Articles et interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, dans "L'Express", "Le Nouvel Observateur" et à RTL, les 3, 10 et 21 juillet 1997, sur les conséquences géopolitiques de l'élargissement de l'OTAN , le libéralisme, les mesures du gouvernement Jospin, notamment l'impôt sur les bénéfices, la nécessité des privatisations.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Parution du livre de MM. Alain Gérard et Claude Neuschwander chez Syros, "Le Libéralisme contre la démocratie" en juillet 1997

Média : Emission Forum RMC L'Express - Emission L'Invité de RTL - L'Express - Le Nouvel Observateur - RTL

Texte intégral

L’EXPRESS : 3 juillet 1997

Ce qu’il ne faut pas faire

Pardon, amis lecteur, d’y revenir. Mais il est stupéfiant qu’un projet si lourd de dangers pour l’avenir fasse l’objet de si peu de débats. Il est encore temps de réfléchir. Dans quelques jours, les 8 et 9 juillet, se tiendra à Madrid le sommet des chefs d’État et de gouvernement des pays membres de l’Otan. L’objet principal de cette réunion est le lancement de la procédure d’élargissement à la Pologne, à la République tchèque et à la Hongrie. Cela pose de redoutables problèmes. Je voudrais en évoquer quatre.

Premier problème, la Russie. Une grande puissance isolée risque toujours de provoquer de l’instabilité chez les autres. Nous avons eu la bonne surprise de constater que « l’acte fondateur », signé le 27 mai entre l’Otan et la Russie, était un peu plus précis qu’on pouvait l’imaginer. Je reste persuadé cependant que, faute de ratification par les Parlements nationaux – donc s’il était limité à un simple accord non légalement contraignant entre gouvernements – et faute d’installer vraiment la relation Otan-Russie au cœur de l’architecture de sécurité mondiale, cet accord ne suffira pas à rassurer pleinement la Russie, ses élites et son peuple. Comme il n’y a plus de pacte de Varsovie, il ne devrait plus y avoir de Yalta, de frontière de l’Est, ni d’organisation stratégique construite autour de la méfiance à l’égard de la Russie. Faute de quoi on encouragerait dans cette grande nation les forces nationalistes et militaristes, et les réflexes xénophobes de l’opinion. Et, d’ailleurs, la sécurité des pays d’Europe centrale et orientale est toute entière liée à la stabilisation des relations entre la Russie et l’Occident. N’est-il pas encore temps de mettre des conditions à l’élargissement, de parfaire les conditions de sécurité, notamment à travers l’OSCE, voire de soumettre à ratification la création des organes conjoints définis par l’acte fondateur ?

Deuxième problème : les limites de l’élargissement, et spécifiquement la Roumanie. Les relations entre la Roumanie et la Hongrie ont été exécrables pendant un bon millénaire. Pour la première fois dans l’Histoire, un pacte d’amitié existe entre les deux pays, les deux gouvernements mettent un soin extrême à son application extensive, et le ministre roumain des Minorités nationales est un Magyar. L’Europe centrale est une zone dangereuse. Tout peut y exploser très vite. C’est une irresponsabilité inquiétante que de récréer une distance entre ces deux pays, d’infliger à la Roumanie une vexation inutile qui ne peut que réveiller jalousies et rancœurs. L’Europe devrait formuler là, par prudence, une exigence qui, conduisant à prendre son temps, permettrait aussi de traiter mieux la question russe.

Troisième problème : pourquoi ne pas saisir cette occasion d’entamer les conversations sur le désarmement nucléaire général ? C’est sans doute le moyen de stabiliser complètement la Russie, c’est une condition majeure de la lutte contre la prolifération, c’est une reconnaissance de ce que les conflits de l’avenir ne seront probablement pas des guerres frontales entre grandes nations, mais des conflits régionaux à connotation ethnique, linguistique ou religieuse. Car l’Otan n’a plus de cible ni doctrine stratégique qui justifie l’arme nucléaire. Elle a d’ailleurs montré qu’elle le savait en acceptant la prolongation indéfinie du traité de non-prolifération, l’arrêt complet des essais et la signature du traité Start 2 de réduction des armements nucléaires. Les États-Unis ont même fait savoir que, dès la ratification par la Douma de Start 2, ils étaient prêts à négocier une nouvelle étape, dite « Start 3 ». Mais, précisément, la Douma va probablement refuser de ratifier Start 2 si l’élargissement se fait dans les conditions actuellement prévues. C’est la porte ouverte à la prolifération.

