Interview de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, à RTL le 29 mars et article dans "Le Monde" du 1er avril 1999, intitulé " Sommes-nous prêts à nous battre ?", sur l'intervention de l'Otan contre la Serbie (notamment la question d'une intervention militaire terrestre de l'Europe).

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Début de l'offensive de l'Otan contre la Serbie, dans la nuit du 24 au 25 mars 1999

Média : Emission L'Invité de RTL - Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - RTL

Texte intégral

RTL – lundi 29 mars 1999

RTL : La participation de la France aux bombardements sur la Serbie a été décidée conjointement par le président de la République et le Premier ministre, vous êtes solidaire ?

Alain Madelin : Oui – y a un « mais » quand même – mais oui, parce qu'il est évident qu'on ne peut pas, à la veille de l'an 2000, sur le continent européen accepter que des Européens massacrent d'autres Européens sans rien faire. On ne peut pas laisser faire cette folie de rêve de grande Serbie, menée par Miloševic – qui est un des derniers survivants du système communiste – la dernière pierre du mur de Berlin. On ne peut pas laisser faire. Donc, je crois que, dans ces cas-là, il y a un droit, un devoir d'ingérence.
L'histoire des siècles, c'est l'histoire de la force brutale et du droit. Et c'est vrai qu'au XXe siècle, la force brutale l'a beaucoup trop souvent emporté contre le droit. Et, en cette fin de siècle avec la Cour pénale internationale, avec le procès Pinochet avec bien d'autres choses, on est en train de dire – et je suis heureux qu'on puisse le dire sur le continent européen parce qu'il est le continent des droits de l'homme – : il existe un droit supérieur aux États. La souveraineté des États, ce n'est pas tout. Et les droits de l'homme, nous considérons que ce sont des valeurs fondamentales. Les frontières ne doivent pas arrêter la lutte pour les droits de l'homme.

RTL : Ça, c'est le « oui », et où est le « mais » ?

Alain Madelin : Ça, c'est le « oui ». Ensuite, c'est le « comment ». A-t-on le droit et le devoir d'intervenir ? Oui, oui et oui ! Comment ? D'abord par la négociation, essayer de tout faire pour parvenir à un accord. On a fait beaucoup, mais on s'aperçoit aujourd'hui qu'il y a des Russes.

RTL : On fait appel aux Russes, d'ailleurs.

Alain Madelin : Peut-être qu'il aurait fallu s'en apercevoir avant. Je pense que la Russie a un rôle extrêmement important. La Russie est une nouvelle et fragile démocratie, et je crois qu'il y a vraiment besoin de l'inclure dans le concert européen. Je crois qu'en 1992, vraisemblablement, on a manqué l'occasion de faire un grand traité de sécurité pan-européen entre l'Europe et les Russes, dans lequel nous aurions mieux impliqué les Russes. Aujourd'hui, dans ces négociations – je n'en connais pas le détail –, mais je trouve un peu dommage que l'on ait laissé les Russes sur le bord du chemin. Certes, aujourd'hui, peut-être peuvent-ils avoir un rôle. Mais je crois qu'on ne peut pas prendre des décisions, comme ça sans les Russes.
L'ONU, moi, je m'en moque. On a dit : « Oui, mais c'est une décision… le Conseil de sécurité… » Eh bien, le Conseil de sécurité est une institution qui date de la « Guerre froide ». Dans le Conseil de sécurité, il y a des Chinois. Ils ne peuvent pas avoir un droit de veto sur le monde entier en ce qui concerne l'application des droits de l'homme. Donc, à défaut du Conseil de sécurité, en revanche, je pense qu'il y a besoin de faire en sorte que tous les Européens et les grands Européens – je mets les Russes dedans –, puissent jouer d'un commun accord. Je regrette, sur le plan diplomatique, que l'on n'ait pas mis les Russes dans le coup.

RTL : Mais pourquoi ? Croyez-vous que les Américains ont été trop suivistes par rapport aux Américains ? Ils ont trop compté sur la puissance américaine ?

Alain Madelin : C'est l'autre point. Les négociations, à un moment donné, on a dit : « On a tout fait. » Et peut-être que l'on a tout fait – avec ce bémol sur le rôle qu'on aurait pu faire jouer aux Russes –. Mais ensuite, on dit : « On va intervenir par la force. » Mais très bien, on intervient par la force ! Et, à ce moment-là, se pose la question qu'on est en train de découvrir aujourd'hui : est-ce que les forces aériennes suffisent ?

RTL : Les militaires disent « non ».

Alain Madelin : Les militaires et les chefs d'État et de gouvernement, qui ont pris cette décision, ont dû analyser le problème : ils pensent que la force aérienne, les différentes étapes de forces aériennes, sont susceptibles d'amener Monsieur Miloševic à la table de négociation.

