Texte intégral
L’Événement : Vous vous souvenez de ce joli mois de novembre 1998 : votre campagne commençait, la presse – et les Français – avaient pour vous les yeux de Chimène… Quatre mois après, la tonalité a changé. Vous n’êtes plus le « chouchou des médias ».
Daniel Cohn-Bendit : Au début de la campagne, nous étions dans la période des projections et des grandes déclarations d’amour. J’arrivais, ou plutôt je revenais, et tous projetaient sur moi leurs propres envies et rêves. Après, à partir du moment où j’ai commencé à décliner les différents contenus de mon programme, des clivages sont apparus au grand jour. On a vu que, derrière mon image de novembre, se fédéraient plusieurs types d’électorats potentiels. Dans une deuxième phase, mon image s’est réorganisée auprès de ces électorats en fonction de mes déclarations. Et puis certains ont pu penser qu’il y avait chez moi plus de provocation que de véritable stratégie politique. Ce que disaient d’une certaine façon, même si les intentions étaient différentes, la couverture de L’Événement (« L’emmerdeur ») et celle du Point (« Dany la pagaille »).
L’Événement : Juste un mot : « L’emmerdeur », c’était pour dire que vous étiez vécu ainsi par l’establishment politique français…
Daniel Cohn-Bendit : Certes, mais un emmerdeur fout la pagaille. Impression renforcée par les incidents de La Hague, ou ceux avec les chasseurs. Et pourtant je souhaitais un dialogue. Maintenant, dans la deuxième phase de ma campagne, des contacts sont enfin noués avec la CGT de la Cogema, avec les chasseurs, pour débattre.
L’Événement : Y a-t-il eu des erreurs commises ? Si oui, lesquelles ? Vous en sentez-vous responsable ?
Daniel Cohn-Bendit : Il s’est produit un télescopage entre un monde politique complètement compartementalisé et une stratégie consistant à faire sauter les murs de ces compartiments. Dès lors, aucune clé magique ne permettait d’éviter le choc. Il fallait passer par cette confrontation pour pouvoir la dépasser. Mais on peut toujours dire que j’aurais pu m’y prendre un peu plus intelligemment.
L’Événement : Mais le malentendu de départ ne tient-il pas au fait que, pour certains, vous êtes trop rouge, pour d’autres, trop Vert, ou pas assez rouge, ou pas assez Vert ?
Daniel Cohn-Bendit : Les quatre cas de figures sont justes. Pour les uns, je reste le « Dany le rouge » de 1968, et c’est ancré dans l’imaginaire de notre histoire contemporaine. Pour les autres, je suis trop Vert parce que, pour beaucoup, l’écologie, c’est « seulement » la lutte contre la pollution urbaine, la défense des oiseaux, celles d’une agriculture qui garantisse une nourriture saine et de qualité, non pas, la confrontation en intégriste vert. Pour certains, je n’étais pas assez rouge parce que, ayant d’emblée soutenu les sans-papiers, on a cru – à tort – que j’allais reprendre une partie du programme de l’extrême gauche.
L’Événement : C’est à peu près ce que vous disait votre ami Edgar Morin, qui vous demandait si vous ne deviez pas mettre en peu plus en avant la fraternité, la solidarité, le social…
Daniel Cohn-Bendit : J’ai souvent dit que j’étais libertaire. Pour moi, cette notion est reliée à une idée de solidarité, de l’émancipation collective, reposant sur l’autonomie de l’individu. La remarque d’Edgar Morin, lors du débat que nous avons eu, était juste puisqu’il essayait de comprendre pourquoi, dans mon discours, le mot « libertaire » n’était pas entendu. Nous sommes tombés d’accord pour dire qu’il est important de décliner plus fort le devoir de solidarité dans une société qui se décompose et laisse les victimes de l’évolution seules face aux changements économiques, sociaux et technologiques.
L’Événement : Très franchement, ce discours-là a été étouffé par vos références permanentes au libéralisme.
Daniel Cohn-Bendit : Sans doute n’a-t-il pas été perçu. C’est pourquoi, maintenant, je m’attache à expliquer cette économie sociale que d’aucuns appellent économie sociale ou tiers secteur et qui est une nouvelle forme de travail et de vie en commun. Et je souhaite une initiative européenne pour faire reconnaître cette économie solidaire comme étant d’intérêt général pour l’Europe.
L’Événement : Donc, pour résumer, ou pour simplifier, vous serez un peu plus libertaire et un peu moins libéral ?
Daniel Cohn-Bendit : C’est un peu plus compliqué. Le terme « libéral-libertaire » mettait côte à côte deux choses interdépendantes. Quand je disais « libertaire », il s’agissait de la volonté d’émancipation collective. Et quand j’ajoutais « libéral », c’était pour dire que cette émancipation collective n’a plus pour modèle la révolution, mais les institutions démocratiques. Or, pour beaucoup, le mot « libéralisme » n’a pas été compris en son sens politique, mais en son sens économique. On a retenu le mot « marché », or les marchés sont pluriels. Je répète qu’il a différentes formes de fonctionnement économique : le marché traditionnel avec des entreprises traditionnelles, il y a les services publics et il y a l’économie sociale qui est à cheval entre ces deux marchés.
