Texte intégral
Chers Camarades,
Le 46e Congrès de la CGT est l'événement social de ce début d'année.
Des centaines de milliers de salariés, de privés d'emploi, de jeunes et de moins jeunes, de retraités sont attentifs à la façon dont la CGT va approfondir son analyse de la situation, proposer des objectifs et développer une démarche répondant à l'immense besoin de progrès social.
L'intérêt manifesté de toutes parts à la phase de préparation du congrès est évident.
Nul doute que cette semaine sera observée attentivement, car notre volonté de dégager un élan nouveau pour notre syndicalisme, en France comme à l'échelle internationale, peut déboucher sur un réel regain d'intérêt pour notre organisation.
Je relève avec satisfaction la présence de nombreux invités, d'organisations syndicales françaises et pour la première fois, fait notable, de toutes les organisations syndicales internationales. Je vous salue tous chaleureusement. Je vois dans cette assistance des potentialités nouvelles pour le syndicalisme rassemblé que nous souhaitons.
Délibérément, je n'aborderai pas l'ensemble des sujets que nous aurons l'occasion de traiter ensemble durant cette semaine.
Je me concentrerai par conséquent sur quelques réflexions qui me paraissent nécessaires dès l'ouverture de nos travaux et qui s'inspirent des opinions de la direction confédérale sortante.
Vous êtes les délégués à ce Congrès et, à ce titre, vous avez la responsabilité de porter les opinions et les propositions des syndiqués qui vous ont mandaté pour cela.
Dès le lancement du processus de préparation du Congrès, le Comité confédéral national avait fait le choix d'un projet de document d'orientation qui suggère une démarche syndicale, interroge les syndiqués, permette une réflexion collective ouverte sur les enjeux de la période pour les salariés comme pour la CGT.
Des efforts ont été faits pour la transparence des débats, l'appropriation collective des propositions, y compris s'agissant des organismes de direction de la Confédération.
C'est dans le même état d'esprit que nous avons conçu une organisation de nos travaux qui permette à chacun de largement s'exprimer, d'approfondir ensemble notre manière d'être et de faire CGT pour les prochaines années.
Très nombreux ont été les syndiqués qui ont souhaité donner leur point de vue à partir du projet de document d'orientation diffusé à 350 000 exemplaires. Dans les multiples réunions préparatoires, les congrès d'organisations, lors de la vidéoconférence que nous avons organisée le 9 décembre sur notre site Internet ou encore dans les 306 contributions écrites, les 2 800 amendements reçus, dans tout cela, c'est la volonté de participer activement à ce rendez-vous qui s'est exprimé.
Pour 40 départements recensés, ce sont près de 35 000 syndiqués présents dans des initiatives spécifiques.
La préparation du Congrès est déjà une étape réussie. C'est une satisfaction qui ne nous empêche pas de constater qu'il y a encore beaucoup à faire pour que tous les syndiqués soient sur un pied d'égalité.
Qu'il s'agisse de l'analyse de la situation des contenus revendicatifs, de la fidélité à notre identité et de la démarche qui doit en découler, entre autres au plan unitaire ou bien encore sur la portée des modifications à réfléchir et à décider concernant notre fonctionnement interne, nos structures ou sur d'autres sujets, de nombreuses opinions se sont exprimées.
Elles se retrouveront sans doute au Congrès et c'est normal.
La CGT montrera ainsi, quoi qu'on en dise, que se sont bien les syndiqué(e)s qui sont maîtres de leur organisation, que le débat y est transparent, que la démocratie interne est réelle et que les tentatives pour dessaisir ceux qui ont le pouvoir de délibérer sont tout simplement inutiles.
L'essentiel n'est donc pas qu'il y ait débat, c'est quelque chose que nous vivons naturellement dans l'organisation. Savoir alimenter le débat en permanence, la réflexion et la prise de décisions partagées largement fait partie de notre mode de vie. Personne d'autre que les syndiqués de la CGT ne peut prendre de décisions en leur nom ou à leur place.
Le débat dans la CGT doit se dérouler sur la base de l'échange d'arguments dans le respect des opinions affichées et de ceux qui les expriment sans perdre de vue que chacun est animé d'abord par le souci commun de permettre aux salariés d'être les plus forts.
