Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, dans "Le Monde" du 26 juin 1996, sur l'offensive du PS contre le pouvoir, la préparation des élections législatives de 1998 et la politique économique.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Qu'est-ce qui vous a amené à hausser le ton et à attaquer le pouvoir sur des sujets comme la « vache folle » et les « affaires » parisiennes ?

Lionel Jospin : Le comportement du pouvoir, d'abord. Alors que je m'efforce de réagir avec objectivité et rigueur dans l'opposition, je me suis rendu compte progressivement que j'avais en face de moi un gouvernement et un Premier ministre qui ne faisaient montre d'aucune honnêteté intellectuelle. Le dernier exemple, c'est quand M. Juppé ose dire, à l'Assemblée nationale, que nous n'avons rien fait pour accueillir les étudiants dans l'enseignement supérieur, alors que chacun reconnaît que nous avons mené une grande politique universitaire, que nous avons doublé en cinq ans le budget de l'enseignement supérieur et lancé, avec Université 2000, un grand plan de construction de 32 milliards de francs. On n'a pas le droit, quand on est Premier ministre, de mentir aussi délibérément…
Comme nous avons été agressés à plusieurs reprises, en particulier par le garde des sceaux, j'ai voulu faire passer aux autorités de l'État un message très clair en leur disant qu'elles avaient tort de se situer sur ce terrain et qu'elles n'étaient pas en situation de le faire.

J'avais aussi des raisons graves de dire des choses fortes. La première, c'est la révélation, malgré les tentatives d'étouffement du pouvoir, d'un véritable système de corruption et de prébendes - corruption pour les partis et prébendes pour les personnes – à Paris, mais aussi ailleurs. C’est tout le système RPR.

L'autre raison, c'est l'inquiétude qu'a provoquée chez moi le changement de position du président de la République, lors de sa visite à Londres, sur la question de la « vache folle ». Il était clair que, pour des raisons d’opportunité politique, Jacques Chirac s'apprêtait à prendre des positions dangereuses sur la levée de l'embargo. Je crois que j'ai contribué, par ma prise de position, à un certain retour de la fermeté dans l'intérêt de la santé publique. Le sommet européen de Florence a refusé le chantage du gouvernement conservateur britannique. Je m'en réjouis.

Le Monde : Au regard de la réponse du pouvoir, ne craignez-vous pas que le Parti socialiste ne soit sans cesse rattrapé par « l'héritage » et les « affaires » ?

Lionel Jospin : J'ai souvent évoqué la nécessité d'un « inventaire » de notre action au pouvoir. Je ne suis donc pas gêné par rapport à ces questions. En outre, il y a des héritages dont on peut légitimement être fiers : celui de l'enseignement supérieur, celui de la culture, etc. Le thème de « l'héritage » est donc relatif.

Sur les « affaires », chacun prend conscience qu'il n'y a pas de commune mesure entre les défaillances d'Urba et ce qui est en cause autour du RPR et de l'UDF partout en France. Ensuite, pour ce qui est de nos défaillances, nous avons payé : nous avons été sanctionnés par le suffrage universel en 1993, et certains des nôtres, y compris ceux qui n'avaient pas commis de fautes individuelles, ont été sanctionnés par la justice. Nous demandons simplement qu'il n'y ait pas deux poids deux mesures, que les affaires ne soient pas étouffées quand elles concernent la droite.

Par ailleurs, il y a quelque chose d'un peu infantile, pour un pouvoir installé depuis trois ans, à ne pas supporter la critique et à constamment évoquer ce qui se serait passé auparavant. Il faut qu'un pouvoir assume ses propres responsabilités. Le rappel constant du passé par la droite témoigne de son embarras face au présent.

Le Monde : Comment évaluez-vous le danger représenté par le Front national ? Les forces politiques doivent-elles parvenir à un certain degré d'entente pour y faire face ?