L’Événement : Cela se traduit comment en termes de politique européenne ?
Daniel Cohn-Bendit : Si je fais de la politique, c’est effectivement pour permettre l’émergence d’une majorité plurielle au Parlement européen, qui fasse de l’Europe une masse critique opposée, dans le processus de mondialisation, à une autre masse critique, celle des États-Unis, dont l'économie gagne à se développer dans un monde complètement dérégulé. Au contraire, notre projet de société ne peut se réaliser que dans un monde où la mondialisation sera régulée.
L’Événement : Redescendons en France. Dans la campagne, vous êtes avec qui, contre qui ?
Daniel Cohn-Bendit : J’ai des concurrents à gauche. J’ai des adversaires à droite et j’ai des ennemis à l’extrême droite. Mais, le soir du 13 juin, après les élections, quand on fera les comptes, je me compterai dans la majorité plurielle de gauche. Où il faudra aussi voir quelles sont les différences sur l’Europe. Aujourd’hui, on est dans le flou. À droite, Madelin dit qu’il est pour une fédération sans fédéralisme. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien. À gauche, le Parti socialiste est pour une fédération des États, mais son partenaire du Mouvement des citoyens veut une communauté des États. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien. Il faudra clarifier.
L’Événement : Continuons à clarifier. En novembre, ici même, vous déclariez « ne chasser sur aucune terre » et vous en appeliez à tout le monde, aux abstentionnistes, aux électeurs de gauche et même aux électeurs de droites. C’était quand même un peu attrape-tout…
Daniel Cohn-Bendit : Je ne crois pas. Mais je veux bien m’en expliquer. Je suis contre une politique de brouillard. Je veux que les électeurs sachent à quoi s’en tenir. D’habitude, on brouille les cartes pour pouvoir fédérer le plus d’électorats possibles. Moi, j’ai fait le pari inverse de tout annoncer pour que les électeurs puissent se dire : « Je suis pour les Verts et Daniel Cohn-Bendit sur ses positions européennes, même si, sur le nucléaire, j’ai des points d’interrogation. » Ou pour que d’autres se disent : « Je suis pour les Verts et Daniel Cohn-Bendit sur leurs positions sociales et écologiques, même si, sur l’Europe, j’ai des points d’interrogation. » C’est, je crois, le contraire du brouillard.
L’Événement : Donc, ni attrape-tout ni opportuniste…
Daniel Cohn-Bendit : Celui qui est opportuniste, c’est celui qui cherche à gommer les contradictions. Moi, je les assume. J’affirme que, si on veut, aujourd’hui, plus de justice sociale et de raison écologique, une politique des droits de l’être humain et du respect de toutes les minorités, alors on peut suivre notre liste. Il faut savoir que je veux changer l’Europe, mais je la prends aussi telle qu’elle existe. Je ne triche pas.
L’Événement : Et pourquoi l’Europe et pas la nation ?
Daniel Cohn-Bendit : Parce que la Nation n’est plus de taille à défendre les intérêts des défavorisés, ce qu’elle a pu faire dans le passé. C’est l’Europe qui va reprendre ce flambeau. Un exemple : dans tous mes meetings, il y a toujours une question sur le marché. Je réponds que je suis pour une régulation des marchés. Mais il y a deux façons de combattre l’omnipotence du marché. On peut rêver en imaginant une prise de pouvoir par les conseils ouvriers qui imposeraient effectivement une nouvelle économie. Moi, je n’ai pas le temps d’attendre une révolution qui ne me paraît ni souhaitable comme ça ni probable. Je préfère la solution réformiste.
L’Événement : Compte tenu de ce que vous venez de dire, vous ne vous étonnerez pas qu’un Krivine – qui se veut, lui, révolutionnaire – affirme que votre programme, c’est du « Jospin mâtiné de Madelin » et vous reproche de vous présenter comme « médiateur entre la banque centrale européenne et des millions de chômeurs ».
Daniel Cohn-Bendit : J’adore Alain car il a gardé son sens juvénile de la répartie révolutionnaire un peu jusqu’au-boutiste et qui, politiquement, ne porte pas à conséquence. Pour le paraphraser, son programme, c’est celui de la dictature démocratique d’Arlette mâtiné par Robert Hue, qui, d’ailleurs, va l’accueillir dans son groupe parlementaire européen. Le PACS Arlette-Alain nous promet une radicalisation sociale et révolutionnaire organisée, d’un côté, par une secte idéologico-politique (LO) et, d’un autre côté, une social-démocratie ultra-radicale (la LCR). Quant à moi, je dis : soyons réalistes, revendiquons par l’action politique et parlementaire l’impossible, une union européenne digne d’être aimée parce qu’elle a le sens de la responsabilité écologique et sociale.