L'objectif n'est pas de parvenir à une juxtaposition de points de vue qui s'ignorent en vue de comptabiliser au final le nombre de ceux qui seraient d'accord avec X ou avec Y.
Nous avons besoin de progresser ensemble dans la réflexion et ensuite, comme dans toute organisation, de dégager par des votes l'orientation que nous retiendrons et qui motivera chacun de nous.
Il est donc sain que tout soit mis sur la table pour des échanges qui concernent l'avenir de la CGT et plus fondamentalement sur notre capacité collective à peser efficacement sur les événements.
L'échange libre et franc est d'autant plus nécessaire que, en tant que délégués au Congrès, vous n'avez pas simplement à déclarer votre adhésion ou vos réserves à l'orientation proposée ; vous êtes appelés à construire ensemble les réponses aux questions que nous avons jugées utiles de nous poser parce que c'est la situation faite aux salariés et les responsabilités qui sont les nôtres qui nous conduisent à cet exercice nécessaire à l'efficacité, au développement et à l'enracinement des luttes futures.
Le véritable enjeu de notre Congrès est de tracer une démarche syndicale permettant de nouvelles conquêtes sociales pour les salariés.
Les aspirations à plus de justice sociale sont bien présentes en France et à travers le monde.
Comment en serait-il autrement dans une société capitaliste en crise dont les conséquences se font durement sentir ?
Quelles que soient les affirmations des avocats de la pensée libérale, les inégalités se creusent à travers le monde, sur notre continent et dans notre pays.
Nous ne voyons pas en quoi, au nom d'un réalisme qui nous rendrait aveugle, nous devrions atténuer en quoi que ce soit nos critiques sur une société produisant autant d'inégalités. D'immenses potentiels existent qui permettraient à tous de vivre mieux dans la démocratie et dans la paix, avec un autre partage des richesses.
Nous n'avons pas le droit entre nous aux raccourcis, aux faux débats mais nous devons nous mettre d'accord sur l'analyse objective du contexte dans lequel nous déployons notre activité. C'est la condition pour une bonne utilisation des moyens qui sont globalement à notre disposition et qui permettront de modifier le paysage en faveur des salariés.
La CGT n'existe pas pour elle-même ; elle est née et s'est développée sur le besoin de rassembler les salariés au-delà de leurs diversités d'opinions philosophiques, politiques ou religieuses pour obtenir ensemble des avancées sociales le plus souvent avancées au patronat, aux différents gouvernements.
Nous voulons résolument nous tourner vers l'avenir.
Continuer ce qui a été fait n'est pas suffisamment ambitieux au regard des défis, de l'urgence de la situation sociale.
Nous devons avoir comme objectif de redonner confiance dans les mobilisations, de mettre en évidence la force que représentent les salariés pour répondre aux défis d'aujourd'hui, dans les conditions d'aujourd'hui, sur un fond de rapport de classe toujours bien réel et en même temps apprécié bien différemment qu'il ne l'était au début de ce siècle.
La CGT est d'abord au service des salariés, tels qu'ils sont, là où ils sont, avec ce qu'ils expriment d'espoirs, de doutes, de scepticisme mais aussi d'impatience, d'exigences, y compris à notre égard.
Pour agir efficacement sur l'état des choses existantes, il est nécessaire de croiser les éléments d'analyse et les expériences à notre disposition avec notamment trois constats incontournables :
– la reconquête de forces nouvelles pour la CGT qui s'est amplifiée fin 98 dans plusieurs fédérations et départements ne permet pas de corriger le niveau de syndicalisation bien insuffisant dans notre pays ;
– le processus d'atomisation et de division des syndicats demeure un handicap sérieux dans la construction du rapport de force et dans la crédibilité même de l'action revendicative ;
– la construction de l'Union européenne et, au-delà, l'évolution des relations internationales restent largement dominées par les besoins des firmes transnationales et non par les besoins des peuples.
Les salariés interrogés à notre demande par CSA Opinions confirment ce que nous disent ceux que nous côtoyons chaque jour. Ils nous donnent des éléments pour être la CGT correspondant encore mieux à la situation.
