Texte intégral
Libération : Le PS élabore son programme. Il sera soumis au congrès de Bordeaux en juillet. Est-ce un programme pour Pierre Bérégovoy ou pour les socialistes ?
Laurent Fabius : La difficulté de ce type d'exercice, quand on exerce le pouvoir, c'est d'être à la fois novateur et en ligne avec un bilan. Bâtir un programme après dix ans de gouvernement ? On vous répond : « Vous proposez ceci pour demain, pourquoi ne l'avez-vous pas fait hier ? » L'autre difficulté, c'est d'éviter le conformisme et les prudences excessives. Je suis conscient de tout cela. Eh bien, nous avons tranché quant à la démarche : nous avons choisi de nous projeter dans l'avenir sans nous déconnecter du présent.
Libération : Programme pour les dix mois qui nous séparent des législatives, ou pour les cinq années qui suivent ?
Laurent Fabius : « Premières propositions pour un contrat de législature 1993-1998 », voilà exactement notre démarche. Je tiens beaucoup à la notion de « contrat ».
Libération : Mendès France l'avait utilisée, mais elle n'a guère été mise en pratique depuis…
Laurent Fabius : Il faudra donc progresser. Pourquoi un contrat ? Parce que le temps à venir ne peut pas être celui des catalogues. Il ne suffit pas en effet d'inscrire, et même de décider des mesures audacieuses, pour réaliser les transformations importantes que nous souhaitons. Il faut qu'un contrat (c'est-à-dire un document qui ne soit pas à prendre ou à laisser) puisse être débattu avec un certain nombre de forces économiques, sociales, écologiques et politiques, qu'il soit nourri par le dialogue et par la vie, que sa préparation et son exécution puissent être suivies par des partenaires et, plus généralement, par les citoyens.
Libération : Vous allez donc, avant les législatives, soumettre ce contrat aux écologistes, pourquoi pas aux centristes, peut-être aux communistes. Ce n'est pas facile à concilier, tout ça.
Laurent Fabius : Nous allons d'abord rassembler les socialistes. C'est l'objectif du congrès de Bordeaux. Nous proposerons ensuite de discuter avec d'autres forces selon des modalités diverses.
Libération : Vous les classez par ordre de préférence ?
Laurent Fabius : Non, non. Il n'y a pas d'ordre. Les radicaux de gauche sont très proches de nous, ce sont nos alliés, nos amis : je souhaite que nous passions accord avec eux. Les communistes ? Je crois leur idéologie largement dépassée, mais des sensibilités communistes continuent d'exister. Certaines personnalités qui partagent nos choix ? Nous les avons déjà associées, nous pouvons le refaire sur une base claire. Quant aux écologistes, nous devrons ouvrir la discussion avec eux, le moment venu, en évoquant d'abord le fond des problèmes.
Libération : De toute manière, au scrutin majoritaire, ils n'ont aucune chance d'avoir des députés. Sauf en Alsace…
Laurent Fabius : Nous devrons commencer par discuter du fond. Partage et organisation du travail dans l'entreprise, politique énergétique, politique des transports publics, environnement : dans plusieurs domaines, nous sommes d'accord. Réduction des inégalités, refus de la toute-puissance du marché : nous avons souvent une approche commune. Mais aussi certaines différences.
Libération : Vous allez donc reprendre le débat avec le « parti du Président », c'est-à-dire celui de Brice Lalonde, qui vient d'inventer un nouveau slogan, « Génération fraternité » ?
Laurent Fabius : Comme quoi on peut à la fois reprocher aux partis dits traditionnels de « ne penser qu'à ça » et y consacrer soi-même quelques instants. Mais revenons à l'essentiel, c'est-à-dire aux choix de fond. Il est vrai que l'écologie s'inscrit dans un mouvement plus vaste que ce qui constitue sa base d'existence originelle. De ce point de vue, l'approche par la fraternité est intéressante.
Libération : Dans votre projet, on trouve tous les grands thèmes développés par Pierre Bérégovoy – sécurité, lutte contre la corruption, emploi – et pas grand-chose de plus.
Laurent Fabius : C'est heureux que nous soyons en phase avec Pierre Bérégovoy. Mais nous développons d'autres thèmes que ceux-là, en réalité tous les thèmes qui ont une importance centrale compte tenu des enjeux de la période et de l'expérience acquise. Notamment les questions des différents temps de la vie, de la démocratie, de l'éducation, de l'écologie. Je ne vais pas détailler ici notre futur contrat. Nous résumons nos propositions à travers cinq séries d'engagements précis pour la nouvelle législature ainsi que l'énoncé des valeurs qui fonderont notre action.
Libération : Quelle différence avec 1981 !
Laurent Fabius : En 1981, il y avait, notamment sur le plan social, de très grandes mesures à prendre, le droit à la retraite à 60 ans, la 5e semaine de congés payés, etc. En 1988, le revenu minimum d'insertion, le crédit formation. Aujourd'hui, ces mesures ont été adoptées, et les avancées désormais ne sont pas exactement de même nature. Nous n'allons pas supprimer les lois Auroux pour pouvoir ensuite les rétablir !
