Texte intégral
TF1 – Dimanche 7 septembre 1997
C. Chazal : La mort de la princesse Diana : vous avez été étonné par l’élan de ferveur, cet élan populaire en Grande-Bretagne et dans le monde ?
E. Balladur : La princesse Diana paraissait faite, si je puis dire, et prête pour toutes les réussites et pour tous les bonheurs. Elle a eu des années difficiles, et elle a eu une fin tragique. De surcroît, elle donnait l’image de quelqu’un de simple, de spontané, de direct, de chaleureux. Et elle répondait à cette aspiration au rêve que nourrissent tous les hommes dans un monde qui est beaucoup trop froid, technique et scientifique, jusques et y compris par un certain non-conformisme. Je pense que c’est tout ça qu’exprime l’émotion qu’a suscitée sa disparition brutale.
C. Chazal : Le départ de C. Blanc : le PDG d’Air France a eu raison de démissionner ?
E. Balladur : Je trouve ce départ très attristant. C’est moi qui avait nommé C. Blanc, président d’Air France, quand j’étais Premier ministre. Et il a parfaitement rempli, accompli ce qu’on pouvait attendre de lui : il a redressé Air France. Dans le même temps le Gouvernement avait donné à Air France une aide importante, sous condition – avait demandé l’Union européenne – qu’Air France soit privatisée.
C. Chazal : Cela n’était pas une condition formelle.
E. Balladur : C’était un engagement moral. Je peux en parler puisque cela s’est fait sous mon Gouvernement. Et donc, il y a une sorte de rupture d’engagement moral aujourd’hui. Alors je pense que cela manifeste deux choses. D’abord le danger de faire des promesses électorales – puisque les socialistes avaient promis de ne pas privatiser du tout – ils commencent à privatiser un tout petit peu : France Télécom, Air France, ils veulent la privatiser un peu.
C. Chazal : L’ouverture du capital, c’est une forme de privatisation.
E. Balladur : Oui. A condition de savoir qui a le pouvoir, finalement, au sein de ce capital. Et deuxièmement, cela prouve que nous devons, nous Français – et l’on retrouve là peut-être le thème de mon livre (« Caractère de la France », aux éditions Plon, ndlr) – évoluer et changer profondément. Dans le monde entier, les compagnies aériennes, les compagnies de chemin de fer, les compagnies de télécommunications sont privatisées par tous les gouvernements, de droite ou de gauche. C’est la concurrence. C’est ce qu’on appelle la mondialisation. Il n’est pas en notre pouvoir de nous y opposer. Je trouve très dommage, surtout très dangereux, pour la France, qu’elle reste en marge de ce grand mouvement qui empêche sa modernisation.
C. Chazal : Dans votre livre – pour résumer rapidement – vous expliquez que la France est différente des autres, et qu’elle a toujours été fière de cette différence – ce qui lui a fait faire des grandes choses, mais ce qui lui a aussi fait rater un certain nombre de réformes, et connaître des périodes de déclin ou de sursaut. Est-ce que vous diriez qu’aujourd’hui, la France décline où se relève ?
E. Balladur : Je dirais qu’aujourd’hui la France est dans une situation qu’on peut qualifier de croisée des chemins. Je reprends ce que je disais à l’instant : le monde s’unifie, il n’y a pas de pouvoir de l’empêcher. A l’époque d’Internet, de la télévision par satellite et autres, le monde est unique. Il n’y a plus de frontières. Les consommateurs français achètent ce qu’ils veulent ; ils achètent les voitures qu’ils veulent. C’est la mondialisation. Il faut être, pour préserver l’emploi, les meilleurs possibles, c’est d’être plus libres. Et je trouve que la France tarde à faire ce choix fondamental vers davantage de libertés, pour être, aussi dynamique que les autres et préserver l’emploi, les meilleurs possibles. La façon d’être les meilleurs possibles, c’est d’être plus libre. Et je trouve que la France tarde à faire ce choix fondamental vers davantage de libertés, pour être aussi dynamique que les autres et préserver l’emploi. L’exception française, cela peut-être une bonne et une mauvaise chose. Tout le monde a la fierté de la France, la fierté d’être Français, le désir que la France ne ressemble pas à tous les autres. Nous sommes tous comme cela. Mais aujourd’hui, si l’exception française – c’est le cas – cela veut dire plus de chômage chez nous qu’ailleurs, une jeunesse plus inquiète…