Lionel Jospin : Le danger n’est pas que le Front national puisse l’emporter en France, ni représenter une « alternative ». Le danger réside dans le fait que les idées de Le Pen et du Front national constituent un poison pour la société française.

Comment lutter contre le Front national ? Je ne crois pas qu'on le fera efficacement avec des sermons ni des serments prononcés ensemble par des personnalités de gauche et de droite, surtout quand il s'agit d'une droite qui, par exemple dans le Var, par ses comportements douteux, a frayé un chemin au Front national. La gauche et la droite doivent être au clair par rapport à l'extrême-droite, mais séparément.

La gauche l’est, la droite ne l’est pas. On le voit quand le maire de Nice, ex-Front national, entre au RPR. À cet égard, je serais tout à fait intéressé de savoir comment M. Séguin, le républicain, accepte ce nouveau compagnon au sein des instances de son parti.

Enfin, je suis convaincu que, même s'il faut mener la bataille des idées, on ne marginalisera pas l'extrême-droite essentiellement par un discours idéologique, mais en faisant reculer le chômage, la précarité, la désespérance, les quartiers-ghettos, les injustices.

Le Monde : Quelle position allez-vous prendre dans l'élection cantonale partielle de Marseille 2, où la candidate du RPR se retrouve seule, au second tour, face au Front national ?

Lionel Jospin : Comme les socialistes marseillais, j'appelle les électeurs de ce canton à faire barrage au Front national.

Le Monde : Des sondages disent qu'une majorité de Français seraient prêts, aujourd'hui, à voter pour la gauche. Même si d'autres indications ne vont pas dans le même sens, commencez-vous à vous inscrire dans la perspective d’une cohabitation ?

Lionel Jospin : Rien n'est fait. Mais s'il devait y avoir une cohabitation, je l'envisage tout à fait sereinement, cela d'autant plus que, avec l'expérience de 1986-1988 et celle de 1993-1995, nous savons tout ce qu'il y a à savoir sur ce type de situation. Nous respecterons les prérogatives constitutionnelles du président de la République et nous appliquerons notre programme.

Le Monde : Le PS va-t-il se présenter en 1998 avec un programme de réformes et toutes les réformes qu'II veut faire seront-elles dans ce programme ?

Lionel Jospin : Nous irons aux élections législatives de 1998 en proposant au pays un contrat de gouvernement. Après la mystification que fut la campagne présidentielle de Jacques Chirac, il faut que les Français sachent qu'il peut y avoir des responsables politiques qui prennent des engagements et qui les tiennent.

C'est dans cet esprit que je fais travailler les socialistes, thème après thème.

Ces dernières semaines, nous avons rassemblé nos propositions sur la démocratie pour la rendre plus transparent, plus vivante mais aussi plus efficace. En réduisant le cumul des mandats, en donnant de nouveaux droits aux salariés, en renforçant les pouvoirs du Parlement, on opérera un changement considérable dans la vie publique française. Ce changement est nécessaire parce que nous sommes, des pays d'Europe, certainement le plus en retard sur le plan démocratique. Nous visons aussi une représentation plus grande des femmes. Dès lors que nous disons : 30 % de candidates au moins et la réservation d'un nombre significatif de circonscriptions gagnables pour des femmes en 1998, nous préparons un réel pas en avant.

À fa fin de l'année, nous élaborerons notre politique économique et sociale. Dès 1997, viendra le moment de la synthèse et de la mise en forme de notre programme.

Le Monde : La relance que vous suggérez à l'heure actuelle est-elle possible compte tenu des contraintes imposées par le calendrier européen ?

Lionel Jospin : Je ne parle pas de relance, je parle d'une politique économique différente. Pour 1998, ce sera une question-clé. Qu'est-ce que nous demandent les critères de Maastricht ? De faire en sorte que nos déficits publics ne dérapent pas au-delà d'une certaine limite, de borner le montant de notre dette publique.

