Texte intégral
RTL : Que répondez-vous à l’association des victimes « SOS Attentats » qui met en garde contre toute politique de compromission avec les États terroristes ?
Hubert Védrine : Je crois qu’il ne faut pas mélanger les choses. D’un côté, vous avez une grande entreprise qui mène librement sa politique commerciale des stratégies puisqu’elle prépare, à travers les contrats qu’elle passe, notre autonomie énergétique pour dans cinq, dix, quinze ou vingt ans… c’est quelque chose d’extrêmement important. Elle peut conclure des contrats en Iran puisqu’il n’y a aucune sanction internationale contre l’Iran qui empêche ce type de transaction.
D’ailleurs, même les États-Unis, qui pourtant sont l’objet d’une décision unilatérale du Sénat américain d’une interdiction de commercer avec l’Iran, - ce que l’on appelle la loi d’Amato -, ont autorisé leurs entreprises à participer à la construction, il y a quelques temps, d’un gazoduc qui va traverser l’Iran pour exporter le gaz d’Asie centrale.
RTL : Mais en agissant ainsi, n’envoie-t-on pas un signal de mansuétude à l’égard du terrorisme ?
Hubert Védrine : Je ne pense pas. Il y a ce qui se passe sur le plan du pétrole et du gaz dans toutes les zones du monde où il y a du gaz et du pétrole. C’est le commerce. D’autre part, il faut savoir quelles sont les précautions qu’il faut prendre avec des États dont on pourrait penser qu’ils deviennent potentiellement dangereux. Mais, je note que même les États-Unis, qui ont cette loi d’Amato, n’ont jamais estimé à aucun moment que l’Iran devait faire l’objet de mesures générales d’embargo, à supposer qu’elles soient efficaces puisque le XXe siècle est empli d’exemples inverses de sanctions, d’embargos qui n’aboutissent pas du tout à l’objectif recherché. L’idée simple, qui est qu’il ne faut avoir aucune espèce de commerce, d’aucune sorte avec tout État dont on a lieu de se plaindre ou de redouter ceci ou cela, est une idée qui n’est en fait défendue par aucun gouvernement responsable. C’est une chose, mais en matière de technologie avancée, en matière d’armement et dans tous ces domaines, il faut prendre des précautions extrêmes et je pense que c’est notre intérêt.
RTL : Précisément dans cette affaire Total, nous avons l’appui de Boris Eltsine contre les États-Unis, or, Eltsine est soupçonné de ne pas arriver à empêcher un trafic de matières nucléaires avec l’Iran.
Hubert Védrine : Non, ce n’est pas une affaire de gouvernement. Vous me parlez comme si, il y avait un traité diplomatique, ce n’est pas une affaire de gouvernement. L’entreprise Total a passé un contrat pour exploiter un gisement de gaz naturel dans le golfe persique. Les autorités françaises n’ont aucune raison de l’en empêcher étant donné qu’il n’y a aucune législation internationale adoptée par la seule instance qui ait légitimité pour cela, qui est le Conseil de sécurité, et qui l’empêche. Je note que même les gouvernements qui ont des positions véhémentes en parole n’ont jamais proposé un dispositif de ce type. Si un jour il est proposé au Conseil de sécurité, nous en discuterions, mais ce n’est pas la situation. Ce n’est pas une affaire du Gouvernement, nous ne sommes pas en train de faire une alliance où je ne sais trop quoi. Il se trouve que, au côté de Total, il y a une entreprise russe et une entreprise malaise. Et il y a énormément de compagnies occidentales qui sont en Iran, donc il ne faut pas mélanger les choses. La lutte contre le terrorisme, naturellement la vigilance par rapport aux exportations de technologies, sont aussi présentes. Et d’autre part, il y a le commerce et le développement économique, dans tous les domaines qui ne sont pas proscrits.
RTL : Dans cette bagarre commerciale avec les États-Unis, vous êtes souvent dehors ?
Hubert Védrine : Non, il n’y a pas de bagarre.
RTL : Tout de même, il y a une menace.
Hubert Védrine : Il y a une menace parce qu’il y a une loi d’Amato qui fait que le sénateur d’Amato et certains autres voudraient qu’il y ait des sanctions qu’ils n’ont pas le droit de faire appliquer à l’extérieur. Nous n’acceptons pas, et quand je dis « nous » c’est toute l’Europe…
RTL : Êtes-vous sûr de l’appui européen dans cette affaire ?
Hubert Védrine : Il s’est manifesté encore avec énormément de force. Pas d’une façon agressive du tout. Personne n’est agressif en Europe. Simplement il a été rappelé, et notamment par les commissaires européens compétents, que le caractère extraterritorial de ces lois que nous citions n’était pas accepté.