C. Chazal : Cela repart un peu : le moral des Français est meilleur.
E. Balladur : Écoutez, il y a quand même plus de chômage chez nous qu’ailleurs, et une jeunesse et des jeunes plus au chômage chez nous ailleurs. Si c’est cela, l’exception française, notre devoir est de régler le problème ; Et nous n’avons pas tellement d’années devant nous pour faire chez nous les réformes indispensables. Je vous donne un seul chiffre : en 20 ans, les États-Unis ont détruits 40 millions d’emplois, et ils en ont créés 65. En vingt ans, nous, qu’avons-nous fait ? Nous avons détruit des millions d’emplois. Il faut peut-être se demander pourquoi. Alors si mon livre a un sens – au départ je l’avais écrit comme une réflexion historique, et puis vous savez, en écrivant, on progresse, et je me suis aperçu que cette réflexion historique avait un sens très actuel – c’est une sorte d’appel, de cri d’alarme, en disant aux Français, pour qu’ils en prennent conscience : il n’est que temps de changer, faute de quoi nous serons irrémédiablement dépassés, et nous ne résoudrons pas nos problèmes.
C. Chazal : Pour qu’ils changent, il faut aussi qu’il y ait des partis convaincants. On a beaucoup parlé cet été de la fusion entre le RPR et l’UDF. Vous êtes résolument contre ?
E. Balladur : Nous avons perdu les élections législatives, il y a trois mois. Nous avons perdu deux choses. Nous avons perdu le pouvoir, et en même temps, nous avons perdu une sorte de lisibilité politique. Qu’est-ce que les Français pense de nous finalement ? Et quelle politique leur proposons-nous ? Y a t-il, aujourd’hui, un parti en France – à droite ou à gauche – qui soit clairement associé à l’idée suivante : voilà ce qu’il faut faire pour moderniser le pays, le réformer, et pour lutter contre le chômage. Posez la question aux Français ! Ils vous répondront qu’ils ne le savent pas. Or, voilà notre devoir, – à nous aujourd’hui dans l’opposition, qui sommes sans doute dans l’opposition pour un certain temps – c’est de montrer aux Français que nous avons compris la leçon ; que nous leur proposons des décisions – fussent-elles impopulaires ! courageuses, mais impopulaires – pour résoudre le problème fondamental de l’emploi, et de l’emploi des jeunes qui est l’avenir de la France, par davantage de libertés. Il faut que nous ayons absolument ce courage. Cela me parait beaucoup plus important que les débats politiciens sur la fusion, pas la fusion, etc. C’est vraiment pas la question aujourd’hui.
France 2 : Lundi 8 septembre 1997
F. Laborde : Vous publiez chez Plon, un livre intitulé Caractère de la France, un essai où vous vous livrez à un de vos exercices favoris, l’analyse historique. Pourquoi ce parti pris de la lecture historique ? Est-ce que c’est parce que c’est plus facile de regarder le passé que de décider des solutions pour l’avenir ?
E. Balladur : Non, je crois que c’est plutôt plus difficile. Je pense que pour bien parler de l’avenir et pour bien y réfléchir, il vaut mieux bien connaître le passé. Et puis, je ne l’ai pas fait dans un but utilitaire, ce livre, je l’ai écrit parce que c’est un sujet que j’avais dans l’esprit depuis longtemps, savoir quelles sont les constantes de notre tempérament à travers quinze siècles d’histoire. Traits de caractère constants qui expliquent nos bonheurs, nos malheurs, nos redressements et nos chutes. A partir de là, chaque fois que me suis essayé, à la fin de chaque chapitre, à réfléchir en quelques lignes sur ce que pourrait être l’avenir.
F. Laborde : Ce livre est divisé en trois parties ; une consacrée à la nation, l’autre à l’État, la troisième à la société. Vous insistez beaucoup sur l’exception française, ce sentiment qu’a la France ou qu’ont les Français d’être différents. Vous dites que c’est un trait constant de ce pays et pour autant, vous ne prenez pas position pour dire si c’est un défaut ou une qualité que cette exception française.
E. Balladur : Si, je prends parti. Je dis que c’est les deux. Il est vrai que c’est un trait constant. La France, et chaque Français, considère que son pays est quelque chose d’exceptionnel, de différent des autres. C’est au fond, durant toute notre histoire, ce qui a inspiré notre comportement à savoir ce désir de ne pas faire nécessairement comme les autres. C’est très bien. C’est la source de beaucoup de succès et en même temps ; cela peut-être une source de faiblesse. Alors, aujourd’hui, je crois que nous sommes à un tournant très important de notre histoire. Est-ce que nous voulons demeurer différent des autres ou est-ce que nous voulons, nous aussi, changer nos habitudes comme l’ont fait les autres ?
