Texte intégral
Europe 1 : Les ministres reçoivent aujourd’hui les lettres de cadrage signées Jospin. Elles fixent les grandes orientations du budget pour l’an 2000, puis l’évolution et le plafond des dépenses de l’État. Un budget qui se veut sérieux, disait tout à l’heure Jean-Louis Gombeaud, avec une relative rigueur. Le gouvernement de la gauche plurielle stabilise donc en 2000 les dépenses de l’État, alors qu’elles avaient augmenté de 1 % cette année. Est-ce que vous applaudissez ?
Denis Kessler : Écoutez ! C’est une inflexion salutaire, mais nous considérons qu’il faut être beaucoup plus ambitieux dans la réduction des dépenses publiques. Avec le budget qui nous est présenté pour l’an 2000, il faut savoir qu’il n’y aura pas de réduction d’impôts pour les Français, ni pour les entreprises, ni pour les ménages ou tout à fait marginale. Il faut savoir aussi que le déficit public ne va plus se réduire que de tout petit chouia.
Europe 1 : Mais il y a tout de même une évolution chez les socialistes qui, par exemple, appliquent les exigences du pacte de stabilité européen. Est-ce qu’un beau joueur ne le reconnaîtrait pas ?
Denis Kessler : Je reconnais qu’il y a un point d’inflexion dans les finances publiques, dans la gestion de l’État. Il faut savoir que nous venons de loin, puisque nous avons aujourd’hui dans l’Europe, sans doute l’État le plus dépensier. Nous avons par rapport aux autres pays de la zone européenne, de l’ordre de 490 milliards de francs de prélèvements en trop. Alors voyez qu’il faut se serrer la ceinture, non pas d’un cran, mais de deux, de trois ou de quatre crans. Donc, il faut se donner un objectif très, très ambitieux de réduction et de maîtrise de la dépense publique, dans deux ans, dans trois ans, de façon à ce que les Français puissent avoir davantage de ressources pour consommer, davantage de ressources pour épargner et davantage de ressources pour acquérir des logements, que les entreprises aient davantage de ressources pour investir et pour embaucher.
Europe 1 : Jusqu’en 95, les déficits étaient en France plus élevés et vous n’avez jamais trop critiqué vos amis. Vous avez été plus indulgent pour vos amis politiques de droite ?
Denis Kessler : Non, pas du tout, non, non. La politique est constante. Nous considérons qu’il faut absolument, maintenant, changer de type de développement. Nous avons accordé la priorité à l’État. Nous avons accordé la priorité à ce qu’on appelle le secteur non marchand. Demain, il faudra accorder la priorité aux entreprises du secteur concurrentiel, aux entreprises qui produisent des richesses. Il faut accorder la priorité à ce qui bouge, à ce qui vit, à ce qui va faire la compétitivité de la France.
Europe 1 : Quelles conséquences prévoyez-vous pour ce budget rigoureux préparé par votre ami ou ex-ami, Dominique Strauss-Kahn ?
Denis Kessler : Il faudrait absolument à l’heure actuelle, davantage baisser les dépenses publiques. Nous savons que l’économie française, à l’heure actuelle, va accroître en 1998 entre 2,2-2,3 %, ce qui est insuffisant. La preuve a été apportée par d’autres pays que la réduction des dépenses publiques, c’est ça qui crée la croissance, c’est ça qui crée l’emploi. C’est la raison pour laquelle, ce n’est pas de l’idéologie, au contraire, c’est dire : nous savons à l’heure actuelle la recette qui permet de retrouver le plein emploi.
Europe 1 : C’est-à-dire que, pour les années 2000, votre modèle reste anglo-saxon ?
Denis Kessler : Pas du tout. Tous les autres pays s’engagent dans cette voie. Prenons la Hollande, par exemple. Les Pays-Bas se sont engagés dans un vigoureux effort de maîtrise de la dépense publique : ils ont trouvé quoi ? Le taux de chômage en Hollande est deux fois inférieur au nôtre. Il faut absolument que, d’ici 2005, le budget de l’État soit excédentaire, c’est-à-dire que l’État, maîtrise davantage sa dépense, de façon à pouvoir laisser aux Français les ressources dont ils ont besoin.
Europe 1 : La droite, si elle revient au pouvoir le fera peut-être. En tout cas, la gauche, est-ce qu’elle n’est pas en bonne voie, ou sur la bonne voie ?
Denis Kessler : Je dis bien : il y a un point d’inflexion salutaire.
