Texte intégral
Le Monde : Y a-t-il un inconfort à être ministre des Affaires étrangères en période de cohabitation ? Cette situation laisse-t-elle au gouvernement une marge d’initiative en politique étrangère ?
Hubert Védrine : En moins de trois mois, nous avons déjà participé à toute la gamme des sommets et donc traité beaucoup de sujets : il ne s’en est pas trouvé un seul sur lequel il ait été difficile de faire converger les vues du président de la République et du Gouvernement. C’est vrai sur le fond comme dans les méthodes de travail. Si nous rencontrons un problème un jour, nous le traiterons ! Quant aux capacités d’initiative de la France, je peux vous rassurer : elles restent les mêmes qu’avant, on l’a vu à Amsterdam et on le verra chaque fois que ce sera nécessaire. Je me suis mis au travail avec mes homologues Klaus Kinkel, Robin Cook, Madeleine Albright, et avec bien d’autres. Je me rends dans quelques jours à Moscou pour préparer les prochains voyages en Russie du président et du Premier ministre. Le secrétaire d’État à la coopération et moi-même accompagnerons, en novembre, le président de la République au sommet de la francophonie à Hanoï. Comme vous le voyez, les choses tournent.
Le Monde : Trouvez-vous la position de la France dans les relations internationales changée depuis que vous avez quitté les affaires en 1995 ?
Hubert Védrine : C’est le cas de l’Union européenne, plus lourde à quinze qu’à douze, ce qui nous impose d’innover. Mais la coupure essentielle, c’est celle des années 1989-1991, pendant lesquelles nous sommes passés du monde bipolaire au monde global. Pour y défendre nos intérêts et nos valeurs, il nous faut une diplomatie très dynamique – toujours plus dynamique ! -, mobile, à la fois très réactive et inventive, qui trouve des alliés et voie loin. Je prends un exemple concret : la France est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Celui-ci va devoir s’élargir, pour être représentatif du monde global. Notre influence pourrait s’en trouver relativisée si nous nous contentions de nous reposer sur nos lauriers et notre « rang ». Nous devons imaginer une formule qui assure notre influence de demain.
Le Monde : La France a donné le sentiment, ces derniers temps, d’être moins présente ou en perte d’influence sur plusieurs terrains extérieurs, comme l’Afrique ou la Bosnie. Comment l’expliquez-vous ?
Hubert Védrine : Prenons l’Afrique pour commencer. La globalisation fait que les diverses influences s’exercent partout dans le monde, y compris sur ce continent. Le jeu s’ouvre. Ainsi, la France acquiert au sud et à l’est de l’Afrique des possibilités nouvelles. Voyez sa position en Afrique du Sud, autrefois inexistante. Ce n’est pas parce que l’influence américaine s’exerce en Afrique comme partout ailleurs que l’influence française est en repli. Notre politique doit se concevoir à l’échelle du continent. Je me rendrai ainsi en octobre en Côte d’Ivoire, en Afrique du Sud et en Ethiopie.
L’adaptation aux nouvelles réalités de la politique africaine portera sur tous les volets. Ainsi le président de la République avait décidé, et ce Gouvernement en est d’accord, de resserrer le dispositif militaire en Afrique. Il s’agit de tirer les conséquences en Afrique de ce qu’on fait en France : passer d’un dispositif lourd, largement statique, à des forces moins nombreuses, plus mobiles. Ce n’est pas un repli. La France maintiendra en Afrique une présence militaire stabilisante et utile : actions de formation, soutien logistique à des forces africaines d’interposition. Cette évolution était souhaitée depuis longtemps ; il serait paradoxal que, quand elle se produit enfin, elle soit mal interprétée. C’est une modernisation de notre présence.
Le Monde : Cela coïncide, d’une part, avec un échec au Zaïre qui n’est pas passé inaperçu et, d’autre part, avec la volonté affichée de ne plus se mêler de certains conflits, comme au Congo. C’est cette accumulation qui amène à conclure que la France est en recul en Afrique…
Hubert Védrine : Échec au Zaïre ? Pour qui ? La France n’a jamais fait la pluie et le beau temps dans ce pays. Ce qui s’y est passé n’est un échec ni une victoire pour personne. La suite le montrera. Quant au Congo-Brazzaville, nous soutenons tous les efforts de médiation sans nous intégrer. Qui s’en plaindra ?
Le Monde : La France ne s’est-elle pas mise, dans la région, dans la situation de ne plus pouvoir être entendue par personne ? Pas même, par exemple, sur la question des réfugiés dans l’ex-Zaïre ?
Hubert Védrine : Il y a eu au Zaïre une dynamique qui a dépassé tout le monde, y compris ses acteurs et ses parrains, dont la façon dont Laurent-Désiré Kabila est arrivé au pouvoir comme dans le sort qu’on connut les réfugiés hutus dans l’Est. Voyons plutôt ce qui peut être fait à présent.
Le Monde : Le fait que les Américains entraînaient l’armée rwandaise qui aidait M. Kabila et massacrait des réfugiés est maintenant avéré…
Hubert Védrine : Ne raisonnons que sur des faits établis par des enquêtes incontestables qu’il faut mener. Et ne dressons pas de réquisitoires bâclés, pas plus à l’encontre des Américains que d’autres…
Plus largement, ce serait un grave contresens que de prétendre faire, à partir des évènements tragiques des dernières années dans cette région de l’Afrique des grands lacs, le bilan global de la politique française en Afrique depuis quarante ans. Cette politique doit évoluer parce que le monde bouge, que les Africains changent ; parce qu’une partie de ce continent ne relève plus seulement de la politique d’aide au développement mais d’une bonne insertion dans l’économie mondiale ; parce qu’aussi il y a en Afrique des acteurs politiques et diplomatiques de premier plan qui n’existaient pas avant, et avec lesquels nous coopérons.
