui, les Allemands demandent à venir visiter nos lycées professionnels et, pourtant, chez eux, l'enseignement professionnel n'est pas dévalorisé. Chez nous, on considère à tort le lycée professionnel comme une issue de secours, alors qu'il conduit à la réussite les trois quarts de ses élèves. Dans ces établissements, les enseignants ont vraiment – je l'ai découvert en venant ici – la mentalité des hussards noirs de la République. Ils prennent les élèves tels qu'ils sont et les conduisent au diplôme dans des conditions souvent difficiles. Je leur dis : bravo !

L'Evénement : Il y a au moins un secteur qui se passe de réforme !

Il reste à améliorer la liaison entre cet enseignement et les entreprises et à généraliser une pédagogie du stage en entreprise. Grâce aux Régions, les deux tiers de ces lycées professionnels sont équipés de machines-outils dernier cri, qui ne servent qu'un tiers de l'année. L'idée, c'est de permettre aux PME-PMI situées dans l'environnement du lycée professionnel de venir travailler par contrat avec ces machines. Et, symétriquement, que lors des stages en entreprise les enseignants interviennent, en ne perdant pas les élèves de vue.

L'Evénement : On va encore crier à la privatisation !

Mais non, c'est exactement le contraire ! Ce sont des moyens nouveaux apportés à l'école. Et ça reste sous son contrôle, sous celui de ses enseignants. Il faut en finir avec le mépris de la pratique. L'enseignant doit aussi préparer au métier, et qui le fait mieux que l'enseignement professionnel ?

L'Evénement : Vous dites souvent que vous défendez le service public et que ce dernier est menacé.

Oui, je crois cela.

L'Evénement : Vous pensez que c'est une vraie menace pour la République ?

Oui. Pour moi, l'école laïque, publique et obligatoire est l'un des fondements de la République, et j'y suis attaché.

L'Evénement : En quoi est-elle menacée ?

Par la mode ambiante qui est que le privé, c'est mieux que le public, c'est plus efficace, c'est plus souple. Par les exemples européens. Lorsque les Anglais décident de confier au privé les écoles publiques qui marchent mal ou que les Italiens organisent des leçons particulières payantes à l'intérieur des lycées, je suis très troublé. Une autre menace pèse sur l'école. C'est l'idée que seul le privé peut se moderniser. Prenons l'exemple du primaire. Lorsque nous sommes arrivés, il y avait l'idée que l'aménagement du temps de l'enfant, l'introduction du sport, des arts, des langues étrangères, des nouvelles technologies, ne pouvait se faire que de manière extérieure à l'Education nationale. C'était tantôt le ministère de la Jeunesse et des Sports, comme celui de Guy Drut, tantôt les municipalités qui ont pris la tête de ce mouvement. L'Education nationale de François Bayrou restant extérieure à ce mouvement. Avec l'école du XXIe siècle, avec les aides-éducateurs, nous renversons le mouvement. C'est l'éducation nationale, ce sont les enseignants qui sont les moteurs et qui impulsent le mouvement, sans pour autant rester fermés aux apports extérieurs.

L'Evénement : Et les syndicats s'y opposent et veulent faire grève le 15 mars…

Pas le moindre du monde. Tous les grands syndicats du primaire ont approuvé la charte du XXIe siècle, son esprit, la modernisation qu'elle représente. Certains font grève le 15 parce qu'ils estiment qu'il faut encore plus de moyens pour l'école. Cette grève n'est pas orientée contre ma politique. Ils ont bien compris ma démarche, même s'ils ont tendance à demander encore plus de moyens.

L'Evénement : Revenons à votre réforme des lycées. Vous allez surtout faire le bonheur des enseignants de lettres ?

Je pense surtout susciter des vocations littéraires. Ce qui est important, c'est que cette réforme se fasse avec l'accord des matheux. Ils ont eux-mêmes un gros problème pédagogique à résoudre : l'arrivée de l'ordinateur et des calculettes de tout type modifie tout. Faut-il encore enseigner la table de multiplication, alors que les élèves pianotent sur une calculette, qui est admise dans tous les examens ? Et demain que va-t-on enseigner qui ne soit pas dans les ordinateurs ? Bien sûr, on ne va pas supprimer l'enseignement des maths, mais on va le faire évoluer en fonction des données nouvelles. Les meilleurs mathématiciens y travaillent avec un sens de l'intérêt général que j'admire beaucoup. Et puis on va revenir aux fondamentaux. D'abord, le français, la langue, est la chose essentielle à maîtriser. L'oral, c'est l'exercice le plus important. Un ingénieur qui ne sait pas faire un exposé, il est handicapé. S'il ne sait pas dire en un quart d'heure à son patron ce qu'il vient de faire, c'est grave. A l'écrit, il doit pouvoir rédiger un rapport en deux pages. Faire un exposé clair, oral ou écrit, c'est fondamental. Ce que vous observez, il faut pouvoir le décrire, sinon ce n'est rien. Et donc la deuxième qualité à développer, c'est l'observation, à partir de quoi l'on peut raisonner. Ça veut dire que les disciplines d'observation, la physique, les sciences de la nature, la géographie, doivent être revalorisées. Mais on doit y enseigner beaucoup plus la méthode scientifique qu'une multitude de résultats complexes que l'élève ne peut assimiler. C'est ça aussi, l'esprit de la réforme !

L'Evénement : « Déconcentrer l'Education nationale », ça signifie quoi ?

Cela implique que les décisions soient prises le plus près possible de l'action, tandis que l'Etat, dont le rôle est de veiller au respect de l'égalité républicaine, compense, en donnant plus à ceux qui sont moins riches.

L'Evénement : Est-ce que cela ira jusqu'à l'élaboration des programmes ?

Non, dans l'école de la République, les programmes sont nationaux. Je n'ai pas l'intention de changer ça.

L'Evénement : Mais vous n'êtes pas partisan que l'établissement choisisse lui-même ses programmes, et pourquoi pas ses enseignants ?

Non. Cela, c'est l'opinion libérale. Ce n'est pas la mienne. Je crois en l'école de la République, mais une école qui ne refuse ni la modernité, ni d'assouplir ses structures.

L'Evénement : Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir une mission dans la lignée de Jules Ferry et de vos grands prédécesseurs ?

Je suis ministre de la République, à un moment important où l'école a besoin d'évoluer. J'essaie d'organiser ce changement, cette évolution… du mieux que je peux. Avec la volonté de réussir. Pas pour moi car je ne cherche rien dans cette aventure, mais pour nos enfants, nos petits-enfants, et aussi pour mon pays que je sers de tout mon coeur car je crois que, dans ce monde qui se mélange et se déstructure, il porte des valeurs universelles, celles des Lumières et de l'idéal républicain de 1789, auxquelles je suis personnellement très attaché.