Dans une phase où le travail est vécu comme fragile, instable, dévalorisé, où l'exclusion menace à chaque instant pour soi-même et pour ses proches, l'attente à l'égard des syndicats se manifeste pour retrouver des repères, de la sécurité, des normes sociales stables.
Porteur d'une identité sociale, celle du travail, de la création, du progrès, le syndicalisme doit contribuer à ce que chacun retrouve une dignité souvent bafouée, une liberté souvent mise en cause, des droits et des pouvoirs indispensables pour construire son avenir et l'avenir commun.
Face à tous ceux qui veulent nous boucher l'horizon au nom de l'inaccessible, du raisonnable ou d'une mondialisation incontrôlable et donc imprévisible, le syndicat contribue à ouvrir des perspectives.
La CGT est un syndicat enraciné dans l'histoire avec tout ce que cela sous-entend d'expérience, de légitimité.
Les salariés lui reconnaissent sa force de conviction, sa détermination, le rôle essentiel qui a été le sien dans les mobilisations qui ont débouché sur les principales conquêtes sociales pour le monde du travail de notre pays.
Parallèlement, certains doutes existent. Moins sur notre volonté que sur notre capacité à répondre aux défis d'aujourd'hui provoqués par les mutations brutales dans tous les domaines de la société.
Les militants de la CGT ont incontestablement cette image positive de dévouement et de disponibilité au service du collectif ; c'est un point d'appui considérable. Dans le même temps, la CGT est encore vécue comme hésitante sur des transformations qui sont attendues de sa part pour que ses qualités restent utiles.
Les salariés ne demandent pas une CGT en évolution pour qu'elle ne soit plus elle-même, mais des évolutions qui permettent par sa démarche, son rapport aux salariés, aux autres organisations de mettre plus efficacement ses atouts et ses expériences au service des convergences et des solidarités nécessaires.
Certes, nous sommes tous témoins que notre image CGT est l'objet de caricatures régulières au point de déformer nos positions, nos opinions, de masquer souvent nos propositions. C'est une technique éprouvée par nos détracteurs dans une société médiatisée, ce qui n'est d'ailleurs pas sans conséquences dans nos propres rangs.
Mais, sauf à considérer que les salariés ne seraient pas pleinement responsables de leur jugement, il nous faut tenir compte de leurs messages. Nos précédents congrès nous ont déjà permis des transformations souhaitées. Le début de leur mise en oeuvre a contribué à ce que la CGT occupe largement sa place dans le développement des mouvements revendicatifs, à ce que les salariés s'approprient leurs objectifs revendicatifs, leurs formes d'action, la conduite de leur mobilisation.
Tout ne dépend pas du syndicalisme mais son rôle, sa place sont de plus en plus reconnus face à des choix économiques étrangers à la satisfaction des besoins humains.
Les défis posés au syndicalisme à la fin de ce siècle sont à la mesure des problèmes qui se posent à l'échelle de la planète.
La compétitivité, sous-entendu la mise en concurrence des continents, des états, des peuples, devient le dogme pour justifier les méga-fusions, les délocalisations, les restructurations où la rentabilité financière est la boussole exclusive.
Les institutions financières internationales continuent d'imposer la réduction des dépenses publiques, le démantèlement des systèmes de protection sociale, des programmes de privatisations et d'austérité au point de déstabiliser des pays et des États déjà étranglés économiquement et socialement.
Zones franches et paradis fiscaux sortent indemnes de toute réforme. Il y a plus qu'un gouffre entre les aspirations et les réponses apportées.
La voie sur laquelle nous sommes engagés est jalonnée de drames, de tensions ; elle est porteuse d'autres conflits potentiels, y compris de révoltes, pire de guerres.
Le système capitaliste dominant, ses versions libérales persistent dans des solutions qui font du travail, et plus globalement de la place de l'Homme dans la société, la variable d'ajustement.
Les dégâts sont considérables.
Il n'est pas vrai que la civilisation humaine et les générations futures soient condamnées au recul social, que les révolutions techniques, scientifiques soient irrévocablement détournées de leur vocation première : favoriser le développement et le progrès social.
Nous comptons bien avec d'autres assumer notre part dans ce combat-là !