F. Laborde : Vous dites que l’Europe est une des solutions.
E. Balladur : C’est une des solutions mais ce n’est pas la seule. Nous sommes à une époque qu’on appelle – c’est devenu une tarte à la crème – la mondialisation. Il n’y a pas plus de frontières, il n’y a plus de barrières, tout s’échange et tout le monde circule. Est-ce que la France va pouvoir conserver un régime et système économique, social, administratif, législatif très différent des autres ? Autrement dit, le vrai problème de la France d’aujourd’hui. Et mon essai ne servirait-il qu’à cela que ce serait déjà utile, c’est de voir comment elle doit s’adapter à plus de liberté. C’est le fond des choses. La France, les Français ne sont pas assez libres pour s’adapter et pour faire aussi bien que les autres dans le monde alors que nous le pouvons.
F. Laborde : Vous dites à un moment donné que les Français sont à la fois difficiles à gouverner, parfois faciles à gouverner et vous vous posez la question de savoir si ce sont les Français qui sont difficiles à gouverner ou les gouvernants inhabiles à le faire ?
E. Balladur : C’est plutôt les gouvernants qui sont inhabiles à le faire quand il y a des problèmes ou des difficultés. C’est une banalité courante dans le milieu politique et gouvernemental de dire que les Français ne comprennent pas, qu’ils sont difficiles à gouverner, qu’ils sont imprévisibles. Ils sont comme tous les peuples.
F. Laborde : Vous faites aussi un peu votre autocritique. Vous dites que vous-même à un certain moment quand vous étiez…
E. Balladur : Il m’est arrivé de commettre des erreurs, bien entendu, comme les autres, si je puis dire.
F. Laborde : Une question sur ces Français difficiles à gouverner.
E. Balladur : Je répète que ce n’est pas moi qui le dis ! Je dis qu’on le dit et que c’est beaucoup moins vrai qu’on ne croit. Dès lors qu’on explique les choses et il nous est arrivé de pouvoir faire des changements ou des réformes importantes dans notre pays, quand on les explique bien à l’avance, qu’on se fait bien comprendre et qu’on suscite l’adhésion, les choses se passent bien. C’est quand on ne prend pas le temps de bien s’expliquer que les choses ne se passent pas bien.
F. Laborde : On a l’impression que cela « patine » dans l’opposition, si vous me passez l’expression. Tout l’été, le débat a porté sur : fusion RPR-UDF ou pas. Vous êtres plutôt contre. Qu’attendez-vous de P. Séguin dans cette nouvelle configuration e l’opposition ?
E. Balladur : Prenons les choses dans l’ordre. Nous avons perdu les élections, il y a trois mois. Ce n’est pas beaucoup, trois mois. Que s’est-il passé depuis trois mois ? Du côté du Gouvernement, peu de chose. Le Gouvernement a très peu agi. Nous allons voir ce qu’il fait maintenant en matière sociale, financière, budgétaire, les impôts, l’immigration. Nous allons voir quelles sont vraiment ses décisions. Jusqu’à présent, il n’y en a pas eu beaucoup. Voilà du côté du Gouvernement. Du côté de l’opposition, il nous faut tirer les conséquences de notre défaite. Nous avons été désavoués. Il faut bien comprendre pourquoi il faut faire en sorte que la confiance des Français revienne vers nous. Une seule explication, à mes yeux : je pense que les Français n’ont pas très bien compris ce que nous leur proposions et, finalement, qui nous étions. Et je crois que ce que nous devons faire, nous, l’opposition, c’est offrir une alternative aux solutions libérales – je reviens à l’idée de liberté – et que nous devons réfléchir en prenant le temps d’ailleurs – parce qu’est probable que le pouvoir ne reviendra pas au Gouvernement très rapidement (sic) – de consulter largement les Français.
F. Laborde : Vous vous situez où dans cette configuration ? Vous êtes candidat tête de liste aux régionales l’an prochain ? Vous restez grand sage dans l’opposition ?
E. Balladur : Sage, j’espère : grand sage, je ne sais pas ! Mon problème est le suivant, enfin mon objectif : c’est de contribuer à la place qui est la mienne à ce renouveau de l’opposition qui ne peut être fondé que sur une idée à savoir qui sommes-nous et que proposons-nous de différents des socialistes ? Si c’est pour proposer les mêmes méthodes et la même politique que les socialistes comme on en a eu parfois l’impression, ce n’est pas la peine.