RTL : Dans une autre affaire qui a été la fusion Boeing-Mac Donald-Douglas, la France, Lionel Jospin en tête, a émis des réserves sur la manière très rapide dont les Européens, dont la Commission européenne ont accepté cette fusion.
Hubert Védrine : C’est autre chose. Dans cette affaire, il y avait une modification de la situation en matière de concurrence, y compris sur le marché européen, et donc la Commission était compétente pour juger de la modification abusive du rapport de force entre les acteurs sur le marché aéronautique. La Commission a obtenu de Boeing des concessions significatives, mais pas suffisantes aux yeux du Gouvernement français. Donc, le Gouvernement français, par la bouche du Premier ministre a fait dire à l’époque que nous aurions souhaité que l’examen dure plus longtemps et que l’on obtienne des concessions supérieures. Voilà ce qui a été dit.
RTL : Pas de doute sur la solidarité européenne ?
Hubert Védrine : À l’époque, il n’y a eu aucun doute sur la solidarité européenne et dans l’espèce, dans cette affaire qui n’en est pas une, au sens conflictuel, nous avons noté tout de suite que l’Union européenne avait la même interprétation que nous sur ce que la loi d’Amato peut faire ou non. Elle peut entraîner des contraintes pour des entreprises américaines. C’est tout.
RTL : L’Algérie, nous avons cru percevoir un infléchissement dans le discours de Lionel Jospin, avant-hier soir sur TF1, lorsqu’il a semblé renvoyer presque dos-à-dos l’opposition fanatique et violente, a-t-il dit, qui lutte contre un pouvoir qui, lui-même, utilise d’une certaine façon la violence et la force de l’État.
Hubert Védrine : Votre remarque m’étonne parce que je ne crois pas d’abord qu’il ait parlé dans des termes équivalents, votre citation le prouve, et ce n’est certainement pas son état d’esprit. Il a décrit une situation dans laquelle il y a une violence extrême et c’est vrai que l’État, qui ne s’en cache pas, qui est amené à combattre un terrorisme extrêmement violent, emploie la force de l’État.
RTL : On ne les renvoie pas dos-à-dos donc ?
Hubert Védrine : Je ne crois pas que l’on puisse dire cela. Si on reprend ses propos, cela ne décrit pas ce qu’il a dit.
RTL : La France appuierait-elle une démarche européenne qui conditionnerait les accords économiques avec l’Algérie à un respect des Droits de l’homme ?
Hubert Védrine : L’Algérie est dans une situation de tragédie profonde avec ces massacres qui se perpétuent et qui se répètent, des affrontements qui sont parfois difficiles à décrypter de l’extérieur. Je l’ai encore constaté récemment à New York où tous les pays européens, tous les pays méditerranéens, africains, arabes cherchent à comprendre exactement ce qui se passe. Ce n’est pas un problème français.
RTL : Non, mais faut-il conditionner les accords européens économiques avec l’Algérie au respect des Droits de l’homme ?
Hubert Védrine : Je dis cela pour vous dire que tous les pays, qui sont bouleversés par ce qui se passe en Algérie, se posent de nombreuses questions sur la façon de peser ou de ne pas peser. Lorsque vous posez une question de ce type, voulez-vous dire par là qu’il faudrait désapprouver le fait que le terrorisme islamique soit combattu par exemple… ? Dès que l’on entre dans l’analyse du sujet, c’est extrêmement compliqué. Ce que l’on peut dire c’est que nous souhaitons très vivement que les Algériens réussissent à sortir de cette tragédie. Naturellement, il faut aller vers une solution politique. Il y a des élections programmées dans quelques semaines et nous souhaitons qu’elles se passent dans les conditions les plus incontestables possibles puisque la construction d’un édifice institutionnel, qui soit clair et non contesté, est un élément important peut-être de sortie de crise. C’est une étape. Pour le reste, toutes les organisations, tous les pays qui sont profondément remués par ce qui se passe ne peuvent qu’exprimer leur disponibilité…
RTL : Mais avec l’accord de l’État algérien ?
Hubert Védrine : Naturellement, et par rapport à l’ensemble des parties : disponibilité par rapport à l’ensemble des parties en Algérie si elles le souhaitaient, si elles le demandaient. Une disponibilité fondée, non pas sur un désir quelconque d’ingérence, mais sur un sentiment d’humanité, d’amitié, de solidarité. L’Algérie est là. Nous sommes là. Il faut penser à l’avenir. De toute façon, nous aurons à rebâtir des relations étroites après toutes ces tragédies, à les développer. Pensons à l’avenir des relations entre les deux sociétés. Je voyais récemment le secrétaire général des Nations unies à New York. Personne n’a de solution aisée et facile pour intervenir directement dans cet affrontement immense dont on voit les lignes de force et l’enjeu.