Europe 1 : À travers vous, le Medef demande que soit allégée la fonction publique. Messieurs Jospin et Strauss-Kahn décident que le nombre des fonctionnaires sera stable en 2000. Est-ce que votre rengaine est en partie entendue cette fois ?
Denis Kessler : Oui, mais ce n’est qu’un petit début, là encore. Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, nous avons un des taux de fonctionnarisation, c’est-à-dire le nombre de fonctionnaires par 100 ou par 1 000 habitants, un des plus élevés de la Communauté, de nos partenaires. Il faut, là aussi, gérer avec beaucoup, beaucoup de rigueur, l’évolution des effectifs de fonctionnaires. Encore une fois, pour laisser des ressources aux ménages français, c’est ça notre priorité ; c’est de faire revivre…
Europe 1 : Vous êtes en train de parler comme la Banque centrale européenne de Francfort, non ?
Denis Kessler : Non, il faut revivifier, je dis bien, le secteur dynamique de l’économie concurrentielle et, pour ça, il faut être très, très rigoureux. À chaque fois, par exemple, qu’un fonctionnaire part à la retraite, il ne faut pas le remplacer. Alors est-ce que cela a été fait jusque dans les années passées ? Là aussi, nous espérons une nouvelle politique de la fonction publique. J’ajoute qu’il faudra sans doute intervenir dans le statut même de la fonction publique. Il faut intervenir aussi dans les régimes de retraite des fonctionnaires. Bref, beaucoup, beaucoup de travail devant nous.
Europe 1 : Oui, mais ça, vous pouvez le dire parce que vous êtes dans l’opposition.
Denis Kessler : Je ne suis pas du tout dans l’opposition, non ! Notre discours…
Europe 1 : Parce que vous n’êtes pas le pouvoir, dans le pouvoir, vous n’êtes pas confronté aux réalités de la société et du pouvoir.
Denis Kessler : Mais si ! nous sommes confrontés à la réalité de la société. Mais si ! ces problèmes-là sont les nôtres. Il ne faut pas croire que les problèmes de l’État ou les problèmes du pays sont simplement ceux des personnes qui nous gouvernent. C’est le problème de tous les Français.
Europe 1 : L’opposition, elle, est en ce moment prise par la préparation des élections européennes. Est-ce que, dans les programmes, vous découvrez des solutions ou des perspectives ? Et quand, par exemple, vous entendez répéter, l’Europe, l’Europe, il la faut fédérale ou pas, président élu ou pas, ce qu’on entend entre François Bayrou, Nicolas Sarkozy, etc. vous pensez que ce sont, là, pour l’avenir, les clés du salut ?
Denis Kessler : Les vraies clés du salut pour nous, c’est que l’Europe soit résolument une zone économique dans laquelle les entreprises sont mises au premier plan, dans tous les pays. Il faut que cette zone soit une grande zone compétitive, c’est-à-dire que les entreprises aiment s’y installer, que les entreprises puissent y prospérer, que les entreprises puissent créer des richesses, puissent embaucher. Donc c’est ça, la vraie question de l’Europe.
Europe 1 : Est-ce que le vrai débat, qui est en train de se faire au niveau européen, vous semble correspondre aux réalités pour les élections européennes ?
Denis Kessler : Écoutez ! Moi, je considère pour ma part que le débat, par exemple, sur le fédéralisme est posé dans des termes absolument abstraits pour les Français. L’essentiel des ressources, à l’heure actuelle, du budget de l’État sont dépensées au niveau des États et pas au niveau de l’Europe. Je crois que, pour le moment, la vraie priorité, c’est que l’Europe devienne l’Europe de la croissance et du plein emploi.
Europe 1 : Le capitalisme français est en train de changer. Un des exemples, c’est la bataille que se livrent, je le dis vite, la BNP face à la Société générale et à Paribas. Vous êtes membre du conseil de la Paribas et vous avez voté contre le projet de la BNP. C’est-à-dire que vous croyez aujourd’hui qu’à deux, on est plus fort qu’à trois ?
Denis Kessler : Non, j’ai voté pour le projet Société générale-Paribas. Je l’avais fait au mois de février. Je l’ai refait. Je suis solidaire des décisions des conseils d’administration. Les conseils d’administration se sont maintenant prononcés. Eh bien, ce sont aux actionnaires, à partir de deux projets industriels de le faire. Je pense que la concentration est nécessaire lorsque l’on élargit les marchés. C’est vrai dans la banque ; c’est vrai dans l’assurance ; cela sera vrai dans les autres secteurs. Maintenant, les formes de cette concentration, eh bien, il y a plusieurs projets alternatifs. Ce sont aux actionnaires de se faire une intime conviction.