Le Monde : Les intérêts économiques de la France ne sont-ils pas liés au maintien d’une politique plus traditionnelle de soutien à tel ou tel dirigeant ? La modernisation dont vous parlez ne risque-t-elle pas d’avoir un coût économique élevé ?
Hubert Védrine : Je ne le crois pas, au contraire, si c’est une évolution rationnelle, contrôlée, expliquée. Le Premier ministre veut une nouvelle politique africaine. Le président de la République également : il l’a redit mercredi aux ambassadeurs. C’est vrai sur le plan militaire, économique, culturel, humain, sur celui des visas. Les nouvelles générations africaines l’attendent.
Le Monde : M. Jospin, pendant la campagne électorale, avait critiqué le soutien de la France au régime algérien. Souhaitez-vous un changement de politique ?
Hubert Védrine : On ne peut pas parler de l’Algérie sans parler du Maghreb. Nous considérons, nous Français – et c’est notre spécificité par rapport à d’autres Européens – que nos voisins du Sud sont aussi importants que nos voisins de l’Est. C’est la raison pour laquelle je me suis déjà rendu à Alger, Rabat, Tunis. Depuis les déclarations auxquelles vous faites allusion, il y a eu un élément nouveau en Algérie : une assemblée multipartite.
Le Monde : Elle est issue d’élections non démocratiques…
Hubert Védrine : En tout cas, ce multipartisme parlementaire, qui n’avait jamais existé depuis 1962, est une réalité vivante. Je note ce fait, comme aussi les quelques libérations de personnalités intervenues. De toute façon, il appartient aux Algériens de trouver entre eux les solutions à leurs problèmes. C’est ce que pensent aussi les autres Européens, comme les Marocains ou les Tunisiens, tous soucieux de voir l’Algérie sortir de cette situation.
Le Monde : En Tunisie, avez-vous parlé des droits de l’homme ?
Hubert Védrine : Naturellement. Les Tunisiens que j’ai rencontrés reconnaissent les progrès à accomplir, mais soulignent la réalité du risque intégriste. Mais surtout, comme les Marocains, ils attendent de la France qu’elle inspire une politique de l’Union européenne qui conforte, comme c’est son intérêt, l’évolution politique et économique du Maghreb. Je m’emploierai à consolider nos relations avec ces trois pays proches, qui sont des alliés naturels et des amis. Tout cela dans le cadre général de notre politique méditerranéenne.
Le Monde : Au Proche-Orient, l’Europe est-elle impuissante ?
Hubert Védrine : Tout le monde semble l’être, malheureusement. Dennis Ross n’a pas obtenu beaucoup plus que M. Moratinos. Il n’y a pas lieu de se concurrencer. Mais tous ceux qui sont convaincus que seule la remise sur les rails du processus de paix – aujourd’hui en très grand danger – peut arrêter l’engrenage actuel et assurer à terme une sécurité stable, doivent réunir leurs forces. Pour ma part, j’ai l’intention de m’engager dans cette tâche, que ce soit à Paris, à l’Assemblée générale des Nations unies, ou sur place.
Le Monde : L’Europe est-elle en panne ?
Hubert Védrine : Premier chose : l’euro. Il se fera à la date prévue, dans les conditions prévues par le traité. Cela produira en Europe un choc, y compris dans des domaines non monétaires, et obligera à donner une vraie consistance à la coordination des politiques économiques dont le Gouvernement a fait réadmettre la nécessité à Amsterdam. Ce sera une première forme de relance de l’Europe. D’autre part, la position du président de la République et du gouvernement français est claire : les résultats d’Amsterdam sont insuffisants ; nous n’avons pas bâti l’Europe pendant quarante ans pour accepter qu’elle se dissolve dans un vaste magma, au détriment de ses membres actuels et futurs. Le prochain élargissement doit être précédé par une vraie réforme institutionnelle.
Le Monde : Les Allemands, sur ce sujet, ne sont-ils pas moins allants qu’en d’autres temps ?
Hubert Védrine : C’est vrai que l’Allemagne pense d’abord spontanément à l’élargissement et que le chancelier Kohl concentre aujourd’hui ses forces, à juste titre, sur ce qui est prioritaire, c'est-à-dire l’euro. Mais je suis confiant : la France et l’Allemagne sauront déterminer une position commune sur l’élargissement, les institutions, l’agenda 2000, comme à chaque grande occasion. La rencontre Kohl-Jospin aujourd’hui à Bonn est à cet égard une étape très importante.
Le Monde : M. Jospin a pourtant tardé à rendre la traditionnelle visite au chancelier Kohl…
Hubert Védrine : Les contacts du nouveau gouvernement avec Bonn ont été intenses dès le début. Le chancelier et le Premier ministre se sont vus tout de suite, à Poitiers, puis à Amsterdam où, sans casser les engagements monétaires, le Gouvernement a obtenu une déclaration complémentaire sur la croissance et l’emploi. De nombreux ministres français et allemands ont commencé à travailler ensemble.
Le chancelier et le Premier ministre ont recherché une première date possible après les vacances et avant septembre. Cela a été le 28 août.