Quatrième problème : seuls les Européens, mais à condition de le faire tous ensemble, peuvent aider progressivement les Américains à effectuer leurs propres choix. Ces derniers ne peuvent durablement tout commander dans l’Otan que s’ils acceptent non seulement de payer l’essentiel, mais surtout d’être engagés automatiquement dans les conflits où l’Europe ne pourrait éviter d’être concernée : Balkans, Méditerranée, Moyen-Orient ou Caucase. S’ils ne le veulent pas, ils ne pourront commander seuls. Formuler ce choix prendra du temps. Mais la France a tort de croire qu’elle peut avoir raison toute seule. Les autres Européens ont les mêmes intérêts. Comment leur en faire prendre conscience sans commencer à en parler ?


LE NOUVEL OBSERVATEUR : 10 juillet 1997

À propos d’un livre optimiste
La démocratie à réinventer

« Le libéralisme contre la démocratie » (1), d’Alain Girard et Claude Neuschwander, est un livre optimiste. Cela se devine dès le sous-titre : « Le temps des citoyens ». L’idée de départ est connue : le marché ne connaît que la loi du plus fort, le libéralisme limite et ampute la capacité de l’État à corriger les injustices et à remédier aux souffrances. Ce qui est menacé dans tout cela n’est rien moins de loin que la démocratie.

Ce diagnostic inquiétant est présenté, organisé, structuré, et appuyé sur un appareil de faits et de chiffres bien choisis et convaincants. Ensuite et surtout c’est la seconde partie, « Choisir l’avenir », qui est inhabituellement dense et concrète. Devant la crise actuelle du travail, l’idée montre un peu partout que les emplois de l’avenir seront de plus en plus des emplois de services, notamment de services de proximité. Et que les activités marchandes non lucratives, et davantage encore les activités non marchandes, devront jouer un rôle croissant.

Mais il faut savoir gré à Girard et Neuschwander, d’abord de consacrer près de la moitié de leur ouvrage à ces thèmes positifs et porteurs d’avenir, ensuite et surtout d’y mettre de l’ordre, conceptuellement s’entend.

L’enjeu est de corriger suffisamment le libéralisme pour en revenir à l’économie sociale de marché et pour la consolider. Seule l’Europe est un support à la taille de l’ambition. Après le fiasco d’Amsterdam, redonner du sens à la construction européenne est une urgence. La voie esquissée par nos auteurs est utile à cet égard, et tombe bien.

Mais la restructuration de la démocratie dans un tissu social largement restauré autour d’activités nouvelles se joue à la base et pas seulement au sommet. De là découle l’importance majeure de deux acteurs trop souvent oubliés : les collectivités territoriales et les entreprises d’économie sociale. Girard et Neuschwander analysent les potentialités dont elles sont porteuses et les terrains sur lesquels leur intervention est le plus pertinente. Cette partie est la plus novatrice de l’ouvrage. Non seulement elle clarifie et fixe les idées mais elle en apporte de nouvelles.

Ce livre constitue également un cadrage utile pour les militants de la société civile, un appel à de nouvelles mobilisations, et – sans qu’ils soient guères cités – un rappel aux partis politiques contemporains qu’il est de champs à ne pas trop oublier.


RTL : Lundi 21 juillet 1997

R. Arzt : Est-ce que les mesures de réduction des déficits, qui seront connues aujourd’hui, sont le premier vrai rendez-vous de L. Jospin avec les Français ?

M. Rocard : On peut le dire. Le premier vrai rendez-vous de L. Jospin avec les Français, c’était son installation et les toutes premières déclarations. Mais c’est un rendez-vous important.

R. Arzt : Tout cela commence par un audit. Beaucoup de Premiers ministres l’ont fait, aussi bien P. Mauroy, E. Balladur qu’A. Juppé. Vous-même ne l’aviez pas fait en 1988. Pourquoi ?