RTL : Mais, pendant ce temps-là, on parle de catastrophe humanitaire au Kosovo.

Alain Madelin : J'espère qu'ils ne se sont pas trompés, et j'espère bien évidemment que, pendant ce temps, Monsieur Miloševic ne pratique pas la fuite en avant, la politique de terre brûlée. On utilise des mots très graves. Ce matin, on utilise même le mot « génocide » pour ce qui se passe au Kosovo. Alors, sur ce point-là, je dis qu'il faut quand même clairement dire à Monsieur Miloševic que, s'il devait être complice des milices serbes sous une forme ou sous une autre, eh bien, la communauté internationale va se donner les instruments pour poursuivre de tels actes. Il y aura un tribunal pénal international devant lequel Monsieur Miloševic, un jour, s'il devait être complice de ceci, devrait répondre.

RTL : Regrettez-vous que les chefs d'État et de gouvernement, Jacques Chirac mais aussi Bill Clinton, Lionel Jospin disent : « Jamais, on n'enverra des forces terrestres » ?

Alain Madelin : Je peux le comprendre pour les Américains. Je ne le comprends pas pour les Européens. Les Américains disent : « Nous voulons bien mettre du matériel, et puis faire la guerre d'en haut avec nos bombardiers. Mais les Européens ne peuvent pas, à la fois, regretter que les Américains soient trop en avant dans cette affaire, et en même temps dire aussi : « Jamais nous, les Européens, nous ne participeront à une opération terrestre. »
D'abord, il ne faut pas dire « jamais ». Le fait de dire « jamais », aujourd'hui, c'est donner une sorte de permis de chasse à Monsieur Miloševic et aux milices serbes au Kosovo, puisqu'ils savent qu'ils ne risquent pas grand-chose au sol. Et puis, au surplus, je trouve ça gênant. En ce moment, on va parler beaucoup de l'Europe. Eh bien, l'Europe, c'est un peu plus qu'une négociation sur la politique agricole commune à Berlin ou ailleurs ! L'Europe, c'est une certaine idée des droits de l'homme. Jamais on n'acceptera qu'un soldat européen meure sur le terrain, ça me paraît…

RTL : Mais l'opinion publique a peur des morts.

Alain Madelin : On ne peut pas dire que les droits de l'homme auxquels on croit, les massacres du Kosovo dont on ne veut pas, ce sont des idées, certes de belles idées, pour les médias, les télévisions, les radios, et que jamais on n'acceptera la mort d'un soldat européen. Je crois que l'honneur de l'Europe, dans ce cas-là, c'est de ne pas exclure, le cas échéant, une intervention terrestre. Si l'on croit à ces idées-là, il faut parfois accepter de mourir pour elles.

RTL : L'objectif à vos yeux, c'est chasser Miloševic du pouvoir ? Ou simplement empêcher une catastrophe humanitaire au Kosovo ?

Alain Madelin : Premier temps : empêcher une catastrophe humanitaire. Encore une fois, j'espère que l'on ne s'est pas trompé en ce qui concerne les frappes aériennes. J'espère qu'elles seront suffisantes. Si elles ne devaient pas l'être, je crois qu'il serait prudent, aujourd'hui, de se donner les moyens d'une intervention terrestre et que les Européens acceptent de dire que cette intervention terrestre, c'est leur affaire. Ne pas accepter qu'un Européen tire sur un autre Européen, c'est d'abord l'affaire des Européens. Ça donnerait peut-être un peu d'âme et de couleur à l'idée d'Europe dont on a beaucoup parlé.


Le Monde, 1er avril 1999

Oui, l'intervention au Kosovo est légitime. Les Européens ne pouvaient plus longtemps accepter sans réagir que des Européens massacrent d'autres Européens sur le sol européen. Ne pas intervenir, c'était accepter la purification ethnique, la destruction de villages entiers, la perpétration des atrocités et leur cortège de réfugiés. C'était se rendre coupable de non-assistance à Européens en danger.

Je mesure bien que le seul fait de dire qu'il est légitime d'intervenir au Kosovo constitue un formidable bouleversement des repères traditionnels de notre politique étrangère. Voici que la souveraineté des États s'efface devant l'exigence du respect des droits de l'homme. C'est là une nouvelle donne, conséquence directe de la chute du mur de Berlin et de l'effondrement de l'empire soviétique.

Dans l'éternelle lutte de la force et du droit qui marque l'histoire de l'humanité, les longues années du conflit Est-Ouest ont vu le principe de non-ingérence l'emporter sur les droits de l'homme. Voici qu'émerge à tâtons une nouvelle hiérarchie des normes qui place enfin les droits de l'homme au-dessus du droit des États.

