Texte intégral
Paris-Match : Estimez-vous être le créateur du droit d'ingérence ?
Bernard Kouchner : Je suis en tout cas celui qui en a dénoncé le premier la nécessité. Et je l'ai écrit dans les années 80. Jean-François Revel m'a reproché d'avoir récupéré une formule qu'il avait utilisée quelques années auparavant. Je lui en rends volontiers grâces. Nous avons, nous, non pas théorisé mais pratiqué le droit d'ingérence : c'est toute l'épopée des « French Doctors ». [N.d.l.r. : en 1968, deux jeunes médecins, dont Bernard Kouchner, ont été envoyé par la Croix-Rouge au Biafra. Leur mission terminée, ils ont décidé de rester. Et, en 1971, le même Bernard Kouchner créait Médecins sans frontières, Médecins du monde.] Mario Bettati, juriste international, lui a ensuite donné ses lettres de noblesse en termes de droit international. Nous avons organisé ensemble, en janvier 1987, un colloque sur ce thème qui fut ouvert par François Mitterrand et clôturé par Jacques Chirac. À partir de là, le mot était lancé et il a fait le tour du monde : « Right of interference », « Derecho de ingerencia ». Il n'y a qu'en France qu'on en parle plus.
P. M. : Vous êtes l'inventeur des grands shows humanitaires...
B. Kouchner : Oui, enfin... L'inventeur et le souffre-douleur. Mais quand on veut que ça marche, on besoin de ça. On l'a bien vu avec Emma Bonino, ma fidèle disciple, qui a théorisé ça. Malgré ce show, pour autant nous ne sommes pas intervenus dans la région des Grands Lacs (où des milliers de réfugiés ont été massacrés par la coalition ougando-rwandaise). Avec plus de show, une opinion publique plus exacerbée, on y serait allés.
P.M. : Même si la volonté politique des grandes puissances faisait défaut ?
B. Kouchner : La volonté politique, c'est du pipeau ! c'est comme ça avant chaque intervention. En Somalie aussi, ils avaient dit non. Un militaire commence toujours par dire non. Mais lorsqu'une pression s'exerce qui a l'air de venir des électeurs, tout change. Ça s'appelle l'opinion publique.
P.M. : En Bosnie, ce n'est pas l'opinion publique mais les bombes américaines, anglaises et françaises qui ont mis fin à la guerre. On a perdu trois ans en gesticulations inutiles.
B. Kouchner : On a bien sûr trop tardé pour intervenir. Les gens se sont lassés, considérant que ce que nous faisions était inutile, à tort. À l'époque, il y avait une sorte de perversion. Vous savez, l'ingérence a été férocement combattue en France par quelques intellectuels bien mal inspirés et deux ou trois humanitaires qui ne voulaient pas qu'on leur pique leur boutique. C'est la version moderne du « Touchez pas à mes pauvres ». En Bosnie, on a entendu beaucoup de bêtises. Les militaires affirmaient qu'on ne pouvait rien faire, qu'il aurait fallu 300 000 hommes. Nous avons bien répondu que l'on savait où se situaient les batteries... Lorsque Chirac, les Anglais et les Américains ont bougé, en quinze jours de bombardement l'affaire était réglée. Oui, on avait perdu trois ans. Mais on peut le dire autrement. Si on juge à l'échelle de l'Histoire, il y a eu ingérence en Bosnie. C'est comme ça que l'Histoire sera écrite. Ces trois ans de péripéties seront oubliés. La réalité, c'est que nous avons permis la naissance d'un État musulman au coeur de l'Europe. Par les bombardements actifs des Alliés sur un État souverain. La Bosnie, c'est ça.
P.M. : L'opération « Turquoise » au Rwanda, que vous avez soutenue, c'était de l'ingérence ou une tentative désespérée de sauver les meubles ?