France Inter : Jeudi 11 septembre 1997
S. Paoli : Peut-on réformer la France ? autrement dit, le caractère français se prête-t-il facilement à la réforme ? Réforme de la Sécurité sociale enfantée dans la douleur par A. Juppé, réforme de l’école et des rythmes scolaires à coups de phrases polémiques assénées par le ministre C. Allègre, réforme de la fonction publique avec l’annonce faite, hier, par le Premier ministre L. Jospin, de sa volonté de mettre fin au cumul des mandats. Faut-il parler d’une exception française ou du paradoxe français, s’agissant de ce peuple qui ne se remet en cause que par convulsions : 1789, mai 1968, décembre 1995 ? Au fond, à qui la faute de cette passivité pouvant tourner à la révolte ? Au peuple lui-même ou à ceux qui, depuis la naissance de la nation française, l’ont dirigé ? L’ancien Premier ministre, E. Balladur, publie aux éditions Plon un essai qui a pour titre Caractère de la France.
Était-ce un exercice difficile, voire même périlleux car, au fond, vous êtes juge et partie ? Vous faites œuvre d’historien et vous êtes, en même temps, un homme engagé dans l’action politique ?
E. Balladur : Oui, c’est ce qui fait un petit peu la difficulté de l’exercice, pour moi. J’étais parti de l’idée que je voulais écrire un essai historique pour comprendre un certain nombre de phénomènes de notre histoire depuis quinze siècles. Et puis, l’écrivant, en essayant de retrouver des constantes de notre histoire et de notre caractère, j’en suis arrivé à la conclusion que je ne pouvais pas me dispenser de déboucher sur l’avenir de temps à autre. Pas toujours. Ce n’est pas du tout un livre-programme.
S. Paoli : J’allais vous le demander parce que c’est une vision de ce qu’est la France, c’est peut-être même un projet ? Vous dites au fond : si la France ne se réforme pas, ce sera le déclin ou la révolte.
E. Balladur : Oui, exactement. Parce que je pense que nous sommes à une époque décisive de notre histoire, peut-être aussi importante que celle qu’a vécu notre pays, disons entre 1785 et 1800, où, au fond, le problème de la France qui a entraîné la Révolution, cela a été l’incapacité de faire la réforme. Il fallait en faire pour répondre aux aspirations du peuple français de l’époque. Aujourd’hui, c’est la même chose. Nous sommes dans le monde, il n’y a pas plus de barrière, il n’y a plus de frontière, nous ne sommes plus protégés. Nous avons l’habitude de nous donner en exemple aux autres et de ne pas vouloir les imiter. Je ne dis pas qu’il faut que la France se mette à imiter servilement les autres, mais enfin je pense que nous avons des leçons à tirer de l’expérience des autres et l’enjeu décisif pour notre génération, celle qui vient, dans les 20 ans qui viennent, c’est : est-ce qu’on va savoir se réformer avant que les choses ne tournent au pire ?
S. Paoli : Vous citez même Furet. Furet dit : « la rupture, au fond, entre le peuple et le pouvoir, c’est Louis XIV. C’est quand Louis XIV quitte Paris pour aller à Versailles. Et au fond, la fameuse fracture entre ceux qui dirigent et le peuple, l’opinion, se fait là. » Est-ce qu’on n’est pas dans une situation un peu comparable ?
E. Balladur : Je ne crois pas qu’il soit dans l’intention de ceux qui nous gouvernent de se rendre à Versailles.
S. Paoli : Certes. On a quand même beaucoup évoqué la fracture politique et pas seulement sociale.
E. Balladur : Oui, bien entendu. Le problème d’aujourd’hui est celui-là. Et si mon livre devait avoir un sens, ce que j’espère… D’abord, j’espérerai beaucoup que les étudiants le lisent. C’est un peu pour eux que je l’ai écrit. Pour qu’ils sachent un petit peu d’où nous venons et où nous devons aller, selon moi. C’est une thèse, il y en a d’autres Et le sens de mon livre, c’est une sorte de mise en garde et d’appel au renouvellement des idées, des convictions et à la volonté. Tous les malheurs de notre histoire viennent de notre incapacité à changer dans le calme. Qu’est-ce que c’est que la réforme ? C’est le changement dans le calme. Qu’est-ce que c’est que la révolution ? C’est le changement dans la douleur et la violence.
S. Paoli : Mais vous remontez à 1 000 ans et vous nous dites que depuis 1 000 ans, rien n’a changé. Au fond, il y a 1 000 ans, la France se fait contre l’Angleterre et contre le Saint-Empire. Déjà, les partenaires européens – l’Allemagne et l’Angleterre – et 1 000 ans plus tard, c’est un peu la même histoire ?
E. Balladur : Oui, mais ce n’est pas contre cette fois, c’est pour. Vous voyez qu’il y a des changements dans l’histoire de la France.
