Texte intégral
Lapousterle
- Au fur et à mesure que la campagne avance, avez-vous le sentiment que vos idées pourront atteindre les fameux 5 % fatidiques ? Car on a quand même l’impression, en ce moment, que les Français apprécient le Président de la République, L. Jospin et la cohabitation en même temps, que c’est une période d’Harmonie.
A. Krivine
- « Les Français, je crois que c’est un mot un peu vague. Moi je pense qu’il y a toute une partie, justement, de Françaises et de Français aujourd’hui, qui sont dans une situation, je dirais presque de détresse sociale, en tout cas pour plusieurs millions d’entre eux. Et pour ceux-là, la vie ne s’améliore pas du tout. Je crois qu’il y a d’abord une déception politique pour beaucoup de gens, soit qui avaient voté à gauche, soit qui avaient au moins un peu d’espoir dans la gauche. »
Lapousterle
- Sur quels sujets ?
A. Krivine
- « Déception par rapport à toutes les mesures qui sont prises par le gouvernement. Quand on voit l’addition des privatisations, par exemple, aujourd’hui, c’est vrai qu’il y a eu plus de privatisations avec le gouvernement de gauche que sous les deux gouvernements précédents. Les privatisations, ça ne touche pas simplement les salariés qui vont être privatisés, qui vont voir leurs conditions de travail s’aggraver, mais ça touche les consommateurs d’une façon générale. On sait très bien que c’est au niveau du service public : quand il y a privatisation, il y a dégradation du service public. Donc, je crois qu’il y a un mécontentement dans toute une partie de la population, qu’il y a même parfois des éléments explosifs dans certains secteurs notamment là où ça licencie à tour de bras, et y compris la colère des enseignants qui est un peu le reflet de ce climat qui est assez contradictoire. »
Lapousterle
- Est-ce que vous reprendriez la fameuse formule pour les deux premiers ministres : « Juppé et Jospin c’est pareil » ?
A. Krivine
- « Juppé et Jospin ne représentent pas la même chose. Nous, on a toujours considéré, à la Ligue, que la gauche et la droite n’étaient pas pareilles même si, malheureusement, souvent les représentants ou les dirigeants de la gauche menaient une politique semblable à celle de la droite. »
Lapousterle
- Est-ce que la politique de Jospin est identique à celle de Juppé ?
A. Krivine
- « Malheureusement, sur la plupart des grands aspects, aujourd’hui, oui. Si vous prenez, par exemple, les problèmes sur lesquels Juppé est tombé, Jospin continue. En ce qui concerne aussi bien le problème de la Sécurité sociale ; aujourd’hui, il y a le problème des retraites qui va arriver et qui peut être absolument explosif, notamment si on décide désormais qu’il faudra 42 années et demie de cotisations. Il faut vous rappeler le grand mouvement de 95 : c’était là-dessus. C’est vrai que les rapports entre la gauche et la droite et la population ne sont pas pareils. Quand des gens se mettent en grève et qu’ils vont voir des ministres de droite, à l’époque où ils étaient au pouvoir, ils n’allaient pas voir Édouard en disant : Écoute Édouard tu nous a trompé, on n’a pas voté pour toi. Quand ils vont voit des ministres de gauche ils demandent des comptes beaucoup plus serrés. Mais malheureusement, au niveau des dirigeants, c’est une politique souvent très proche. »
Lapousterle
- Si jamais l’avenir réservait une élection présidentielle, avec comme finaliste, Chirac d’un côté et Jospin de l’autre, que feriez-vous ?
A. Krivine
- « Il n’y a pas d’attitude de principe chez nous. Le principe, c’est de ne jamais faire le jeu de la droite, c’est clair. Maintenant, ce sont des problèmes tactiques. Faisons tout, justement, pour qu’on essaye d’éviter ce choix terrible : voter pour une gauche qui fait une politique de droite plutôt que pour une droite qui faite une politique de droite. »
Lapousterle
- C’est quand même l’hypothèse la plus probable…
A. Krivine
- « Oui mais faisons-en sorte qu’il y ait un candidat d’extrême gauche qui passe la barre. »
Lapousterle
- Un mot sur A. Laguiller : vous n’étiez pas d’accord avec elle. On se souvient de vos batailles. Est-ce que finalement c’était un malentendu puisque vous avez l’air de bien vous entendre ?
A. Krivine
- « Non, c’est pas du tout un malentendu. Au contraire, je crois que les rapports entre nous, à la différence des rapports entre d’autres formations politiques, sont très clairs. On a et on a eu des désaccords avec Lutte ouvrière, qui étaient publics, sur le type d’organisation à construire. Parfois des désaccords tactiques sur : participer ou pas à telle ou telle campagne. Ça, ça reste, sinon on serait dans le même parti. Par contre, je coirs que sur les points essentiels, ce qu’il faut dire, et ça se voit dans cette campagne électorale, tant par rapport au type d’Europe qu’on nous présente – l’Europe de Maastricht – que par rapport à la politique du gouvernement, que par rapport à la nécessité de mettre en avant toute une série de revendications qui peuvent permettre de répondre à cette détresse sociale, il y a vraiment un accord très fort. »
Lapousterle
- Un mot sur D. Cohn-Bendit avec qui vous étiez proche, ami, en 1968. C’est quelqu’un dont vous appréciez la campagne, dont vous vous sentez proche ?