Bien sûr, il n'existe pas encore d'autorité internationale pour dire ce nouveau droit. L'ONU, ne serait-ce qu'en raison du droit de veto de la Chine communiste au Conseil de sécurité, n'est pas apte aujourd'hui à exercer cette mission. Bien sûr, pendant longtemps encore, on aura le sentiment qu'il existe deux poids et deux mesures. Qu'à la balance de cette nouvelle justice, les Tibétains, les Kurdes ou les Rwandais pèsent moins lourd que les Bosniaques ou les Kosovars.

Bien sûr, il manquera encore longtemps à ce nouveau droit la force nécessaire pour être partout respecté.

Quoi qu'il en soit, ainsi va l'histoire, comme en témoigne la volonté des nations civilisées de donner vie bientôt à une Cour pénale internationale, certes imparfaite mais précieuse, pour juger des crimes de guerre, des actes de génocide et des crimes contre l'humanité, et pour que plus jamais les barbaries qui ont ensanglanté le XXe siècle ne puissent être perpétrées en toute impunité.

Voici maintenant neuf ans que le régime de Miloševic entache l'Europe. Pratiquant la fuite en avant nationaliste pour maintenir un pouvoir dictatorial, il est déjà responsable de plus de 200 000 morts et d'opérations de nettoyage ethnique qui ont entraîné les massacres et l'exode.

Il faut dire clairement qu'il est de notre volonté de traduire devant un tribunal international les auteurs et les instigateurs des crimes de guerre et actes contre l'humanité qui ensanglantent l'ex-Yougoslavie.

Si la France reste l'amie du peuple serbe, elle ne peut qu'être l'adversaire d'un régime antidémocratique fondé sur le nationalisme exacerbé, le fanatisme et l'intolérance.

Que valent nos valeurs si les Européens qui les déploient volontiers sur les plateaux de télévision ne sont pas prêts à s'engager pour elles sur les théâtres d'opération ?

Il faut dire au peuple serbe, comme à tous les peuples de l'ex-Yougoslavie, que la démocratie non seulement est porteuse de paix, mais qu'elle est aussi, pour peu qu'on ne la réduise pas à la loi de la majorité, la meilleure garantie du droit des minorités.

Tout a été fait, dit-on, pour faire entendre raison aux parties en présence au Kosovo et parvenir à un accord. Cela est sans doute vrai. Même si l'on a le sentiment que le pouvoir de médiation de la Russie aurait pu être mieux utilisé, et plus tôt. L'échec de ces négociations ne pouvait qu'entraîner l'usage de la force. On peut, certes, regretter que l'Europe ne dispose pas des moyens d'assurer en propre la sécurité et la paix sur son sol et qu'elle doive s'en remettre aux Américains et à l'OTAN. Quoi qu'il en soit, l'Europe a fait preuve de cohésion.

Mais aujourd'hui, beaucoup s'interrogent : ces frappes aériennes, vont-elles freiner ou accélérer l'offensive serbe au Kosovo ? Faut-il sembler exclure d'emblée toute intervention terrestre ? Tous espèrent que ces frappes aériennes, calculées pour stopper l'offensive serbe au Kosovo, vont rapidement amener une solution au conflit. Je pense cependant que ce serait une erreur de rejeter a priori toute idée d'intervention terrestre.

Je pense même qu'en toute indépendance vis-à-vis des États-Unis, les Européens devraient s'affirmer prêts, le cas échéant, à engager des opérations terrestres qui pourraient se révéler nécessaires, même si je ne mésestime pas l'ampleur des forces à mobiliser et les délais de préparation d'une telle opération.

De toute façon, tôt ou tard, pour démilitariser les milices, empêcher les excès de part et d'autre, il faudra déployer au sol une force d'interposition.

Refuser toute perspective d'engagement terrestre, c'est refuser l'idée que les Européens puissent se battre pour les valeurs dont ils se réclament.

Le véritable ciment de l'Europe, ce qui fonde le projet européen – et plus encore le projet de la grande Europe réunifiée de demain –, ce n'est pas le nombre de ses consommateurs ou la taille de son marché. C'est une idée, un point de vue sur l'humanité et sur le monde, l'affirmation de la liberté et de la dignité de la personne humaine, la proclamation que l'homme a, en tant que tel, des droits inaliénables supérieurs à tout pouvoir.

Que valent ces valeurs si les Européens qui les déploient volontiers sur les plateaux de télévision ne sont pas prêts à s'engager pour elles sur les théâtres d'opération ? Que valent nos incantations à la défense européenne, si notre engagement ne va pas au-delà du dernier Tomawak américain ? Qu'est-ce que l'Europe si les seules batailles qui valent sont celles que l'on mène sur le prix des céréales ?

L'Europe, aujourd'hui, a l'occasion, au travers de cette tragédie qui se joue sur son sol, de pouvoir ancrer son projet dans les valeurs les plus hautes. L'Europe est-elle prête à se battre pour le Kosovo ? Sinon, où est l'Europe ?