S. Paoli : Encore que, s’agissant des Anglais, le débat n’est pas clos ?
E. Balladur : J’espère qu’il va l’être quand même ou qu’il l’est déjà. D’ailleurs, j’étais parti d’une idée qui ne s’est pas vérifiée. Je voulais retrouver des constantes dans notre histoire, de traits de caractère permanents s’agissant de l’État, de la réforme de la justice, de la culture. Et puis, en cours de réflexion, je me suis aperçu qu’un certain nombre de choses avaient changé beaucoup plus profondément qu’on ne le croit. Les Français ne pensent plus à l’État aujourd’hui comme il y a 500 ans par exemple, ou à l’armée – ce n’est plus la même chose – ou à la guerre et à la paix ou à l’Europe. Il y a un certain nombre de changements. Mais j’en reviens au message fondamental si tant est qu’il doit y en avoir un : au fond, ce livre, c’est une réflexion sur l’exception française à travers les âges : hier, aujourd’hui, demain.
S. Paoli : Est-ce que c’est une exception ou un paradoxe ? Car vous démontrez avec des exemples précis qu’en effet, ce peuple est assez conservateur, quelquefois même assez passif mais que dans l’instant, il peut mettre le feu à la rue et changer profondément sa définition même de l’État.
E. Balladur : Je ne crois pas avoir dit que les Français étaient un peuple passif parce que je ne le crois pas. Ce n’est pas du tout un peuple passif, c’est un peuple qui a même parfois un côté rebelle et je dirais la tête près du bonnet. Mais nous sommes une société très compliquée, caractérisée notamment par le fait que les élites, ou prétendues telles, n’y jouent pas toujours le rôle qu’elles devraient y jouer. Il y a eu de très nombreux épisodes de notre histoire où les élites ont failli à leur devoir sur le plan aussi bien national que social ou que moral. C’est une constante. Je n’ai pas besoin de remonter très loin. Vous voyez à quoi je fais allusion s’agissant de la guerre et de l’Occupation notamment. Alors la vérité, c’est qu’à notre époque, on ne peut pas gouverner comme on gouvernait auparavant. Dans le temps, quand j’étais Premier ministre, on appelait cela ma méthode, qui consistait pour essayer de rassembler et d’avoir un consensus, comme on dit aujourd’hui. Quand j’ai appliqué cette méthode, cela a marché, quand je ne l’ai pas appliquée parce que le temps pressait, eh bien cela n’a pas marché et j’ai, moi aussi, connu des échecs, comme d’autres. Donc, aujourd’hui, le problème fondamental est d’expliquer aux Français pourquoi les choses ne peuvent pas rester en l’état, faute de quoi nous déclinerons, faute quoi l’emploi s’aggravera, le chômage s’aggravera et faute quoi, la jeunesse n’aura plus d’espérance. Voilà l’enjeu. Il est vrai que les réformes, dans un premier temps, c’est difficile. Cela gêne. Il faut modifier les habitudes de telle ou telle catégorie mais globalement, sur le moyen et le long terme, si nous voulons que la France demeure un pays puisant, il faut qu’elle écoute et qu’elle regarde un petit peu plus ce qu’on fait les autres qui ont mieux réussi qu’elle dans le monde. Nous ne sommes pas sûrs d’avoir toujours, nous Français, tout seuls, les bonnes solutions.
S. Paoli : Mais décidément E. Balladur, à vous écouter, un enjeu, c’est un programme. A quoi pensez-vous ?
E. Balladur : Tout simplement à développer et faire prendre conscience, dans l’esprit public de la nécessité du changement. Il n’y a pas un programme précis dans ce livre. Pas du tout !
S. Paoli : Il y a une vision et une réflexion.
E. Balladur : Je l’espère.
S. Paoli : C’est un des niveaux supérieurs de l’engagement politique, la vision.
E. Balladur : Vous êtes trop gentil de le dire.
S. Paoli : Justement, est-ce un programme ?
E. Balladur : Non, non, pas du tout. Comment vous dire ? C’est un état d’esprit qui peut inspirer un programme mais c’est un état d’esprit qui est fait à la fois de lucidité et de volonté et de courage au service du changement. Alors, à partir de là, toutes les interprétations sont possibles sur l’éducation nationale, la protection sociale, le Smic, etc. Je ne me prononce pas sur tout cela. Je dis simplement qu’l faut que cela bouge.
S. Paoli : Cela va peut-être bouger ! Venons un instant à l’actualité, E. Balladur. P. Séguin, hier, a fait appel à vous. Vous demande-t-il d’être tête de liste pour les régionales ou d’être chef de file ? Il y a peut-être une réflexion sémantique entre chef de file et tête de liste ?
