Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre et premier secrétaire du PS, dans "L'Hebdo des socialistes" du 24 octobre 1997, sur la nouvelle dynamique lancée par la Conférence sur l'emploi les salaires et la réduction du temps de travail, la mondialisation, l'avenir de la construction européenne et le rôle et l'action du PS.

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Média : L'Hebdo des socialistes

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Q. : Le PS lance sa campagne d’adhésions avec pour slogan « ça change ». Qu’est-ce qui a changé pour les Français depuis que la gauche est revenue au pouvoir ?

R. : L’élément essentiel est que les engagements pris devant les Français sont honorés. Un gouvernement qui fait ce qu’il a dit, qui applique la politique pour laquelle il a été élu : voilà qui peut réhabiliter la politique aux yeux de nos concitoyens et qui leur rend confiance en eux-mêmes et en leur pays.

Très vite, plusieurs décisions ont indiqué que la victoire du 1er juin ouvrait une période différente : la hausse du SMIC, le quadruplement de l’allocation de rentrée scolaire, l’arrêt de Superphénix, l’abandon du canal Rhin-Rhône, la remise en ordre des finances publiques, l’effort pour le logement et l’éducation.

Puis, parce que le changement doit s’inscrire en profondeur, dans la durée, le gouvernement a travaillé tout l’été à préparer des réformes très importantes : deux projets de loi équilibrés sur l’immigration et la nationalité, une fiscalité plus juste qui permette d’orienter l’effort de solidarité vers ceux qui en ont le plus besoin et, bien sûr, l’emploi, à travers le plan en faveur de l’emploi des jeunes – qui connaît d’ores et déjà un réel succès –, et la Conférence nationale sur l’emploi, les salaires et la réduction du temps de travail du 10 octobre fixant l’objectif des 35 heures. D’autres réformes sont programmées pour les prochains mois : la limitation du cumul des mandats, l’indépendance de la justice. Autant de changements auxquels les Français ont souscrit le 1er juin dernier, et que nous devons préparer avec soin, en écoutant et en dialoguant.

Telle est d’ailleurs la dernière dimension du changement intervenu depuis le 1er juin : le gouvernement travaille d’une façon différente, collégiale, transparente, multipliant les dialogues respectueux des engagements pris. C’est également cela, le changement.

Q. : La nouvelle dynamique lancée par la Conférence sur l’emploi, les salaires et la réduction au temps de travail semble trouver un écho en Europe. Est-ce de bon augure pour le prochain sommet de Luxembourg ?

R. : Il y a, en Europe, plus de vingt millions de chômeurs. Faire reculer le chômage est une tâche certainement très difficile, mais nous refusons de voir dans ce constat une quelconque fatalité. Chacun des États de l’Union a sa méthode. En France, le Parti socialiste a proposé, avec ses partenaires, la voie de la réduction du temps de travail entre autres méthodes. Tel était, effectivement, l’un des objets de la Conférence du 10 octobre. Vous connaissez son issue. Deux lois favoriseront les négociations : l’une, en 1998, permettra de leur donner la nécessaire l’impulsion en fixant le cap et en indiquant les incitations fiscales : l’autre, à la fin de l’année 1999, déterminera, en fonction des acquis, les modalités pratiques de mise en œuvre. Les 35 heures hebdomadaires seront officialisées comme durée légale du travail au 1er janvier 2000. Ce sera à la fois un grand progrès social et une avancée économique.

Je me réjouis de l’écho qu’a rencontré cette conférence en Europe. Certes, comme je l’ai dit, certains pays ont choisi des voies différentes. Mais le nombre de syndicats européens se montrent intéressés. C’est en Italie que la situation est la plus encourageante. La majorité « plurielle » de Romano Prodi a décidé d’engager la marche vers les 35 heures. Et l’Italie, ne l’oublions pas, est un grand pays, fondateur de l’Europe, signataire du traité de Rome en 1957 : c’est la troisième puissance économique en Europe, la sixième dans le monde. Il s’agit donc d’un signe fort en faveur de la voie que les Français ont choisie et que nous allons mettre en œuvre.

Je crois par conséquent que nos partenaires aborderont le prochain sommet de Luxembourg dans un état d’esprit différent, avec l’idée que les choses bougent, que de nouvelles voies s’ouvrent à nous pour régler, de façon aussi coordonnée que possible, ce problème massif qui nous est commun : le chômage.

Q. : Si le CNPF et la droite continuent de bloquer, que compte faire le gouvernement pour que puisse aboutir le processus enclenché ?

R. : Que la droite, par volonté de s’opposer comme par souci de défendre les intérêts des forces qui la soutiennent, attaque de façon virulente les résultats de la conférence : il n’y a pas là, au fond, de quoi être surpris… Elle reste ainsi fidèle à sa rhétorique politique – la caricature de nos projets – comme à ses attaches partisanes. Au risque de se couper encore davantage des Français qui, dans leur grande majorité, approuvent le passage aux 35 heures.

La réaction de certains dirigeants du CNPF est plus surprenante et assurément regrettable. Entendons-nous bien, la situation du chômage est telle que tous les acteurs sociaux doivent prêter main-forte à l’effort national. Je regrette donc cette réaction excessive, en décalage tant avec les aspirations des Français qu’avec la réalité économique : n’oublions pas, en effet que certains patrons qui refusent au niveau national des réformes sont les premiers à les mettre en œuvre dans leurs entreprises, pour le plus grand bénéfice de celles-ci.

Je ne suis pas pour autant pessimiste quant à l’attitude des dirigeants d’entreprise. Mon pronostic est qu’une dynamique de négociations s’engagera bel et bien. Nombreux seront ceux qui conviendront de tout l’intérêt qu’ils peuvent tirer du nouveau dispositif. Le CNPF comprendra sans doute qu’il a plus à perdre qu’à gagner à s’opposer à une mesure à laquelle les Français ont accordé leur confiance et qui suscite un consensus chez les syndicats. Le gouvernement mènera pour sa part une campagne d’explication et de concertation à travers tout le pays.

