Texte intégral
Cérémonies en hommage à Jean Moulin
Mardi 17 juin 1997 à la Taye
Monsieur le Premier ministre, (Pierre Messmer) Monsieur le président du Conseil économique et social, Monsieur le grand chancelier de la Légion d’honneur, Madame et messieurs les parlementaires, Monsieur le préfet,
Permettez-moi d’abord d’adresser mes remerciements et mes félicitations à monsieur le préfet, à monsieur le président du conseil général et à monsieur le président de l’office départemental HLM, pour l’initiative qu’ils ont prise, d’honorer la mémoire de Jean Moulin.
Cette plaque dévoilée, c’est une page de l’histoire de notre pays écrite en ce lieu désormais rendu à la mémoire. Le passant venu se recueillir ici s’interrogera.
Pourquoi, dans les dernières heures d’une journée de juin 1940, ce paisible hameau d’Eure-et-Loir, que rien ne semble prédisposer à ce sort, devient-il soudainement le lieu où se joue l’honneur de la France ? Pourquoi la pénombre de ce modeste cabanon devient-elle, quelques heures durant, l’espace où un homme, qui porte seul le poids immense de l’humiliation d’un peuple battu, d’une nation défaite, s’élève jusqu’au sublime ?
Inattendu, comme l’ennemi surgi de toutes parts en ces jours terribles d’invasion et d’exode, le sursaut d’honneur d’un peuple en déroute choisit seul le moment et le lieu de se produire. Mais l’action qui le rend possible à l’opposé de l’esprit de défaite qui anime hélas le plus grand nombre, épouse chez Jean Moulin les formes les plus achevées de la grandeur.
C’est ici, à La Taye qu’il y a cinquante-sept ans, au soir d’un jour comme celui-là, se croisent soudainement l’histoire tragique de notre pays et la destinée de l’un de ses fils les plus braves.
Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loir ! A l’invocation de son seul nom, paraît répondre, comme un écho, le sens le plus élevé de l’abnégation. Son nom réveille à la mémoire nationale, celui de tous ses collègues au courage aussi trempé, mais injustement abandonnés à l’oubli. L’honneur du corps préfectoral est porté par ces hommes dont le sens des responsabilités et l’idée qu’ils se firent de leur mission doivent être un exemple vivant pour tous les préfets et les sous-préfets de France. Comme un seul homme, ils se relèvent de l’ombre : Emile Bollaert, qui refuse le serment au Maréchal et qui subit le martyre de la déportation.
Jean Moulin est le plus jeune d’entre eux. Brièvement préfet de l’Aveyron, puis d’Eure-et-Loir à partir du 21 février 1939, ses qualités personnelles et professionnelles, avant les sombres journées de juin 1940, sont déjà éprouvées. Il les a mises au service d’une vision généreuse, affirmée avec force, dans un discours prononcé le 8 mai 1939 : « Si j’entends servir sans faiblesse un idéal qui m’est cher, explique-t-il devant l’Assemblée Départementale, je puis vous donner l’assurance que mon administration s’efforcera en toute occasion de demeurer équitable et éloignée de tout sectarisme. Si elle devait un jour fléchir la rigueur de ses règlements, je voudrais que ce fut uniquement en faveur de deux qui peinent et de ceux qui souffrent ». Nul doute qu’il eût aimé savoir que le bâtiment jouxtant ce lieu serait transformé en logement social, et que son occupant en serait le gardien.
Avec le recul des années, le regard porté sur cette vie, apparue à l’aube de notre siècle, laisse une étonnante impression de constance et d’unité. Tout semble concourir à la grandeur qu’il révèle dans l’évènement que nous commémorons.
En 1917, alors qu’il était tout jeune étudiant en droit, le vide laissé dans l’administration par la mobilisation attise sa vocation. Il entend déjà, lorsqu’il entre à dix-huit ans, comme attaché au cabinet du préfet de l’Hérault, l’appel du service public. Envoyé à son tour sur le front des Vosges en avril 1918, il mesure pleinement, une vingtaine d’années plus tard, ce que signifie sa demande répétée de mobilisation. Elle lui est refusée. Son ministre Sarraut, bien avisé, sait le bénéfice qu’en ce temps de trouble, le pays peut retirer du maintien en poste d’un préfet dont le dévouement, l’intelligence et le tact ont justifié la rapide et brillante carrière.