E. Balladur : Chaque mouvement politique désigne celui qu’il estime devoir être chef de file pour son compte. Ensuite, ils décideront ensemble de savoir qui sera tête de liste. Il est inutile de s’appesantir sur cette discussion que vous qualifiez très judicieusement de sémantique. Quant au reste, P. Séguin m’a effectivement fait cette proposition qu’il a rendu publique hier. J’y vois la marque de son désir de faire en sorte que l’opposition se réorganise sur des bases nouvelles et en faisant litière du passé. En ce qui me concerne, je suis tout à fait déterminé à prendre ma part dans le débat public qui va se rénover.
S. Paoli : Jusque sur le thème du cumul des mandats ?
E. Balladur : On n’en est pas là ! Les élections régionales auront lieu dans six mois, il faut commencer pas être élu. Nous verrons bien. Je pense que d’autres sont plus concernés que moi par ce problème de cumul ! Je rendrai ma réponse, j’espère le plus tôt possible, et en tout cas, je suis animé du désir que l’opposition soit bien réorganisée, cohérente, ordonnée et au service du projet de renouveau. Si cela peut se manifester aussi dans les élections régionales, ce sera très bien. Ce sera la première manifestation de cette nouvelle orientation de l’opposition.
Le Figaro : 11 septembre 1997
Source :
Le Figaro littéraire : Vous venez d’écrire un essai historique. Vous sentez-vous historien ?
E. Balladur : Non, j’aime beaucoup l’histoire, je l’ai toujours aimée, mais je ne me suis jamais considéré comme un historien. Mon idée de départ était de me demander s’il y avait dans l’histoire de notre pays des traits constants de tempérament, d’habitudes de comportement, de façon d’être qu’on retrouvait à toutes les époques et qui expliquaient ce qu’il est advenu de la France à l’époque contemporaine Il y en a, et c’est le sens de son livre, mais il y a aussi des changements. Il serait absurde d’imaginer que de réactions françaises du Xe siècle, ou du XVe siècle sont les mêmes que celle du XXe siècle.
Le Figaro : Votre vision de l’histoire de France a-t-elle été influencée par votre expérience du pouvoir ?
E. Balladur : En effet. En mai 68, j’étais auprès de Georges Pompidou, et ces évènements furent pour notre pays un traumatisme psychologique et politique qui eut des conséquences durables. Je n’étais pas conscient auparavant que tout était possible à tout moment. Certes, je connaissais les épisodes dramatiques de notre histoire mais ces évènements de 68 ont éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, dans une France qui paraissait au zénith. Je n’avais pas auparavant mesuré – et c’est toute la différence entre la connaissance abstraite et celle qui résulte de l’expérience – à quel point c’était possible, même à une époque moderne où tout paraît plus rationnel et plus organisé, donc plus prévisible.
Le Figaro : Avez-vous éprouvé le sentiment que la France pouvait basculer dans une sorte d’anarchie ?
E. Balladur : Tout peut arriver à tout moment, même dans les régimes les plus stables, les plus forts, même avec au pouvoir un homme tel que de Gaulle. Puis, lorsque j’ai eu moi-même la responsabilité du gouvernement ou des fonctions importantes en son sein, j’ai pu mesurer la difficulté de la réforme dans notre pays. Finalement c’est tout le sens de mon livre. Tout se passe comme si, devant le moindre frémissement de changement, il y avait une sorte de crispation générale empêchant l’évolution. Je l’ai ressenti lorsque j’étais Premier ministre mais également ministre des Finances. Ces traits de caractère ne sont-ils pas constants ?
Le Figaro : Le paradoxe c’est qua Révolution française, qui est une forme d’insurrection, reste une référence.
E. Balladur : La révolution est un changement violent provoqué par l’impossibilité d’un changement ordonné, harmonieux. La révolution naît quand la réforme est impossible. Si Turgot avait été écouté, maintenu au pouvoir et s’il avait réussi il n’y aurait peut-être pas eu de Révolution française. Le vrai problème de la France – son problème de toujours – est sa capacité à organiser l’évolution des choses sans bouleversement. Mais, heureusement, il n’y a pas que le pouvoir publique qui compte, il y a aussi le mouvement naturel de la société et du monde qui, quoi qu’on veuille, entraîne le changement. Aujourd’hui, la France n’est plus protégée, elle est ouverte au reste du monde ; le développement de l’informatique fait qu’il sera impossible de s’abstraire du mouvement général. Si la France veut jouer et garder toute sa place dans le monde et même la renforcer, elle doit se réformer. C’est tout l’enjeu des vingt prochaines années : la réforme ou le déclin.
Le Figaro : Pour en revenir aux historiens ; quels sont ceux qui, selon vous, ont porté un bon diagnostic sur cette contradiction permanente ?