Et cependant, plusieurs éléments du débat droite-gauche demeurent ; la gauche défendra les conquêtes sociales, la droite – quand on regarde la réalité de ses positions – voudra en remettre certaines en cause (retraite, égalité d'accès à l'éducation, droit aux soins). Nous fouillons aussi de nouvelles pistes : partage et organisation nouvelle du travail, prise en charge du risque de dépendance pour les personnes très âgées, lutte contre les formes modernes d'insécurité, approfondissement tous azimuts de la démocratie, moyens du co-développement. Bref, ce sera le contrat de socialistes qui ont déjà gouverné et qui veulent aller plus loin. Une nouvelle étape de réformes, mais pas le voyage dans une planète imaginaire.
Libération : Votre avant-projet propose une mesure étonnante : la prestation de serment au moment de l'inscription sur les listes électorales et au moment de la naturalisation…
Laurent Fabius : Elle était présente dans une première ébauche. Après discussion, elle a été supprimée il y a dix jours déjà.
Libération : Risque-t-elle de réapparaître ?
Laurent Fabius : Non.
Libération : Sur la lutte contre la corruption, comment persuader l'opinion de vos bonnes intentions alors qu'on attend toujours des sanctions ?
Laurent Fabius : Quel est le vrai scandale : le fait que, jusqu'à présent la récente législation sur le financement, tous les mouvements politiques aient recouru à des pratiques parallèles ? Ou n'est-ce pas surtout que certains aient pu tirer de ces pratiques un enrichissement personnel ? Pour mettre fin à la confusion entre les deux situations, il faut que, dans les cas éventuels d'enrichissement personnel, la justice se prononce. Et rapidement. C'est ce que nous demandons. Ce sont des condamnations dans des affaires de cette nature qui donneront crédibilité à notre exigence.
Libération : Marie-Noëlle Lienemann, ministre du Logement et du Cadre de vie, a dénoncé publiquement les pratiques de certains de ses amis politiques de l'Essonne, en citant leur nom…
Laurent Fabius : J'ai vu ces déclarations. Et, comme beaucoup, elles m'ont choqué. Ce n'est en aucun cas ni notre rôle, ni notre tradition.
Libération : Stratégie d'alliances, programme… Et votre marotte, la rénovation du PS ?
Laurent Fabius : Comment avons-nous gagné dans les années 70-80 ? Par une présence très forte sur le terrain, dans divers réseaux, notamment associatifs. Puis nous avons parfois abandonné ce terrain. La politique traditionnelle est souvent récusée, mais la capacité de générosité, de solidarité, elle, est toujours aussi forte : c'est sur ce terrain-là qu'il faut nous porter, car c'est notre raison d'être. Donc, ouvrons-nous. Évitons de mobiliser notre énergie dans des questions internes. Rénovons nos pratiques. De là, nos propositions pour notre fonctionnement concret davantage de démocratie, davantage d'Europe, davantage de préoccupations régionales, une écoute réelle des militants et des sympathisants, davantage d'ouverture vers les forces économiques sociales, culturelles, syndicales, associatives. Et aussi un dépassement des actuels courants qui ne devront plus posséder ni locaux, ni finances, ni journaux. Un exemple de ces changements ? Nous allons être le premier parti à comporter dans ses organes dirigeants des représentants européens des autres partis socialistes ou social-démocrate.
Libération : Jacques Delors veut s'appuyer sur les « quadra » pour rénover le socialisme démocratique. C'est une concurrence déloyale ?
Laurent Fabius : Pas du tout. Ce sont à la fois les « vingta », les « trenta », les « quadra », les « quinqua », et les autres sur lesquels il faut appuyer notre action.
Libération : Vous avez déjà un candidat virtuel, Michel Rocard, et maintenant Jacques Delors, « candidat à rien », mais dont nul ne croit qu'il le soit vraiment. C'est tout de même difficile à gérer.
Laurent Fabius : Nous gérerons. Nous sommes en train, me semble-t-il, de regagner la confiance de l'opinion. Notamment parce que le gouvernement est bien accueilli et que le fameux trépied Président-Premier ministre-parti majoritaire fonctionne bien. Pour les législatives, notre tâche ne sera pas facile. Eh bien, consacrons-nous à cela. Et puis, vous le savez, on est souvent aidé par ses opposants. Il ne me semble pas que le couple Giscard-Chirac déclenche le grand frisson.
Libération : Jacques Delors aussi est devenu candidat virtuel ?
Laurent Fabius : Vous ne m'en voudrez pas si je n'entre pas dans ce jeu. C'est précisément ce qui lasse les Français.
Libération : Seriez-vous favorable, si le débat parlementaire sur Maastricht traînait en longueur, à un référendum unique sur la révision institutionnelle et la ratification ?
Laurent Fabius : Tout à fait ! Il n'est évidemment pas question qu'un grand dessein comme la construction de l'Europe soit gâché par des divisions ou des tactiques de retardement. Le Parlement a déjà accompli un travail utile. Mais au bout du compte, il faudra répondre à la question de fond. Oui ou non à l'Union européenne ? Je réponds clairement oui. Tout à fait d'accord, si c'est finalement nécessaire, pour un référendum.