Interviews de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à France-Inter et France 2 le 22 juin 1999, sur la mise en place des 35 heures.

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Média : France 2 - France Inter - Télévision

Texte intégral

France Inter - mardi 22 juin 1999

S. Paoli
Fallait-il donner du temps à la réduction du temps de travail ? C’est dans les colonnes du Monde que la ministre du Travail a annoncé son intention de faire de l’année 2000, pour les entreprises de plus de 20 salariés, une période d’adaptation pendant laquelle les heures supplémentaires effectuées entre 35 et 39 heures ne seront taxés qu’à 10 %. Le montant de cette taxation pouvant être versé à un fonds dont l’objet serait de mieux indemniser les chômeurs. Cet aspect du projet restant imprécis. Pourquoi ce délai d’un an ? S’agit-il, ainsi que le souhaitait la CFDT, d’un amortisseur évitant une mise en œuvre brutale des 35 heures qui freinerait le mouvement de négociation dans les entreprises, ou, comme l’estiment les Verts, est-ce le début d’un renoncement sur les 35 heures ? Le silence du Medef vaut-il ce matin pour un satisfecit à M. Aubry ?

Quelle est votre version de ce délai d’un an ?

M. Blondel
M. Aubry a sauté l’obstacle, mais maintenant qu’elle arrive pour la réception, elle a peur.

S. Paoli
Elle recule, elle ne veut pas faire les 35 heures ?

M. Blondel
Je crois qu’elle n’a peut-être plus facilement affirmé qui était le sien au départ. Il y a un peu de realpolitik parce que les 35 heures n’ont pas donné les résultats qu’elle escomptait en matière d’embauche, de création d’emplois. Alors, elle se donne un peu de temps. La réalité fait que c’est de l’obstination. Je suis pour les 35 heures et je suis pour qu’on les applique immédiatement. Ça ne change rigoureusement rien de donner un délai de transition, sauf que ça donne l’impression qu’on faiblit sur la décision. Le syndrome L. Blum est en train de disparaître un petit peu. On devrait appliquer les 35 heures tout de suite, durée légale et ça continuerait à négocier puisque la négociation est alimentée par les aides de l’Etat. Les entreprises qui voudront les aides de l’Etat passeront par le phénomène de négociation. Ce qui veut d’ailleurs dire que la négociation n’est pas aussi libre que ça.

S. Paoli
Mais vous dites implicitement que c’est une concession faite au Medef ?

M. Blondel
Oui, c’est une concession sérieuse faite au Medef. L’ensemble des propositions de M. Aubry écornent quelque peu l’image qu’elle s’était donnée. Je la trouve beaucoup plus libérale que par le passé, au moins dans ce qu’elle écrit. Elle dit : il ne faut surtout pas avantager les heures supplémentaires, il ne faut surtout pas faire des heures supplémentaires, il faut embaucher. Et à la place de taxer les heures supplémentaires, à la place de les surenchérir, elle dit 10 %. Nous escomptions 25 %. Ça veut dire qu’elle rend plus accessibles les heures supplémentaires par le patronal. C’est une concession au patronat.

S. Paoli
Mais vous n’acceptez pas l’idée qu’il s’agirait d’une sorte d’amortisseur, d’un tampon qui permettrait d’entrer plus facilement dans le protocole des 35 heures pour ne pas bloquer la négociation ?

M. Blondel
Mais la négociation n’est pas alimentée par ça. La négociation dans l’entreprise est alimentée par les fonds que l’Etat donne pour essayer d’imposer les 35 heures. C’est clair. La négociation, ça a été aussi 8 millions de salariés qui bénéficient d’un accord de branche. C’est l’élément déterminant. Nous avions pensé qu’en signant ces accords de branche avec 8 milliards de personnes sur 14 millions du privé, on rendait les choses inéluctables. Ce n’est pas aussi sûr que ça. Nous sommes le 10 octobre 1997, le Premier ministre décide les 35 heures, dit qu’elles seront applicables à l’an 2000, on en est maintenant à 2001, compte tenu qu’il y a une différence entre les plus et les moins de 20, on en est aussi à 2002. Je serais M. Seillière, je dirais : si c’est 2001 pour les plus de 20, j’attends la fin de l’année 2001 et je vais dire : on met tout le monde à 2002 et je gagnerai encore un an. A la limite pourquoi pas encore quelques temps après, si ce n’était en espérant un changement de pouvoir par exemple.