M. Rocard : Au fond, si L. Jospin avait su qu’au moment de la passation des pouvoirs, A. Juppé, de manière très inhabituelle, lui donnerait une note de quatre pages extrêmement détaillées où il y avait tout, il n’aurait pas annoncé à l’avance qu’il demanderait un audit. Mais il l’avait annoncé à l’avance : il a tenu parole. Je crois qu’il y a deux nécessités : la première, c’est d’être toujours très exactement informé, au maximum de précisions qu’on peut l’être, semaine après semaine, de l’évolution des finances publiques. Tout cela est lourd et grave. Comme il y avait quelques incertitudes, notamment sur les déficits sociaux, L. Jospin éprouvait ce besoin. Le second problème, c’est la continuité de l’État. Il est toujours dommage de donner l’impression qu’on n’a pas confiance dans les chiffres publiés du temps de l’autre. C’est un mauvais fonctionnement de la démocratie. J’en veux beaucoup à A. Juppé d’avoir laissé croire, et par exemple d’avoir créé cette situation, où lui-même a éprouvé le besoin de faire une note détaillée puisqu’il savait qu’il y avait de l’ambiguïté qui circulait sur les chiffres. Ce n’est pas très bon pour la démocratie, mais Lionel a eu raison. Donc, on a l’audit qui n’apporte pas beaucoup de surprises. Je ne l’avais pas demandé parce qu’il se trouve que mon métier se mettait davantage en connaissance du fonctionnement financier de l’État et que je savais très bien où on en était.

R. Arzt : La réduction de 30 milliards de déficit devrait reposer sur une augmentation de l’impôt sur les sociétés. Ne trouvez-vous pas que ce soit une base un peu étroite ?

M. Rocard : Non. Je trouve que le commentaire est un peu insuffisamment informé. Une économie marche bien quand les entreprises marchent bien. C’est notre conviction – je dis « notre » parce que je suis lié de suffisamment d’amitié et de confiance avec L. Jospin d’une part, avec D. Strauss-Kahn de l’autre, pour savoir que je peux décrire ici une matière de penser qui est la nôtre. Je ne laisserai personne oublier que quand je suis arrivé en fonction, j’ai trouvé un impôt sur les sociétés à 33 %. À ce moment-là, on avait complètement étouffé les entreprises. Mais depuis cette dizaine d’années, les bénéfices de l’activité économique ont augmenté de 10 % dans le partage du PIB. C’est un plus formidable. 10 %, cela fait 800 milliards de francs de mieux. De plus, depuis à peu près un an, le dollar se redresse beaucoup, si bien que toute l’économie française est en situation de meilleure compétitivité ; les marchés à l’exportation s’ouvrent ; il y a un mieux formidable. Dans ces conditions, il est logique de demander aux entreprises de participer un peu à un effort, ce qu’elles peuvent faire. En ce moment, les investissements en France sont autofinancés par les entreprises à plus de 100 %. C’est historiquement très rare.

R. Arzt : Est-ce que ça ne va pas empêcher les entreprises d’augmenter les salaires, ce qui bloquerait la relance de la consommation ? C’est un argument utilisé ce matin dans Le Figaro par J. Dray.

M. Rocard : Je comprends mal l’argument : ce qui empêcherait encore plus les entreprises de vendre, ce serait qu’on ampute les salaires et les revenus maintenant. Toute frappe sur les ménages, pour assainir la situation financière maintenant, diminuerait la consommation. On l’évite. Comme les entreprises sont actuellement, surtout les grandes, dans une situation absolument favorable par rapport à il y a dix ans, elles peuvent le faire. Elles ont un intérêt de plus : là, il s’agit de se mettre en situation pour n’avoir pas de difficultés pour faire la monnaie unique dans deux ans ; or, la monnaie unique serait un avantage considérable. Rien que par la suppression des opérations de change, des commissions qui leur sont liées, par la suppression de toute chance de spéculation sur les mouvements entre nos monnaies, on va se trouver avec 0,75 à 1 point de croissance supplémentaire.