Q. : Quelle marge de manœuvre la compétitivité, en Europe notamment, et la mondialisation laissent-elles aux réformes françaises ?

R. : Voilà encore un thème qui permet d’illustrer le changement intervenu depuis juin dernier. À propos de la mondialisation, la droite a bâti une double rhétorique dont elle use à l’envie : rhétorique de l’impuissance, rhétorique de l’impératif.

La mondialisation économique, selon la droite, condamnerait le politique à l’impuissance. Elle le confinerait à l’inutilité. Dans le même temps, le droit fait de la mondialisation la source de contraintes absolues qui viendraient, sans contestation possible, s’imposer à la France. La mondialisation devient, dans sa vision, une espèce de nouvelle loi physique qui aurait acquis un statut scientifique et qui commanderait la vie du pays. Au total, la droite disqualifie la notion de réforme en sacrifiant soit à l’autoritarisme technocratique soit à l’immobilisme.

Certes, les mutations du capitalisme mondial engendrent une contrainte économique et financière dont nous tenons compte. En Europe, notamment, parce que nous voulons réaliser la monnaie unique, nous devons respecter certains objectifs de salue économie budgétaire. C’est ce que nous avons fait au cours de l’été et que nous consolidons avec le projet de loi de finance, pour le budget 1998. De la même manière, nous savons faire évoluer le secteur public quand la nécessité de bâtir des grands groupes industriels capables de résister à leurs concurrents l’implique.

Mais la mondialisation laisse subsister des marges de manœuvres réelles. Elle laisse à la volonté politique, en la renouvelant, tout son poids. Je suis convaincu qu’il est possible de réformer profondément notre société dans un sens qui soit celui choisi par les Français et qui demeure compatible avec l’environnement économique dans lequel la France, l’un des tout premiers exportateurs mondiaux, se trouve immergée. Nous avons réhabilité l’action politique : de cela aussi, les Français sont satisfaits.

La compétitivité que nous voulons pour la France est plus audacieuse, plus prometteuse également, que celle que voulais imposer la droite. La compétitivité ne se décrète pas, elle se construit. Et partout dans le monde, de façon plus ou moins ouverte, l’État y contribue de façon décisive. Réduire le chômage, c’est au bout du compte alléger le poids financier considérable de l’indemnisation des chômeurs. Développer nos infrastructures, améliorer les qualifications des travailleurs – notamment grâce à la formation continue –, réorganiser les entreprises publiques, encourager de façons de développer notre compétitivité.

Q. : Comment le Parti socialiste peut-il éclairer l’avenir, c’est-à-dire jouer son rôle de soutien mais aussi de proposition pour les enjeux du futur ?

R. : Au sein de la majorité, le Parti socialiste occupe bien sûr une place centrale. Je crois que nous attendons tous que le parti profite de cette position pour simultanément affirmer son soutien au gouvernement et développer sa force de proposition. Ceci doit se faire à tous les niveaux. À l’Assemblée nationale, bien entendu, où le groupe socialiste conduit par le président Jean-Marc Ayrault a fourni un travail constructif et de qualité. Tout au long de l’été, par exemple, des parlementaires ont été associés à la réflexion sur le plan de Martine Aubry pour les emplois jeunes. Il en est de même pour le budget ou les différents projets de loi qui sont élaborés en concertation. De même, j’ai souhaité que les ministres socialistes continuent de participer aux travaux du parti pour demeurer en contact direct avec nos élus et nos militants. Je constate, enfin, que la période de préparation du Congrès donne au parti l’occasion de lancer une grande dynamique de concertation et de réflexion.

Je fais confiance à François Hollande et au Parti socialiste pour prendre toutes les initiatives qui lui sembleront contribuer à notre cohésion et à notre réflexion commune.

Enfin, les prochaines campagnes cantonales et régionales offriront au parti l’occasion de faire passer ses messages dans l’opinion. Je souhaite que nos militants et nos élus, par leur travail quotidien auprès des Français, expliquent l’action gouvernementale et renforcent les liens de confiance nés de la victoire du 1er juin.

Q. : Comment voyez-vous l’avenir de la construction européenne dans la période qui s’ouvre ?

R. : Avec confiance. Certes, les difficultés à affronter sont importantes : j’ai déjà mentionné le chômage, mais il y a aussi la question de la réforme des institutions ou encore celle, qui lui est liée, de l’élargissement à l’Est. Mais l’Europe connaît également un faisceau de volontés convergentes : la gauche est aujourd’hui majoritaire parmi les États-membres. Si nous n’avons pas toujours les mêmes appréciations, nous nous connaissons bien et cela facilite le travail commun. Prenons l’exemple de la monnaie unique. Nous avions posé quatre conditions au passage à l’euro. Ces conditions sont en passe d’être remplies. Nul ne conteste ainsi, désormais, l’entrée de l’Italie et de l’Espagne dans le premier train de la monnaie unique. L’idée d’un « gouvernement économique » a fait un grand pas. La hausse du dollar a validé notre proposition d’un euro apprécié de façon juste et au service de la compétitivité de l’économie européenne. Et même si notre volonté de voir établi un « pacte de croissance » se heurte à des obstacles un premier pas – décisif sur le plan symbolique et politique – a été franchi au sommet d’Amsterdam. Tout cela n’est pas suffisant, certes, et je suis déterminé à aller plus avant dans la direction que nous avons proposée aux Français.

Les avancées, en tout cas, sont réelles : oui, incontestablement « ça change » !