Europe 1 : Est-ce qu’il n’y a pas des anomalies, ou quelques anomalies dans le capitalisme français tel qu’il est ? Dans cet affrontement, par exemple, on constate que tel ou tel même homme ou mêmes hommes peuvent siéger dans deux conseils opposés. Est-ce que c’est normal ? Est-ce que c’est sain ? Vous qui donnez souvent des conseils à la gauche, est-ce que vous ne pouvez pas en donner lorsqu’il s’agit de l’évolution du capitalisme ?
Denis Kessler : Nous avons souhaité que soient précisées les règles. Dans notre jargon, cela s’appelle « le corporate governement », c’est-à-dire les règles qui s’appliquent au gouvernement d’entreprise, vous voyez, de façon à faire en sorte que les entreprises soient administrées avec davantage de transparence et autres. Parmi ces règles-là, je crois que chaque entreprise peut se donner ses propres règles, qu’elles affichent, en ce qui concerne les choix des administrateurs, leur statut d’indépendance, qui concerne les participations…
Europe 1 : On peut éviter, on doit éviter ou pas ?
Denis Kessler : On peut éviter, pour davantage de transparence, de faire en sorte qu’effectivement les administrateurs soient présents dans trop de conseils. D’ailleurs, nous avons souhaité, au niveau du Medef, que les administrateurs limitent le nombre de conseils où ils sont présents.
Europe 1 : Le cheval de bataille du Medef, c’est la réforme des retraites. Avant la remise à Lionel Jospin du rapport de Jean-Michel Charpin et sa publication à la fin du mois, le Medef pousse des hauts cris et propose des réformes. Est-ce que c’est à ce point urgent ? Est-ce que vous pensez que la solution d’allonger à 45 ans la durée des cotisations pour une retraite à taux plein, c’est ce qu’il faut faire, alors que cela a déjà provoqué un tollé, en tout cas chez les syndicats ?
Denis Kessler : Il faudrait savoir qui pousse des hauts cris. Ce n’est pas le Medef qui pousse des hauts cris. Ce sont des organisations syndicales, pour ne pas les citer, notamment la CGT et FO. Alors, ce que nous disons est très clair : il faut faire trois choses en matière de retraite. Un : il faudra allonger la durée des cotisations. C’est fait dans tous les autres pays : c’est déjà le cas au Danemark ; c’est déjà le cas en Allemagne ; c’est déjà le cas en Belgique ; c’est déjà le cas au Royaume-Uni. Il faudra, deux, égaliser la situation entre les fonctionnaires ou les salariés du secteur public et ceux du secteur privé. C’est une règle d’égalité que tous les Français peuvent comprendre très facilement. Et trois, il faut encourager les Français à faire un effort d’épargne supplémentaire, au travers de ce qu’on appelle les fonds de pension pour qu’ils préparent leur avenir. C’est simple, c’est lisible et cela permettra d’éviter l’alourdissement du prélèvement obligatoire. Vous voyez, on est cohérents.
Europe 1 : Vous maniez l’explosif social, là. Vous êtes des « pousse au crime social ».
Denis Kessler : Pas du tout. Tous les autres pays se sont engagés dans cette voie. Je trouve que, la grandeur d’un pays, c’est sa capacité à préparer les échéances à venir. Ce n’est pas de notre faute si nous allons vivre dix ans de plus dans les quarante prochaines années. L’espérance de vie s’accroît de dix ans supplémentaires. Ce n’est pas de notre faute si le nombre, la taille des jeunes générations est plus faible que celle des précédentes. Nous entrons dans une phase de vieillissement, je trouve encore une fois que c’est de notre responsabilité que de dire : voilà comment s’adapter.
Europe 1 : Autrement dit, madame Notat n’a pas très bien compris parce qu’elle traite vos propositions d’inconséquentes et de provocantes. Est-ce que cela veut dire que, désormais, vous demanderez aux chefs d’entreprise qui dépendent du Medef et qui envoient au chômage et en préretraite des salariés à partir de 55 ans ? Vous leur direz : ne le faites pas parce que sinon vous êtes en contradiction avec nous ?
Denis Kessler : Vous avez tout à fait raison. Nous disons, à l’heure actuelle, à tous les chefs d’entreprise : préparez l’avenir ; faites-en sorte que les salariés âgés puissent rester dans l’entreprise, peut-être en aménageant leur carrière, en aménageant leur poste. C’est ça, ce grand renversement. Il faudra que demain l’entreprise accueille le salarié âgé.