E. Balladur : Furet, par exemple, montre bien cette incapacité, au moment de la Révolution, à mettre en place un régime constitutionnel stable et équilibré. Ce qui a conduit aux bouleversements du XIXe siècle qui ont coûté à la France une bonne part de son influence en Europe et dans le monde.
Le Figaro : Quels sont les historiens qui ont nourri votre réflexion ?
E. Balladur : Renan, Fustel de Coulanges, Ferrero, Michelet, Valéry qui n’est pas un historien mas un très grand esprit.
Le Figaro : Êtes-vous d’accord avec la conception de l’Histoire de Michelet ?
E. Balladur : Michelet a écrit sur l’ensemble de l’histoire de notre pays, il est avant tout un très grand écrivain. Il sait admirablement recréer l’atmosphère d’un moment, décrire la psychologie des acteurs, rendre vivants et compréhensibles les conflits de l’histoire. Ses interprétations sont-elles toujours justes, notamment son analyse de la Révolution ? On peut en douter. Michelet est un grand écrivain et un grand esprit mais je ne suis pas sûr que ce soit un historien incontestable. Ses livres sont plus une médiation poétique sur la France qu’une histoire impartiale.
Le Figaro : Vous avez cité Valéry, lisez-vous aussi les écrivains et les romanciers ?
E. Balladur : Oui. J’ai lu cet été deux livres que j’ai beaucoup aimés, l’un se situe dans une période historique très précise, c’est 1941 de Marc Lambron, un livre extrêmement intéressant. Et puis, un très grand livre à mon avis. Le sang noir de Louis Guilloux qui décrit de façon extraordinaire l’atmosphère d’une ville de la province française pendant la guerre de 1914.
Le Figaro : Vous êtes très éclectique dans vos goûts littéraires ?
E. Balladur : Pas assez à mon goût, je connais peu la littérature latino-américaine, pratiquement pas celle de la Chine et du Japon. Il m’arrive de trouver que les romans qui sont complètement décrochés de la réalité. Dans Guerre et Paix, ce n’est pas la guerre avec Napoléon que je préfère ; c’est le mariage de Natacha par exemple. Dans Anna Karénine, ce n’est pas la description de la société tsariste à la fin du XIXe c’est la naissance de la passion d’Anna pour Vronsky et son suicide. C’est ce qui est émouvant. J’aime les romans. Dans la Comédie humaine, ce n’est pas la description de la société du XIXe siècle qui m’intéresse le plus, mais par exemple le Lys dans la Vallée et la mort de Mme de Mortsauf.
Le Figaro : Vous citez le roman de Marc Lambron et vous évoquez dans votre livre l’épisode de Vichy. C’est une tragédie dont les Français ont du mal à se relever.
E. Balladur : Il y a eu dans notre Histoire plusieurs périodes plus ou moins dramatiques, où le pouvoir en place était sous l’influence étrangère et trahissait l’intérêt de la nation mais à ce degré-là, jamais, c’est une expérience sans précédent. Je pense que les Français qui l’ont vécue – moi j’étais un enfant – conservent de Vichy le souvenir d’une humiliation et pour beaucoup d’une souffrance. Les jeunes Français qui s’intéressent aujourd’hui à cette période ne peuvent pas imaginer que leur pays ait été réduit à cet état. Je ne parle pas uniquement des épreuves matérielles, je pense aux épreuves morales et spirituelles : ce régime qui a appliqué, spontanément d’ailleurs bien souvent sans que l’occupant nazi l’y incite, une idéologie totalement contraire aux droits de l’homme dont la France porte traditionnellement le message dans le monde.
Comment ces Français ont-ils pu souhaiter la victoire de l’Allemane nazie ? Cela demeure totalement mystérieux et incompréhensible. Allons-nous arriver à exorciser ce souvenir sans pour autant l’oublier ?
Le Figaro : Vous parlez beaucoup dans votre livre du pouvoir intellectuel. Il vous amuse, il vous irrite ? On a plutôt l’impression que vous admettez sa nécessité.
E. Balladur : Bien entendu. Les relations du pouvoir et des intellectuels sont compliquées. La première tentation du pouvoir est d’utiliser les intellectuels, ce fut le cas des Henri IV, Louis XIV, les despotes éclairés à l’étranger. C’était une utilisation de l’influence des intellectuels au service du pouvoir politique. On peut dire d’ailleurs qu’une des causes de la Révolution a été la rupture entre la monarchie et l’élite intellectuelle dominante du pays.
Le Figaro : Vous reprochez à Louis XIV de n’avoir pas suivi cette politique d’influence entre le pouvoir et les intellectuels ?