C’est donc préfet à Chartres qu’il demeure, organisateur infatigable du ravitaillement dans le tourbillon infernal des convois civils et militaires affolés par les bombardements des avions en piqué et la rapidité de l’avance des unités allemandes. Préfet, il l’est encore, debout sous les couleurs françaises qui flottent sur la grille de la préfecture, pour s’affirmer seul responsable et exiger des officiers allemands arrivant à Chartres, le respect de la population civile.
Dans son ouvrage L’étrange défaite, écrit peu après le désastre militaire, le grand historien Marc Bloch, lui-même fusillé par les nazis en 1944, nous montre ce dont la France a trop manqué : « Etre un vrai chef, c’est insuffler aux autres cette confiance que nul ne peut donner s’il ne la possède lui-même ; c’est refuser, jusqu’au bout, de désespérer de son propre génie, c’est accepter enfin, pour ceux que l’on commande, en même temps que pour soi, plutôt que l’inutile honte, le sacrifice fécond ». En filigrane, Jean Moulin apparaît. Il est tout cela, comme si son appel insistant à ne pas fuir, ses messages d’espoir à l’adresse de la population, son énergie infaillible à répondre aux besoins de tous, annonçaient sa force dans le sacrifice.
Le 16 juin 1940, l’avant-garde de la 8e division d’infanterie allemande, arrivée la veille à Ablis, débouche dans la plaine de Beauce. Un dur combat s’est engagé immédiatement à l’ouest de Chartres entre la 1re division allemande de cavalerie et la 8e division légère d’infanterie coloniale qui sera dispersée et en partie massacrée.
17 juin 1940, les Allemands entrent dans Chartres. La tragédie approche inexorablement. Jean Moulin ne peut encore deviner tout ce que l’honneur du pays qu’il sert avec tant de cœur s’apprête à exiger de lui. Quoiqu’il arrive, il sait bien qu’il ne devra et ne pourra désormais compter que sur lui-même. Le Gouvernement est muet, depuis qu’il a transmis l’ordre de repli des « affectés spéciaux » dont il fait partie. La tâche est immense. Pourtant les institutions vacillent, les lois sont ignorées et les services publics défaillants, les moyens humains et matériels manquent. Face à l’ennemi arrogant et voyant ses citoyens apeurés, l’homme, réduit à ses propres forces, ne tient plus sa légitimité de préfet que de l’honneur qu’il met à assumer sa fonction.
Ainsi, lorsqu’à 18 heures, deux officiers allemands se présentent à la préfecture et invoquent l’urgence, il les fait attendre. C’est en uniforme qu’il entend les recevoir. A l’occupant, il ne consent à s’adresser qu’en représentant de l’État.
Bientôt, lui est soumis l’odieux « protocole », inspiré par l’obsession raciste, rejetant la responsabilité d’atrocités commises à l’encontre de femmes et d’enfants, sur les unités noires de l’armée française qui tant de fois ont donné leur sang pour notre patrie et notamment sur cette terre de Beauce en 1870 ou à nouveau pendant la Grande Guerre, et auxquelles il faut rendre l’hommage qu’elles méritent. Sans doute faut-il voir dans cette obstination de l’occupant la volonté d’effacer ou de couvrir ses propres massacres de soldats français d’origine africaine, dont on sait qu’ils furent plusieurs centaines à être abattus sauvagement par l’avant-garde de la Wehrmacht. Jean Moulin réalise aussitôt le drame qui se prépare. S’il signe le document, il admet l’opprobre et la calomnie jetées sur notre armée. S’il s’y refuse, il s’expose à des représailles dont ils pressent l’extrême dureté.
Non, il ne signe pas. Tour à tour, il subit injures, humiliations, bousculades, menaces d’exécution et coups de crosse. Rien n’y fait. Il serait si facile pour ce haut fonctionnaire de consentir à l’ennemi une simple signature, lui qui chaque jour appose la sienne sur de nombreux documents, courriers, ou décisions administratives de toute nature. Ne s’appuyant que sur lui-même et sa conscience, il s’y refuse. Il sait que sa signature est celle de l’Etat ; il sait que c’est la signature de la France. Les Allemands le savent aussi. Les armes de notre pays sont vaincues. Ils veulent maintenant défaire son âme.
Plusieurs heures durant, le préfet oppose l’argumentation à l’affirmation, la raison à la barbarie, la perspicacité à la sottise, la bravoure à la lâcheté, la dignité à l’infamie.
Soudain, le hameau de La Taye prend sa singulière et imprévisible importance. Résistant jusqu’aux limites de ses forces, Jean Moulin trouve encore l’audace d’exiger des preuves. Elles seraient donc là, les prétendues preuves, dans ce village de Beauce.