S. Paoli
Vous pensez aux législatives et vous pensez que ce serait une façon de sortir des 35 heures ?

M. Blondel
Bien sûr et je dis très clairement que politiquement - ce n’est pas mon souci, je ne suis pas là pour défendre l’étendard du PS ni la politique de L. Jospin -, les 35 heures qui ont été annoncées comme une grande conquête de la gauche, vont arriver, de report en report, à ne signifier plus rien. Déjà dans les entreprises, les salariés en ont peur. Ce qui était une revendication, maintenant ça leur fait peur. Je vois peut-être une astuce supplémentaire, mais c’est mon côté toujours critique : plus on retarde dans le privé l’application réelle des 35 heures et moins le Gouvernement sera engagé pour ses propres salariés.

S. Paoli
Mais la question des salariés compte aussi beaucoup. Il y a beaucoup de salariés qui ne sont pas si pressés de renoncer aux heures supplémentaires.

M. Blondel
Vous faites une erreur de jugement ou une erreur de lecture qui est d’ailleurs partagée par M. Aubry. On a l’impression, quand on lit M. Aubry, que ce sont les salariés qui revendiquent les heures supplémentaires. Détrompez-vous ! C’est le patron qui demande aux salariés de faire des heures supplémentaires. Et lorsque les salariés demandent à faire des heures supplémentaires, c’est quand il y a une modération salariale. Mais la modération salariale a trop joué. Ceci étant, je vous rappelle que la grande majorité des salariés, c’est entre le Smic et 1,8 le Smic. Ça veut dire que la grande masse des salariés ont des salaires modérés. A partir de ce moment-là, qu’il y ait un abondement par les heures supplémentaires, ça peut se comprendre. Moi, je suis contre. Je rappelle qu’en 1995, j’avais demandé qu’on limite les heures supplémentaires. J’avais fait des calculs. A l’époque, la masse des heures supplémentaires correspondait grosso modo à 250 000 emplois plein temps. Mais il ne faut pas arrêter les heures supplémentaires parce qu’il y a des métiers dans lesquels elles sont incontournables. Ceci étant, il ne faut pas considérer que ce sont les salariés qui revendiquent des heures supplémentaires.

S. Paoli
Vous dites qu’au fond les 35 heures n’ont pas permis de créer des emplois mais que ça a apporté de la flexibilité dans l’entreprise.

Je dis que ça ne crée pas automatiquement et arithmétiquement des emplois. Ça créera peut-être des emplois mais pas de la même façon selon les secteurs d’activités.”

S. Paoli
Mais vous dites : en se donnant un délai d’un an, on anesthésie les 35 heures.

M. Blondel
Le terme n’est pas trop radical, c’est une anesthésie.”

S. Paoli
Donc flexibilité plus anesthésie, ça donne quoi ?

M. Blondel
Plus des heures supplémentaires pas chères ! On disait 450 000, 700 000 emplois ; maintenant, on dit 50 000 emplois ; et encore, quand on regarde de plus près, on voit qu’il y a la conjonction d’une série de choses, y compris des effets d’aubaine.

S. Paoli
Vous pensez comme les Verts que c’est le début du renoncement ?

M. Blondel
Je pense que M. Aubry qui était très attachée à son image de culture de gauche par rapport à Strauss-Kahn, elle est plus près de Blair et Schroëder qu’elle ne le pense.

S. Paoli
Mais elle s’en défend.

M. Blondel
C’est de la psychologie, c’est bien normal. Vous savez bien que quand quelqu’un ne pense pas être candidat à quelque chose, c’est qu’il l’est.

S. Paoli
Ça vous a énervé qu’elle s’exprime d’abord dans Le Monde.

M. Blondel
Inacceptable. Parce que nous étions en consultation et qu’elle nous avait dit : je vais vous envoyer les textes préparatoires et que nous devions nous revoir. Le dialogue avait été repris bien qu’il ait trainé quelque peu. Elle va soumettre ses textes au Conseil d’Etat, etc. On ne pense plus aux exonérations de cotisation sociale, etc., elle avait décidé les choses. Or en plus, je sais que ça n’est pas arbitré. C’est à la fois pour l’opinion publique, pour les organisations syndicales et pour le Gouvernement. En quelque sorte, elle prend l’opinion publique à témoin pour avancer sur un terrain de manière à se conforter dans la discussion.