A. Krivine
- « Non, mais D. Cohn-Bendit, il faut qu’il assume. Je sais que ça le gêne autant que R. Hue, il fait partie de la majorité gouvernementale et il faut qu’il assume tout ce que fait le gouvernement, y compris sur l’écologie, notamment l’enfouissement des déchets nucléaires. Je ne vois pas ce que les écologistes ont gagné en étant dans ce gouvernement. Maintenant, Cohn-Bendit continue à se séparer des autres et à se différencier par un comportement qui n’est pas la langue de bois, etc. Mais sur le fond, il a exactement la même politique que Jospin, et même parfois, il faut le reconnaître, plus à droite. »
Lapousterle
- Sur l’Europe, vous critiquez l’Europe telle qu’elle fonctionne – vous n’avez pas tort sur tous les points d’ailleurs, on le voit en ce moment. Est-ce que ça veut dire qu’il faudrait quitter l’Europe ?
A. Krivine
- « Mais la France fait partie de l’Europe, le problème… »
Lapousterle
- Donc on ne peut pas quitter l’Europe en fait ?
A. Krivine
- « … le problème, c’est qu’il faut tout mettre à plat. »
Lapousterle
- C’est pour ça que je vous poste la question. Je ne vois pas très bien ce que vous prônez…
A. Krivine
« On ne peut pas quitter l’euro par exemple. Il faut mettre tous les problèmes à plat. Nous, on n’a jamais été pour un repli nationaliste ; on pense que l’Europe aurait pu être une idée, une perspective progressiste, tout à fait positive pour les travailleurs. Le problème est qu’ils ont construit l’Europe à l’envers. L’Europe de Maastricht, c’est une Europe financière construite sur des critères financiers. Et tout le monde parle de social, mais il n’y a pas de social possible dans le cadre du carcan, par exemple, du Pacte de stabilité. »
Lapousterle
- Que faire ?
A. Krivine
- « Je crois qu’au niveau des institutions, il faut tout mettre à zéro, surtout après la crise de la Commission, et essayer de voir comment avoir des véritables institutions sous le contrôle élu, et sous le contrôle de la population. Et sur le plan social, il faut mettre en avant, aujourd’hui, des critères de convergence sociaux et pas des critères monétaires. »
Lapousterle
- Il n’y a pas eu de progrès dernièrement ?
A. Krivine
- « Aucun. Je crois que, par exemple, il faut avancer sur les 35 heures dans toute l’Europe : il faut avancer sur un Smic européen ; il faut harmoniser, aujourd’hui les lois sociales en Europe en fonction des lois les plus élevées, les plus avancées. Il faut commencer par-là, c’est-à-dire qu’il faut recommencer complètement. Mais là-dessus, je ne fais pas confiance, malheureusement, aux majorités de droite ou à ce qui est le cas aujourd’hui en Europe, aux majorités de gauche. »
Lapousterle
- Un mot sur la liste du Parti communiste. Êtes-vous sensible à la vitalité de R. Hue qui a fait finalement vivre un parti qu’on estimait mort il y a quelques mois encore ?
A. Krivine
- « Mais la vitalité de R. Hue, j’en suis convaincu ; la vitalité du PC, c’est une autre paire de manches. On a un peu l’impression qu’avec la politique qu’il mène – c’est-à-dire qu’au sommet il soutient la politique gouvernementale pendant que les militants, eux, se battent contre la politique gouvernementale dans les luttes sociales – c’est un exercice d’équilibrisme qu’aucun militant digne de ce nom ne peut faire. On a un peu l’impression que R. Hue construit aujourd’hui plus un parti d’opinion et d’élus, quitte à sacrifier la base militante, notamment avec une liste qui n’est ni pour ni contre : ni pour ni contre Maastricht, ni pour ni contre le Gouvernement. C’est un vrai problème. »
Lapousterle
- Et M. Allègre, pourra-t-il résister à la colère des enseignants ?
A. Krivine
- « S’il a une peau d’éléphant, il pourra résister. A mon avis, il va au moins résister jusqu’aux européennes. Mais on a rarement vu un ministre de l’éducation aussi haï, à juste titre. »
Lapousterle
- À juste titre ?
A. Krivine
- « À juste titre. Je ne parle même pas de sa réforme, mais enfin un ministre qui a insulté le corps enseignant – et qui ne mérite vraiment pas ça, aujourd’hui, en pleine crise sociale – et ses administrés, je crois que c’est absolument intolérable. En plus, un ministre qui annonce qu’il va faire des réformes et qu’il ne mettra pas un sou pour les faire, ce n’est pas crédible. Et je crois que la révolte du corps enseignant, c’est aussi une révolte de dignité qui est à son honneur. »