Précipité dans une voiture, Jean Moulin est maintenu dans l’ignorance des desseins de ses bourreaux. Douze kilomètres le séparent de La Taye. Malgré le réveil de ses douleurs à chaque soubresaut du véhicule qui file à bonne allure, il sent monter en lui comme une joie de voir la lumière du jour et de respirer l’air des champs. Il sait écarter l’inquiétude et vivre l’instant. Plus tard, il prouvera que son amour de la vie n’a été égalé que par la dignité qu’il a mise dans son acceptation de la mort.
Le voilà, dans cette cour, devant neuf cadavres méconnaissables, informes, qui lui sont désignés comme les supposées preuves des forfaits de tirailleurs sénégalais. Lorsqu’il ose objecter qu’il s’agit de victimes de bombardements, criblées de ferraille, les brutalités reprennent de plus belle. Le sommet de l’horreur n’est pourtant pas atteint. Jean Moulin est violemment poussé dans le cabanon obscur, sur les restes d’un cadavre humain atrocement dépecé dont le contact, dira-t-il, le glace jusqu’aux os.
Ici même, dans ce si modeste édifice, se sont affrontés jusqu’à l’extrême, le meilleur et le pire dont l’âme humaine est capable.
Enfin au crépuscule, libéré de cette geôle sordide, Jean Moulin, encore brutalisé, trouve en lui la force de s’opposer, une nouvelle fois, à la volonté de ses tortionnaires. Non, il ne signe pas.
Ramené à Chartres et toujours détenu, on lui promet que le lendemain, il signera. La tragédie s’approche du dénouement. De peur que ses forces ne l’abandonnent, il décide de mettre fin à ses jours. Des débris de verre jonchant le sol lui en fournissent le moyen. La vie s’obstine, le miracle se produit… cette fois.
Pour un seul homme, tout paraîtrait accompli en cette action d’éclat. Pour Jean Moulin, le temps de la gloire est encore devant lui. La décision du gouvernement de Vichy de la révoquer le 2 novembre 1940, lui en donne le moyen.
Cette nuit terrible du 17 au 18 juin 1940, a marqué à jamais le cœur de Jean Moulin, lui qui incarne si fort ce moment où notre nation, dépouillée et bafouée, et qui paraissait définitivement perdue, a déjà commencé de relever la tête, de se dresser face à l’abomination nazie, de se reconstruire sur les valeurs fondatrices de la République.
En effet, le visage du Moulin de 1943, admirablement évoqué par Malraux dans son discours du Panthéon, n’était pas différent du visage du Moulin de 1940. Meurtri, tuméfié, profondément entaillé, mais surmontant l’uniforme du préfet que son sang recouvrait d’honneur, ce visage, en ce temps déjà, c’était celui de la France, la France à laquelle, de Londres, à l’aube de ce 18 juin, le Général de Gaulle en appelait et qui allait ouvrir la grande épopée de la Résistance.
Si cette évocation est aujourd’hui si utile, si nécessaire, c’est qu’elle contrecarre heureusement quelques esprits malins, pour qui l’héroïsme français est insupportable, qui n’admettent pas qu’on puisse aller au bout de son courage pour défendre une certaine idée de la République, à qui fait horreur l’idéal de la nation. Reniant la démocratie avec la nation, confondue avec le nationalisme, convaincus qu’ils sont que la France n’aurait plus vocation qu’à se soumettre pour enfin prendre congé de l’Histoire, ils n’hésitent pas à réviser la sienne, à en construire une version néo-vichyssoise, pour en éliminer les plus beaux exemples de dignité sauvegardée.
Jean Moulin fut l’un de ces exemples. C’est pourquoi l’on a tenté de salir sa mémoire. Les époux Aubrac en furent un autre. On a aussi, plus récemment, voulu le nier, à partir d’une relecture de l’Histoire qui fait à l’occasion la part belle au regard de l’occupant et tend insidieusement à réhabiliter l’idéologie de Vichy. Tous nous rappellent pourtant qu’il y eut en France, face à l’occupation, face au nazisme, contre des forces apparemment invincibles, des femmes et des hommes qui ne se sont pas résignés. Des femmes et des hommes profondément attachés aux valeurs de la République, pour qui la nation était le cadre indispensable de la démocratie, et qui ne concevaient pas l’exercice des libertés individuelles en dehors de la première des libertés collectives, la liberté de la nation, la souveraineté nationale.
Puisse le souvenir de Jean Moulin rester toujours vivant dans les esprits et dans les cœurs et son exemple inspirer notre jeunesse !