B. Kouchner : Non, non, non ! L'ingérence n'est jamais appliquée par un État. Ça, c'est une erreur folle. Moi, j'ai approuvé l'opération « Turquoise » parce qu'on était les seuls à pouvoir faire quelque chose. Mais j'ai critiqué fondamentalement l'ambiguïté de la position française auparavant. L'ingérence se pratique forcément au nom de la communauté internationale, donc en gros, au nom des Nations unies. Ou alors, c'est un retour de l'impérialisme. Mais quand on ne peut pas faire autrement... C'est vrai que l'opération « Turquoise », moi, j'aurais bien aimé qu'elle intervienne à Kigali même, qu'elle soit plus rapide et que la France ne soit pas la seule. Tout ça s'est accompagné d'une succession d'erreurs. Mais ça avance comme ça l'Histoire. Il y a parfois des reculs terribles. On ne peut pas nier pourtant qu'aujourd'hui les droits de l'homme commencent à exister au-dessus des souverainetés d'État. Tout ce qui s'est passé jusque-là, y compris la création d'un Tribunal international permanent, représente un progrès important. Mais on intervient toujours trop souvent après la bataille. Pour moi, l'ingérence doit agir à titre préventif. C'est le « sans-frontiérisme ». Le droit d'un homme vaut plus qu'une souveraineté d'État et ce droit, tous le plus pays en sont garants. Vous avez peut-être raison : la France, désormais, fait défaut ? Mais, en même temps, l'idée fait son chemin. Et, pour moi, il ne fait aucun doute qu'elle est universelle.
P.M. : Le risque du tout-humanitaire, qui, de plus en plus, supplante l'aide publique au développement n'est-il pas que certaines ONG soient instrumentalisées par les États qui, par ailleurs, les financent ?
B. Kouchner : Il y a effectivement un risque. Il faut que les ONG s'en méfient, mais elles ne sont pas toutes financées à 100 % par les États. Beaucoup le sont par l'Union européenne. Rien n'oblige donc les ONG à être indépendantes d'une seule source. Je reconnais qu'il y a là une difficulté : mieux vaudrait que l'argent vienne de 50 francs donnés par tout le monde. Mais ce n'est plus la mode. La générosité ne suffit plus.
P.M. : Pourquoi ne pas limiter le nombre d'ONG ? On éviterait ainsi certaines foires d'empoigne sur le terrain, ridicules et scandaleuses.
B. Kouchner : C'est vrai, mais comment faire la sélection ? Je me suis souvent posé la question. Je sais qu'il y a des pays comme le Burkina ou Tahiti où la pléthore d'ONG est palpable. Je sais la ronde des 4x4 et des étiquettes multicolores. Voulez-vous que je vous dise : de temps en temps, ça me fait flipper. J'ai connu d'autres temps : à l'exception de ma première mission au Biafra, en 1968, quand j'étais rémunéré par la Croix-Rouge, je n'ai jamais été payé. Aujourd'hui, l'humanitaire est une carrière. Je le regrette parfois, mais c'est comme ça.
Dans l'entretien qu'il nous a accordé avant les événements au Kosovo, pour notre cahier thématique central sur la Terre (dans ce numéro entre les pages 62 et 63) Bernard Kouchner tient à apporter les rectifications suivantes :
« Je n'ai pas « dénoncé » mais « énoncé » le droit d'ingérence... Emma Bonino est mon « infidèle » et non « fidèle » disciple... La volonté politique « ne suffit pas »... Ce ne sont pas les « militaires » qui sont influencés par les élections mais les « politiques », ceux-là qui commencent toujours par dire « non »... À propos de la Bosnie, on a entendu beaucoup de « contrevérités : la presse » et « des » militaires affirmaient qu'il fallait 300 000 hommes... Il faut que les ONG. restent « critiques »... Ce n'est pas à « Tahiti » qu'elles opèrent mais à « Lokichokio », aux portes du Soudan... Et même si l'humanitaire est devenu une « carrière » pour certains de ses dirigeants, c'est quand même un immense « progrès »... »