S. Paoli
Vous parlez de la solitude de M. Aubry. E, elle fait sa route toute seule ?

M. Blondel
Sa route toute seule, tout le monde l’avait vu, tout le monde l’avait compris. Le problème c’est que M. Aubry utilise avec intelligence et avec un certain talent l’impact qu’elle a sur l’opinion publique. C’est évident. Or, ça méritait peut-être de refaire une tripartite. Nous en avions fait une en 1997, c’était peut-être le moment de faire le point, de regarder et peut-être d’essayer de sortir une espèce de Digest des positions des organisations syndicales. Comme ça s’accompagne de surcroit d’une volonté de remise en cause de la représentativité des organisations syndicales, je ne peux pas ne pas faire la relation entre ce qu’elle affirme publiquement dans un journal par interview, le Monde, qui devient le journal officiel de la France et en même temps, elle met là-dedans la remise en cause éventuelle des accords qui seraient signés par des organisations minoritaires dit-elle. Je ne sais pas si elle se rend compte ce que cela signifie.

S. Paoli
Les questions sont nombreuses, sur ce texte des 35 heures très compliqué quand même.

M. Blondel
Techniquement oui. Mais à la limite, je me demande si ce n’est pas fait exprès.

 

mardi 22 juin 1999 - France 2

F. Laborde
On a cru comprendre que vous étiez singulièrement agacé par ce que vous avez lu dans Le Monde sur la seconde loi sur les 35 heures de M. Aubry.

M. Blondel
Quelque peu irrité parce que M. Aubry, après avoir consulté les organisations syndicales, avoir consulté le patronat, sous toutes ses formes, a jugé utile de faire une interview, et de donner en quelque sorte la ligne de ses conclusions. Elle nous avait indiqué qu’elle nous enverrait les textes préparatoires, puisqu’il s’agit d’une loi, mais elle a trouvé plus utile, peut-être plus politique, peut-être correspondant mieux à sa personnalité de faire une interview dans Le Monde. Ça devient quelque peu irritant dans la mesure où nous sommes ses interlocuteurs. Ça veut dire qu’elle ne respecte pas ses interlocuteurs.”

F. Laborde
Ça veut dire que le dialogue social en a pris un coup avec cette interview ?

M. Blondel
Il ne faut pas employer les grands mots. Mais dans la forme, il est clair qu’elle aime autant informer l’opinion publique plutôt que ceux qui sont censés représenter ceux qui vont “bénéficier”, entre guillemets, des dispositions en question. C’est le rôle des organisations syndicales de faire des commentaires, c’est notre rôle de dire : “ça, cela signifie ça dans la réalité, etc.” Il semble qu’elle veuille l’éviter. Depuis l’ouverture des discussions concernant les 35 heures, depuis l’initiation de cette loi, manifestement, on sent que le dialogue avec les organisations syndicales n’est pas l’élément permanent, c’est pourtant celui qui devrait être décisif.”

F. Laborde
Vous auriez préféré une réunion entre partenaires sociaux au ministère ?

M. Blondel
Bien sûr. Une consultation plus large, des conclusions, reprendre une espèce de suivi de ce qui avait été fait le 10 octobre 1997, quand on a fait la réunion avec le Premier ministre.”

F. Laborde
Sur le fond, n’y a-t-il pas quelque chose d’un peu paradoxal ? On avait cru comprendre que vous n’étiez pas un acharné des 35 heures, et aujourd’hui où M. Aubry dit : “on va mettre un an de délai supplémentaire”, vous voilà en train de dire : “non, il ne faut pas faire ça non plus.”

M. Blondel
Nous sommes pour les 35 heures, c’est-à-dire pour la réduction de la durée du travail. Où je suis très sceptique, où au moins je ne m’illusionne pas, c’est sur les effets automatiques et arithmétiques de la réduction de la durée du travail. Il y a d’autres organisations syndicales, il y a M. Aubry qui considèrent que, par définition, les 35 heures devraient créer des emplois. Ça n’est pas sûr. Ça créera certainement des emplois, certainement, mais pas d’une manière aussi importante. On disait 700 000, regardez où nous en sommes ! Et puis, ça dépend du secteur d’activité. On ne peut pas demander aux salariés de rentrer dans la mécanique de partage, c’est-à-dire que ce soit eux qui payent pour l’embauche de leurs camarades. On ne peut pas déshabiller Paul pour habiller Jacques, c’est clair. Ça veut donc dire que les limites de l’exercice ne sont pas aussi ambitieux que semble le faire M. Aubry. Ceci étant, maintenant que la loi est initiée, est-ce qu’on veut effectivement faire 35 heures ou est-ce qu’on veut faire semblant de faire 35 heures ? Que dit M. Aubry ? Qu’on pourrait attendre encore un an de transition. Je vous rappelle que, dans la première loi, il était prévu que ça serait 2002 pour les entreprises de moins de 20 salariés. Vous n’empêcherez pas le patronat de sauter sur l’occasion et de dire : “pourquoi ne pas mettre tout le monde à 2002 ?”

