Texte intégral
Dans son dossier sur les privatisations (25 et 26 février 1999), Le Figaro développe l’idée selon laquelle M. Jospin serait le « champion » des privatisations au motif qu’il a cédé pour plus de 110 milliards de participations de l’État depuis juin 1997.
Je ne suis pas de ceux qui font grief à un gouvernement de gauche de s’engager dans la voie ouverte en 1986. Je m’en réjouis pour notre pays. Je souhaite cependant que l’opinion publique soit mise en mesure d’apprécier les politiques suivies en fonction des chiffres et des réalités.
En premier lieu, on ne peut écrire que ce sont des gouvernements de gauche qui, convertis au réalisme, ont « tourné une page de l’histoire économique de notre pays ». Contrairement à ce qui est avancé – et ce n’est pas faire injure à sa mémoire que de le préciser –, ce n’est pas Pierre Bérégovoy qui a supprimé le contrôle des prix et le contrôle des changes. Cette double décision a été prise par le gouvernement de la première cohabitation dirigé par M. Chirac et au sein duquel j’occupais les fonctions de ministre de l’économie, des finances et des privatisations.
Quant à la polémique sur les « noyaux durs » et la prétendue politisation des privatisations conduites de 1986 à 1988, les conclusions de la commission d’enquête mise en place par le gouvernement Rocard en ont fait justice.
Je rappelle que, M. Mitterrand ayant, en juillet 1986, justifié son refus de signer l’ordonnance prévoyant la privatisation par le souci d’éviter que les entreprises concernées ne tombent sous le contrôle étranger, il fallait organiser leur protection. Ce qui fut fait. Le gouvernement actuel a-t-il agi différemment en choisissant lui-même les partenaires de la privatisation du CIC ou d’Aérospatiale ? A quoi bon ressusciter des polémiques éventées ?
En deuxième lieu, les privatisations n’ont pas pour objet principal de fournir des recettes à l’État ; leur but, c’est le changement d’une société que les nationalisations de 1982 avaient rendue trop rigide et pas assez dynamique.
Tout d’abord, les notions de privatisation et d’ouverture de capital ne peuvent être confondues. Privatiser une entreprise publique, cela veut dire transférer aux actionnaires privés la majorité sinon la totalité du capital, de telle sorte que l’État n’exerce plus le pouvoir dans cette entreprise. Ouvrir le capital d’une entreprise publique, cela veut dire céder à des actionnaires privés une partie du capital, mais une partie seulement, de telle sorte que l’État conserve, au moins, une minorité de blocage et donc la réalité du pouvoir dans l’entreprise ; la privatisation, c’est le transfert du pouvoir. C’est un abus de langage de parler aujourd’hui de la privatisation de France Télécom ou d’Air France, entreprises au sein desquelles l’État reste en position dominante. Je peux comprendre que, pour des raisons politiques, le gouvernement procède par étapes ; je me réjouis que l’ouverture du capital de France Télécom permette à l’État d’engranger de substantielles recettes ; mais il ne s’agit en aucune manière d’une privatisation.
De même à Air France : si l’opération actuellement en cours était une privatisation, il y a tout lieu de penser que M. Christian Blanc serait toujours président du groupe.
Les privatisations ont eu un impact décisif sur l’économie et sur notre système financier. Pour juger de ce qui a été fait dans les diverses périodes, il faut prendre des chiffres comparables. Pour juger de l’influence des privatisations sur l’économie et de leur importance réelle, il faut comparer non pas des « recettes de privatisation » sur une période de treize ans, ce qui n’a pas grand sens, mais la valeur boursière des entreprises privatisées. Dès lors, soit on retient la capitalisation boursière d’aujourd’hui, pour toutes les entreprises privatisées dans les années 1986-1988 puis 1993-1995, et 1997-1999, soit on retient leur capitalisation en 1986, début de la période de treize ans.
La capitalisation boursière d’aujourd’hui est évidemment la plus significative pour juger de leur impact sur l’économie de notre pays.
Elle permet d’aboutir au tableau ci-dessus, qui fait ressortir que la valeur des entreprises privatisées de 1986 à 1988 s’élève aujourd’hui à plus de 600 milliards de francs, que celle des entreprises privatisées de 1993 à 1995 s’élève à près de 480 milliards, et que les privatisations, le plus souvent partielles, mises en œuvre par le gouvernement actuel ne représentent pas plus de 164 milliards.
Si l’on prenait un autre mode de calcul, le pourcentage de ces trois capitalisations par rapport au total de celle du CAC 40, qui comprend les plus grandes entreprises françaises, on aboutirait au même résultat : l’effort fait en 1986-1988 représente quatre fois, et celui accompli en 1993-1995 trois fois ce qu’a réalisé le gouvernement actuel de 1997à 1999.
Je souhaitais que cette vérité fût rétablie, afin que le rôle de chacun soit remis à sa juste place.