R. Arzt : Les entreprises sont amenées à payer l’avantage qu’elles auront avec l’euro ?

M. Rocard : En partie seulement. Mais il est vrai qu’on demande de l’anticiper pour le rendre possible. C’est bien le moins. Mais surtout, l’évolution des dix dernières années montre que les entreprises le peuvent. Dans l’ensemble des agents français – l’État, les collectivités territoriales, les budgets sociaux, les entreprise, les ménages – il n’y a que les entreprises qui soient à l’aise en ce moment, parce que justement, la politique, notamment la nôtre – n’oubliez pas que j’ai aussi baissé de moitié les droits d’enregistrement sur les ventes de biens immobiliers liés au commerce et à l’activité économique ? a permis de redresser la situation globale des entreprises. Elles peuvent en rétrocéder un peu quand il y a une vraie difficulté nationale. Je trouve que c’est un bon choix. J’aurais fait le même.

R. Arzt :Le GAN et le CIC vont être privatisés ; pour le moment, pas Thomson Multimédia. Le Gouvernement a choisi de gérer cela au cas par cas. Qu’en dites-vous ?

M. Rocard : C’est la seule chose à faire. Chaque situation est particulière. Chaque entreprise a son marché, suscite un intérêt chez une catégorie particulière d’actionnaires, a une relation particulière avec la puissance publique. Tout cela exige le cas par cas. C’est bien la moindre des choses.

R. Arzt : Pour Air France, que faudra t-il faire ?

M. Rocard : Le cas Air France est probablement le plus urgent. Contrairement à ce que chacun croit, sauf en partie le réseau intérieur, Air France est en situation de concurrence mondiale dramatique. Le problème le plus urgent d’Air France, c’est de nouer de fortes alliances avec des compagnies suffisamment puissantes. Il ne faut pas oublier que Delta Airlines ou United Airlines sont grosses chacune trois fois comme Air France, que British Airways est grosse comme deux fois et demi Air France. Air France est petite. Par conséquent, il faut vite trouver des alliances européennes qui permettent de résister. Ce monde est sauvage ! Mais cela ne peut se faire que si Air France est sur le marché. D’autre part, comme Air France a des pilotes qui sont parmi les mieux payés du monde, il est clair qu’il faut ramener leur situation salariale à un niveau compétitif, mais il est clair aussi que les pilotes ne pourront pas l’accepter sans une compensation. La compensation, ce serait potentiellement des actions, parce que cela donnerait des dividendes sur les bénéfices. C’est le dossier le plus urgent de tous ceux que le Gouvernement a sur le dos.

R. Arzt : L. Jospin pratiquera t-il une politique réaliste de gauche ?

M. Rocard : Il en a toujours eu l’intention. L’expression « réaliste de gauche » est d’ailleurs le mot sous lequel il avait lui-même placé son programme.

R. Arzt : La politique économique sera-t-elle très différente de celle d’A. Juppé ?

M. Rocard : Vous avez toujours besoin, vous, journalistes, de flamboyant, de spectaculaire alors que nous sommes dans l’arboriculture, alors que les marges de liberté qu’on se fait sont toutes petites au départ, mais produisent des résultats si on gère bien et de manière continue. Il ne faut jamais s’emballer. Mais il est vrai que les choix socialistes seront toujours de privilégier la demande, ce que leurs chefs d’entreprise peuvent comprendre d’ailleurs.

R. Arzt : La cohabitation sera-t-elle un élément de complication pour L. Jospin ?

M. Rocard : Sur le plan économique, social ou financier, je ne pense pas. D’une certaine façon, je ne sais plus qui a fait cette plaisanterie, mais je crois qu’elle est assez vraie : le discours de campagne électorale du candidat J. Chirac à la présidence de la République soulignait tellement la gravité de la fracture sociale et son effort pour la diminuer, que la seule réponse possible était qu’il ait sous son autorité un gouvernement de gauche pour le faire. Substantiellement et électoralement, la droite ne peut pas le faire. Je ne vois pas de drame.

R. Arzt : Croyez-vous vraiment à une amélioration de la croissance ?

M. Rocard : On a nos chances.