F. Laborde
Et puis sur les heures supplémentaires, il y a aussi un peu plus de souplesse.

M. Blondel
Elle fait un cadeau énorme aux employeurs. Les heures supplémentaires, au-delà de la durée légale, sont payées 25 % en plus. Nous pensions que la durée légale devenant 35 heures, la 36ème heure serait payée 125 %, le 37ème, la 38ème. Non, elle dit 10 %. Il y a quelque chose de paradoxal parce qu’en définitive, elle dit : “il ne faut surtout pas que la réduction du travail ait pour effet d’amplifier les heures supplémentaires.” Et puis, à la place de les surenchérir, elle dit : “ça va être 110 %.” Elle dit même : “les 10 %, les salariés ne l’auront pas.”

F. Laborde
Mais de quoi la soupçonnez-vous ? De vouloir mettre de la flexibilité à la place de la réduction ?

M. Blondel
Ça n’a rien à voir avec la flexibilité. C’est une question de coût du travail. La flexibilité, c’est sur l’année. Il s’agit de dire : on ne paye pas à 125 % des heures supplémentaires. C’est donc un cadeau aux employeurs et on encourage ces derniers à faire des heures supplémentaires, c’est-à-dire le contraire de l’objectif – au moins affirmé. Et deuxièmement, les 10 %, on les met dans un fonds qu’on utilisera plus ou moins pour l’emploi – encore que là, les choses puissent se débattre. On se comporte comme si c’était les salariés qui voulaient faire des heures supplémentaires. Les salariés voudraient travailler le moins possible et être le mieux payés. S’ils font des heures supplémentaires, c’est parce que le patron a du boulot, c’est parce que le patron leur dit de travailler et ils sont dans l’obligation d’accepter. Maintenant, faisons attention. Moi je suis pour la modération des heures supplémentaires, mais je ne suis pas pour me féliciter du chômage partiel en permanence. Si à l’Aérospatiale en ce moment, il y a un cahier des charges lourd, tant mieux. La production industrielle, c’est quand même ce qui fait marcher la machine.

F. Laborde
Il y a aussi le problème des cadres.

M. Blondel
C’est un problème important et je pensais qu’on allait le régler autrement que par : comment va-t-on trouver une compensation pour que les cadres aient le droit eux aussi à une petite réduction de la durée du travail, sous quelle forme, en contingentement, etc ?
Le problème est beaucoup plus sérieux et plus important que ça. Nous vivons dans une illusion depuis 1947. Depuis 1947, on fait des cadres en France, c’est-à-dire qu’on nomme cadre tout le monde pour satisfaire un besoin qui était celui de la retraite. “Je suis à la retraite des cadres” : c’était une façon d’assurer sa reconnaissance sociale. Puisque nous avons des problèmes de retraite – je ne cache pas qu’il y en a - est-ce que ça n’est pas moment – je reviens un peu sur ce que vient de dire le nouveau responsable de la CGC -, de définir ce qu’est vraiment un cadre ? N’est-ce pas le moment de faire un peu le ménage ? Quand je discute avec les organisations syndicales étrangères et que leur explique qu’un chef de groupe qui distribue le courrier dans une entreprise, c’est une cadre, généralement, il y a un petit sourire.

F. Laborde
Et aujourd’hui, ça joue contre eux.

M. Blondel
Maintenant, ça joue contre eux. Je ne tiens pas à les insulter, mais ils ont pris un peu la grosse tête. Ils sont cadres et ils exigent d’eux-mêmes ce que la loi n’exige pas. Il n’y a pas une obligation de forfait en matière de temps de travail. La jurisprudence de la Cour de cassation est très précise : les cadres ont aussi des horaires décomptés, sauf pour les cadres supérieurs. Mais ça fait bien de laisser entendre que, dans l’entreprise, on a besoin de soi en permanence. Il faut revenir à un peu plus de modestie et plus de réalité concrète, c’est-à-dire plus de fidélité et qu’on les paye mieux : qu’on paye leur technicité et qu’on ne s’en débarrasse pas trop.