À partir de là, qu'est-ce qui nous empêche, contrairement au gouvernement actuel, de mener une politique salariale plus positive, alors qu'il y a une atonie de la consommation et qu'on sait que la part des salaires dans le revenu national a baissé de 10 points au cours des quinze dernières années ? Qu’est-ce qui nous empêche de donner une priorité effective à l'emploi dans notre politique économique ? Qu'est-ce qui nous interdit de modifier la fiscalité dans le sens de l'efficacité, de l'innovation, d'un meilleur rapport fiscalité du travail/fiscalité du capital ? Et, même s'il faut contenir les déficits publics, qu'est-ce qui nous interdit de choisir une autre politique pour les dépenses publiques que celle consistant à faire des coupes claires dans l'éducation, dans la culture ou la recherche ? Il y a des marges pour agir.

Le Monde : Êtes-vous favorable, comme Laurent Fabius, à une baisse globale de la pression fiscale ?

Lionel Jospin : Laurent Fabius constate que les prélèvements, sous la droite, battent des records. Il est logique, et dans l’intérêt de la collectivité, de réduire cette pression fiscale. Simplement, il faut choisir le bon moment pour le faire, d'un point de vue du cycle économique et il ne faut pas le faire comme le gouvernement actuel, par des coupes claires et indifférenciées dans la dépense publique. Je préférerais qu’on se donne les moyens d’aider à rétablir une croissance qui nous permettrait de redresser les comptes publics, ceux de l'État et de la protection sociale.

Le Monde : La gauche vous paraît-elle mûre, aujourd’hui, pour se rassembler sur un programme de « réalisme de gauche », selon votre expression ?

Lionel Jospin : Je n'ai pas à fixer depuis ma chair, en quelque sorte, les règles du rassemblement de la gauche. Je travaille à élaborer un contrat de gouvernement avec les socialistes. Je ne dicte pas leur démarche aux autres forces progressistes. Si certaines d'entre elles veulent poser avec nous les problèmes de fond, nous sommes disponibles. Le dialogue s’est déjà noué, d’ailleurs.

Il ne s'agit pas d'engager l'ensemble des forces de gauche dans un exercice de rédaction d'un programme commun de gouvernement. Il s'agit de quelque chose de beaucoup plus diversifié. Chacun revisite son héritage, son histoire, tire ses bilans - le PC a les siens à tirer sur une histoire qui avait commencé en 1917 et qui s'est close d'une certaine façon en 1989...

Les dialogues se poursuivent, on rapproche les points de vue, on sait ce qui nous sépare, puis on va devant les électeurs. Ce sont eux qui tranchent au premier tour. Au second, on a besoin d'une dynamique de rassemblement. Je pense qu'on la trouvera, et puis on verra bien si nous gagnons. Si nous ne gagnons pas, nous serons dans l’opposition, sans doute plus forts qu'aujourd'hui. SI nous gagnons, se créeront une situation nouvelle et une dynamique au cœur de laquelle se trouveront les socialistes.

Le Monde : Et le rassemblement au sein du Parti socialiste ?

Lionel Jospin : J'irai à notre prochain congrès sans idées préconçues et avec le même esprit de rassemblement qui est le mien aujourd'hui. Cela me fait un peu sourire de voir que certains parlent déjà de majorité et de minorité. Pour ce qui me concerne, je poursuis ma démarche d'élaboration collective et n'écarte personne a priori.

Le Monde : Tout le PS adhère-t-il à votre « réalisme de gauche » ?

Lionel Jospin : Je le crois. Nous devons faire aux Français des propositions que nous pourrons réaliser si nous sommes au gouvernement. Mais cela ne veut pas dire que, sous prétexte de rapprocher le discours des actes, nous devrions proposer un brouet d'eau claire. Il est nécessaire de faire des changements réels dans notre pays et de poser des actes vigoureux, en particulier contre le chômage. Les Français ne nous donneront la majorité que s'ils peuvent espérer sérieusement quelque chose de nous. Être réaliste, ce n'est pas être tiède.