Interview de M. Daniel Cohn-Bendit, tête de liste des Verts pour les élections européennes de 1999, dans "Libération" du 22 mars 1999, sur les débuts de campagne électorale et sur ses relations avec la gauche, notamment avec le PCF.

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Libération : Votre atterrissage a été plus difficile que prévu. Le grand perturbateur fait moins peur aujourd’hui. Qu’est-ce qui se passe ?

Daniel Cohn-Bendit : Le départ de la campagne était plus lié à un fantasme qu’au réel. Un fantasme de tout le monde – de moi y compris –, c’est-à-dire ancré autant dans l’histoire que dans la réalité d’aujourd’hui. Les médias, les individus ont réagi avec l’affect de la France à sa propre histoire, ils ont réagi à 68, à mon image d’alors. Cette société vit avec des mythes, la Résistance, la guerre d’Algérie, Mai 68… Aujourd’hui, je ne suis pas quelqu’un qui tente de s’imposer avec la provocation, la phrase, le mot, mais qui a une expérience politique et qui veut débattre d’un grand projet politique : une certaine idée de l’Europe. N’empêche, il y a eu La Hague, les chasseurs, Chevènement… Des événements venus brouiller mon image. Et les gens se sont dit : « Il est fidèle à son histoire, il provoque, il trouble. » Nous, on ne veut pas un revival « Cohn-Bendit 68 », mais un discours sur l’Europe.

Libération : Vous-même ne détestiez pas jouer « Cohn-Bendit le retour » ?

Daniel Cohn-Bendit : Oui, mais ce n’est pas simplement un retour en France, c’est un retour comme acteur politique. Sûrement, dans mon for intérieur, il y avait la volonté de dire : « Je n’ai pas changé », peut-être même le défi d’affirmer : « Je suis le seul à ne pas avoir changé. » Mais ça, c’est plus inconscient que stratégique. D’ailleurs, le résultat est là : c’est le contraire de ce que je suis qui apparaît. Car j’ai changé politiquement, ma manière d’être adjoint au maire de Francfort ou député européen, ce n’est pas la manière dont je faisais de la politique en 68. Je vois bien qu’une partie de mes concurrents a vu l’opportunité : « Et si on arrivait à l’enfermer dans 68 ? » Mais, moi, j’ai un rapport très clair avec mon histoire, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. La mienne est double. Après 68, je suis devenu « spontanéisto-révolutionnaire », j’ai vécu dans un contre-milieu, j’ai été éducateur dans un jardin d’enfants, libraire…, et j’ai adhéré aux Verts. Maintenant, j’assume un réformisme écologique et social, corrigé par ma spontanéité. Mais, quoi que je fasse, j’interpelle par l’Histoire. Maintenant que je l’ai compris, il faut que j’arrive à solder positivement 68. Et dire qu’aujourd’hui, c’est autre chose.

Libération : Avez-vous des regrets ?

Daniel Cohn-Bendit : J’ai été surpris par le fait que même quand il y a une agression, elle est toujours mesurée à l’aune de la provocation. Est-ce que c’est une provocation d’aller à La Hague ? Moi, je veux aller là où ça fait mal. Les chasseurs ? J’ai été pris par un psychodrame, auquel s’est ajoutée une manipulation xénophobe de la droite et de l’extrême droite. Puis arrive l’histoire Chevènement, avec des mots très forts. Une partie de l’électorat de la gauche s’est dit : « Sa manière d’être met en péril l’équilibre compliqué de la gauche plurielle. » Mais la seule erreur politique que j’ai commise, ça a été de me laisser aller à cette histoire de concurrence avec le PC. Mon projet, c’est un débat sur l’Europe, et je me suis amusé à qui va gagner, du PC ou des Verts. Ça, c’était inutile. Mais je persiste à penser que le reste était inéluctable. Il était visiblement nécessaire qu’il y ait d’abord un affrontement pour ensuite pouvoir discuter, comme c’est le cas aujourd’hui avec la CGT Énergie ou les chasseurs. Et j’ai sous-estimé la peur des caciques de la politique devant ma volonté de débattre.

Libération : Et renoncer à ce mot « libéral », fort mal vu à gauche ?

Daniel Cohn-Bendit : Ça reste quelque chose qui fait partie de mon identité politique. Chacun sait bien que je me réfère à un libéralisme politique et qu’en économie je veux dire simplement que je n’ai pas de tabous. Libéral s’oppose à totalitaire. Libertaire rime avec émancipation sociale et solidaire contre une idéologie uniquement marchande. Écologie signifie dépasser le productivisme social-démocrate. Il y a un vrai problème de la culture politique française : les espaces y sont restreints et manichéens. On dit libéral et on se retrouve rangé avec Alain Madelin. J’ai une histoire politique de trente ans, et pas seulement en France, il est évident que je confronte l’électorat avec une partie de mon identité politique inspirée aussi par une autre culture politique. Pour une élection européenne, ce n’est pas un défaut.

Libération : On dirait que c’est un handicap…

Daniel Cohn-Bendit : Au début, oui. Mais si l’on cherche là où il n’y a pas de handicap, c’est de I’opportunisme généralisé. Être un candidat européen aujourd’hui, expliquer qu’une telle aventure passe par des hauts et des bas liés aux majorités des différents pays, c’est de toute façon être en porte-à-faux, puisqu’en France, comme en Allemagne, on a tendance à voir les événements en fonction de leur définition nationale.

Libération : Est-il désormais interdit de commenter la liste de Robert Hue ?

Daniel Cohn-Bendit : C’est une liste intelligente et, pour reprendre Alain Krivine, qui témoigne d’un bon carnet d’adresses. Mais Robert Hue dit qu’il veut être le mouvement de l’Europe. C’est là où j’attends sa liste : comment mélanger tant de discours sur l’Europe. Derrière le cou – je serais le dernier à cracher sur un coup –, il y a un vrai débat politique à avoir. Il faut que je rappelle Robert…

Libération : Fort de ces enseignements, que pensez-vous faire ?

Daniel Cohn-Bendit : Dire voilà, nous, les Verts, avons un projet de cohésion pour l’Europe. Cohésion démocratique : réforme des institutions, renforcement du Parlement. Cohésion constitutionnelle : déclaration des droits fondamentaux des citoyens européens pour aller vers une Constitution européenne. Cohésion sociale : réduction du temps de travail en Europe de 10 % en cinq ans, sur le mode des critères de convergences ; instauration d’un SMIC européen. Cohésion politique : définition de l’intérêt commun de l’Europe qui n’est pas simplement la somme des visions nationales ; puis élaboration d’une politique étrangère européenne intégrant la prévention des conflits en amont avec un corps civil de paix et une capacité d’intervention – voir le Kosovo ou la Bosnie –. Cohésion écologique : harmonisation des politiques d’environnement. « Last but not least », une cohésion multiculturelle pour garantir le pluralisme de nos rêves, de nos images, de nos fantasmes. Ainsi, l’Europe se donnera les moyens de renforcer ses cinémas, ses musiques, ses littératures… C’est ce discours européen qui permettra aux Français de se dire : « Tiens, il n’a pas vraiment changé, mais il se bat pour autre chose. »