Texte intégral
Q - En dehors du fait d'avoir pris acte du vote des Français sur Maastricht, y a-t-il eu évolution de votre vision sur l'Europe ?
François Mitterrand a voté en 1958 contre les institutions de la Ve République : peut-on dire qu'il a évolué parce qu'en 1981 il s'est fait élire président de la République dans le cadre institutionnel contre lequel il s'était prononcé, mais que le peuple français avait ratifié ? Quand le peuple s'est exprimé, on prend acte de sa décision, cela s'appelle la démocratie ! Si je suis candidat, c'est aussi pour défendre cette conception-là de la démocratie. Ça n'empêche pas de rester fidèle à ses convictions. Ainsi suis-je toujours défavorable à un super État fédéral et à une Europe où la démocratie est encore aux abonnés absents.
Q - La « crise » européenne, avec la démission en bloc de la Commission, est-elle à vos yeux un « choc salutaire » ?
C'est possible mais attendons de voir ! Pour moi, c'est un système qui a été condamné. La Commission a eu les yeux plus gros que le ventre : elle a voulu trop étendre son champ de compétence et s'est noyée dans un luxe de détails qui lui a fait perdre la maîtrise de la situation. La question centrale reste celle-ci : veut-on à toute force transposer en Europe le modèle du système fédéral américain ? Ou bien veut-on construire quelque chose d'original ? Pour ma part je ne veux pas transformer la Commission en gouvernement. La Commission est à la fois une force de proposition et de synthèse pour harmoniser les positions des États, et en même temps d'animation et de contrôle quant à la mise en oeuvre des propositions par ces États. C'est tout, et ça n'est déjà pas mal !
Q - Vous dîtes aller à Strasbourg pour « défendre les intérêts de la France », mais si tous les leaders nationaux des quinze pays de l'Union en font autant, qui défendra les intérêts communs de l'Europe ?
L'Europe est une chose trop importante pour que les leaders nationaux ne s'y impliquent pas. Il faut des leaders nationaux à Strasbourg. Mais nous sommes encore dans une phase où la construction européenne passe par l'arbitrage des vues des uns et des autres, et non par une vision ou une idéologie commune que nous n'aurions plus qu'à servir. Je constate d'ailleurs, et ce depuis longtemps, que nous, Français, nous avons souvent tendance à défendre les intérêts de l'Europe pendant que les autres défendent leurs intérêts nationaux. Alors je dis que nos vues françaises doivent aussi être défendues le plus efficacement possible.
Q - Certains de vos amis, au RPR, ne sont-ils pas tentés de vous demander : un pays qui n'a plus le contrôle de sa monnaie ni de ses frontières, est-ce encore une nation ?
Oui, selon toute vraisemblance. Les nations sont des réalités, et même des nécessités. L'Europe ne peut pas être, notamment dans le domaine de la culture, le pastiche des États-Unis, avec une langue commune, un système identique d'éducation, etc. L'originalité, la force et le charme de l'Europe, c'est de préserver les diversités qui la constituent et font sa richesse. Le paradoxe de l'Europe est d'être une civilisation unique nourrie de cultures différentes.
Q - Est-ce que vous considérez que pour l'essentiel l'Europe est faite ou qu'au contraire l'essentiel reste à faire ?
L'essentiel reste à faire. Et l'essentiel se trouve dans une Europe qui pèse dans le monde, qui réussisse progressivement à parler d'une seule voix pour faire reconnaître ses valeurs, sa vision de l'homme et de la société, et qui fasse équilibre – sinon contre-poids – à la puissance américaine. Il ne s'agit pas là simplement d'un rapport de puissance à puissance, mais d'un mode d'organisation du monde différent. Cela dit, il faut reconnaître que nous avons, nous Européens, un péché originel : nos guerres fratricides ont justifié des interventions extérieures pour mettre de l'ordre. Hélas ! Nous ne sommes pas encore sortis de cette situation de nanisme politique. Aujourd'hui, nous ne disposons toujours pas, pour prévenir et régler nos conflits, de structures européennes adaptées. Nous commençons seulement à amorcer une autre phase, avec une plus grande autonomie de la branche européenne de l'Otan.
Q - Justement, quelles leçons tirez-vous, pour l'Europe, de la guerre en Serbie et au Kosovo ?
Il fallait prendre la décision qu'a prise le président de la République. Il n'en demeure pas moins que le fait d'avoir recours à l'Otan nous interpelle. Il faudra qu'un jour l'Europe soit capable de prévenir et régler les conflits sur son propre sol, sans avoir besoin d'interventions extérieures.