Texte intégral
À 20 ans, il a lui aussi connu ça
« Vous avez raison de parler crûment »
Par Lionel Jospin
Le ministre de l'Éducation nationale répond par lettre à ce professeur courageux
Madame,
« Le Nouvel Observateur » m'a demandé de réagir à votre texte que j'ai trouvé d'une rare justesse dans l'expression, dans l'émotion, dans l'analyse au quotidien de votre expérience rude d'enseignante. J'ai choisi de vous écrire pour bannir – autant que cela me soit possible – le commentaire institutionnel et m'efforcer d'user, moi aussi, de ce ton personnel qui est le vôtre.
Votre témoignage est difficile à entendre pour ceux qui ont du collège des images d'un autre temps ou d'autres lieux. Mais je connais ce que vous décrivez pour l'avoir vécu, jeune adulte de 20 ans, quand je m'occupais d'enfants difficiles, de caractériels et de cas sociaux et pour le tenir aujourd'hui d'un certain nombre d'enseignants.
Votre cas n'est ni exceptionnel ni général. II concerne certains secteurs (banlieues en difficulté, régions défavorisées, zones d'immigration forte) mais qui s'étendent au fur et à mesure que croissent le chômage et les problèmes urbains et que se perdent valeurs collectives et repères sociaux.
Vous avez raison de parler crûment de la violence, de l'horreur du calme, de la difficulté à gérer leur corps ou à fixer leur attention qui sont celles de jeunes que vous avez rencontrés.
Je suis heureux que, tout en vous adaptant – si difficilement – à vos élèves, vous ayez maintenu des exigences intellectuelles, refusé l'idée d'un enseignement au rabais, gardé le goût des beaux textes, l'objectif de toujours enseigner quelque chose, que vous ayez affirmé la volonté d'être respectée, l'existence d'une loi, le désir d'une autorité. Vous n'êtes pas devenue une animatrice, vous êtes restée une enseignante.
J'ai été frappé de votre solitude pédagogique. Vous travaillez sans « aucune méthode », donc sans avoir reçu de formation professionnelle avant et après votre concours. Mais plus frappante encore est votre solitude humaine. Où sont vos collègues, leur soutien, le dialogue, la gestion collective des problèmes ? Ils semblent absents de votre description.
Que vous souhaitiez partir ailleurs – si c'est possible – à la fin de cette année scolaire relève de votre liberté ! Mais vous l'avez écrit vous-même : « Quelqu'un devra prendre ma place. ».
Alors ! Que vous répondre ?
Pour ce qui est de la violence – non pas latente mais ouverte –, si elle se tourne directement contre les professeurs et les élèves, elle doit être fermement sanctionnée ; chaque plainte qui sera déposée sera par nous systématiquement soutenue. II est vrai qu'un élève de moins de 16 ans exclu d'un établissement doit être aujourd'hui repris dans un autre au nom de l'obligation scolaire. Faut-il y renoncer ? Je ne le crois pas, sauf en cas de récidive ou d'impuissance à régler son cas.
Certains établissements connaissent Je vrais problèmes de sécurité. S'ils relèvent de l'ordre public, le ministère de l'Intérieur et la police doivent travailler aux côtés de l'Éducation nationale, dans la prévention comme dans la sanction.
Vous dites d'une phrase lapidaire : « Ici, les problèmes sociaux tuent les profs à petit feu. » Ces questions sont essentielles, même si elles débordent mon champ d'action. Je voudrais vous dire ceci : on ne peut passer son temps – dans cet hebdomadaire comme ailleurs – à prôner des politiques économiques orthodoxes, hyperréalistes, libérales et économes d'emplois et s'étonner ensuite d'avoir des problèmes sociaux insupportables, impossibles à régler et qui envahissent l'école. La violence n'est pas une humeur du temps, elle est un solde.
Mais restons dans l'éducation. Former mieux les enseignants est essentiel. Aussi particulière que soit votre expérience – début d'une carrière à 40 ans dans un établissement difficile –, elle est révélatrice du mouvement qui conduit de la représentation abstraite du métier à l'une de ses réalités. Les instituts universitaires de formation des maîtres doivent, tout en élevant le niveau atteint dans chaque discipline, préparer à l'exercice concret de l'activité professionnelle enseignante.
L'amélioration du cadre matériel de vie – qui est désormais Je la compétence des collectivités locales –, l'accroissement des moyens mis à la disposition des établissements difficiles, dans l'esprit de ce qui est fait dans les zones d'éducation prioritaires, sont essentiels. Je voudrais que les personnels y soient favorisés (dans leur carrière ou dans leur revenu), que les élèves par classe y soient moins nombreux. J'ai commencé à aller dans ce sens. Mais les résistances à ces différenciations sont réelles, y compris chez les enseignants, au nom de l'égalité de traitement.
La diversification des parcours scolaires, des pédagogies, la suggestion d'éviter la voie de l'enseignement général pour ceux qui n'y peuvent réussir, le développement de l'enseignement professionnel et de l'alternance, le traitement dès le collège du problème des élèves en grande difficulté, voilà des dossiers que nous faisons avancer cette année.
Nous nous efforçons aussi de faire évoluer les méthodes de travail, de développer le travail en équipe, la gestion collective des problèmes autour d'un projet d'établissement, afin que le collège et le lycée ne soient pas seulement une addition de tentatives individuelles.
Vous avez eu cette phrase à propos de vos élèves : « Je les ai même détestés jusqu'au moment où ils me sont apparus dans leur individualité. » Enseigner à tous, reconnaître chacun dans sa singularité, rassembler autour de valeurs et de règles, tels sont les objectifs que doit se fixer une école qui ne renonce pas à sa mission.
Certes nous sommes loin du compte, même si nous avançons dans cette voie. Mais croyez-vous que les « hussards noirs de la République » – qu'on idéalise tant aujourd'hui – étaient mieux armées que vous face aux petits paysans incultes et qui jamais n'avaient connu l'école ? C'est toujours la même vieille lutte pour le savoir qui se poursuit.
Très cordialement à vous.
L. J.