E. Balladur : Oui, à l’étranger tout le monde la suivait : Frédéric II et Catherine II étaient tous très liés au milieu intellectuel de leur époque. Et puis les intellectuels se sont émancipés, heureusement. Il y a toujours dans notre pays un pouvoir intellectuel indépendant désormais du pouvoir politique et dont il faut tenir compte. C’est un contre-pouvoir qui nourrit et qui alimente le contre-pouvoir de la presse et des médias, c’est l’un des éléments de la démocratie.
Le Figaro : La droite, sauf sous de Gaulle, n’a-t-elle pas suivi le mauvais exemple de Louis XV ? On a l’impression qu’elle s’est préoccupée de ce pouvoir intellectuel.
E. Balladur : Est-ce vraiment le rôle du pouvoir politique d’utiliser les intellectuels ? Quand c’est indispensable, il faut le faire avec doigté et intelligence. Les véritables intellectuels sont des rebelles. Qu’est-ce que la politique sinon l’art d’utiliser toutes les forces possibles, spirituelles, morales, au service des fins qu’on s’est assignées, mais en respectant la dignité de chacun. Le domaine de l’intelligence est celui de la liberté et de la critique, je n’aime pas les vérités toutes faites et imposées. Le mieux que le pouvoir politique ait à faire, c’est de respecter leur indépendance. Si j’osais, je dirais qu’il m’arrive de ne pas les trouver suffisamment indépendants et critiques vis-à-vis du pouvoir, quel qu’il soit, et pour lequel ils éprouvent souvent de la fascination.
Le Figaro : N’y a-t-il pas un recul général des valeurs littéraires qui imprégnaient toute la société politique de droite ou de gauche ?
E. Balladur : Il y a aujourd’hui un infléchissement de la culture et de la formation dispensée au profit de la technique et de la science et au détriment de la littérature. Faut-il incriminer la politique ou le système de formation, ou l’époque telle qu’elle est ? Et d’ailleurs, faut-il incriminer ? C’est une évolution inévitable. Tout le problème est de préserver, dans la formation, le chant de la connaissance désintéressée. C’est ce qu’on appelle la culture.
Le Figaro : Vous êtes féru d’histoire et de littérature. Ne souhaiteriez-vos pas redonner à ces valeurs une importance qu’elles n’ont plus ?
E. Balladur : Oui, mais est-ce la responsabilité de la politique ? Prenons une comparaison ; j’ai été frappé par le succès des Journées mondiales de la jeunesse à Paris. Le Pape, dont la personne irradie un rayonnement inégalable, parle de sentiments, de morale, de valeurs éternelles à une jeunesse un peu lasse d’entendre parler de questions matérielles. Il y a le besoin de quelque chose d’autre, toutes ces manifestations prouvent que la société technique, scientifique et économique d’aujourd’hui ne satisfait pas l’essentiel des aspirations des hommes. Que peut la politique ? Elle peut, par la liberté qu’elle organise, par le champ qu’elle laisse à l’indépendance de chacun, permettre de donner libre cours à des actions, à des initiatives, qui expriment le besoin d’idéal et de générosité.
Le Figaro : Vous avez évoqué le Pape. Ne pensez-vous pas que les Français ont apprécié son message unificateur ?
E. Balladur : Dans le message chrétien, il y a deux sens, le premier va dans celui de la justice, de l’égalité et de la charité. Ce message reste d’actualité, il a imprégné tout le discours politique de droite comme de gauche depuis des générations. Mais il y a un autre message qui est à contre-courant de notre époque et qui insiste sur le fait que l’expression des droits individuels ne justifie pas tout et ne doit pas entraîner égoïsme et isolement. Les propos du Pape sont donc reçus de deux manières différentes : chaque fois qu’il parle des droits de l’homme, du respect des nations, de paix et de charité, tout le monde l’approuve ; chaque fois qu’il parle des devoirs de chacun, du fait que tout n’est pas permis et que la liberté ne doit pas conduire à l’égoïsme et à l’absence de toute règle morale, il est dans une certaine mesure à contre-courant de notre époque. Cela explique que le message chrétien, s’agissant de la société, est reçu de façon ambivalente à notre époque, tantôt accepté voire même applaudi, tantôt critiqué voire rejeté.
Le Figaro : Quel est l’enseignement que la politique peut tirer de l’Histoire ?
E. Balladur : L’Histoire ne se répète pas nécessairement mais il existe des constantes qui tiennent à la géographie et aux comportements des hommes. Il faut toujours l’avoir présent à l’esprit. L’Histoire est l’aliment de la politique, ce qui n’implique pas le culte du passé. La politique est la prévision de l’avenir et sa construction. Or pour prévoir l’avenir et pour le construire, il faut savoir d’où l’on part et à qui l’on s’adresse. L’Histoire sert à cela.