Nous partageons entre autres la philosophie du réseau international ATTAC qui veut mobiliser les peuples pour construire une nouvelle citoyenneté et porte l'exigence de taxation des mouvements de capitaux spéculatifs à travers le monde, mouvements qui minent toute tentative de redressement en appauvrissant une grande partie de la planète.
Nous devons contribuer à ce que le syndicalisme à travers le monde, en France, en Europe pèse pour changer la donne.
La plupart des responsables politiques européens, dans un concert « d'euro-optimisme » vantent « le grand pas franchi dans la construction européenne » avec la mise en place de l'Euro au 1er janvier 99.
Les marchés financiers ont salué l'événement par une nouvelle hausse des cours.
Les inquiétudes et les interrogations des salariés et des peuples ne sont pas dissipés pour autant. L'Euro n'est pas l'assurance-tout-risque face à la puissance du dollar ou aux crises financières. Les questions économiques et sociales de fond qu'avait soulevées la CGT, de l'acte unique européen au Traité d'Amsterdam en passant par Maastricht, demeurent.
Il y a urgence pour des règles sociales européennes, des politiques économiques et monétaires, des politiques industrielles et de services publics.
Dans notre pays, tous les indicateurs économiques et sociaux attestent de la fragilité de la situation, qu'il s'agisse des perspectives de croissance – dont on débat comme s'il s'agissait d'un pronostic sur la météo – ou des prévisions concernant l'emploi. L'euphorie est loin d'être au rendez-vous et pour cause.
Le gouvernement ne semble pas avoir pris la mesure des obstacles et de l'ampleur de la crise sociale.
Alors que les inégalités sociales s'aggravent, les leviers à disposition des politiques publiques que sont les entreprises et les services publics se trouvent affaiblis, déstructurés par la privatisation et la mise en concurrence. C'est l'action publique, l'intérêt collectif qui s'efface, minés par les logiques de marché.
Alors que s'affirme encore plus le besoin d'un développement des dépenses vitales en matière d'éducation, de santé, de retraite, d'aides aux familles, on entretient la perspective démagogique d'une baisse d'impôts alors que c'est d'abord une véritable réforme de la fiscalité qui devrait être à l'ordre du jour.
Il y a là des contradictions qui vont devoir être levées.
La crise des finances publiques ne provoquera qu'une aggravation de la situation si d'autres options ne sont pas adoptées.
Le débat actuel, en France notamment, sur la croissance et son évolution est significatif d'une démarche qui reste arrimée aux dogmes du « coût du travail ».
Le poids des prélèvements dont on nous rebat les oreilles est en priorité supporté par les salariés, les consommateurs et les ménages les plus modestes.
80 % du prélèvement total reposent structurellement sur les ménages. Depuis une vingtaine d'années, le prélèvement sur le capital n'a cessé de baisser tandis que les prélèvements sur les salariés et les populations se sont alourdis.
En réalité, l'entreprise n'acquitte que 20 % des impôts alors que, dans nombre de branches, les profits ont explosé ces dernières années. Le transfert de charges sur les revenus salariaux est patent alors que les dépenses publiques utiles subissent d'importantes compressions.
Le débat sur la croissance n'est pas un débat d'experts. Il touche à notre démarche revendicative au sens que nous donnons à nos initiatives pour le plein emploi solidaire et la justice sociale.
D'un côté l'accumulation financière des entreprises ne cesse de prospérer et la Bourse de Paris finit l'année 1998 par un nouveau record historique.
Connaissez-vous beaucoup de secteurs où les salaires progressent de 12 % par an ? C'est pourtant la progression actuelle des revenus du capital.
De l'autre côté :
– la moitié des ménages est endettée ;
– 2 400 000 personnes sont interdites de chéquier ;
– le salaire féminin est intérieur à 30 % en moyenne au salaire masculin à qualification égale.
C'est cette donnée qu'il faut changer.
Un tel constat justifie amplement nos demandes de relèvement des minima sociaux, de hausse de salaires, d'une revalorisation d'un SMIC que nous continuons, pour l'instant, de revendiquer à 8 500 francs.
Comment le gouvernement a-t-il pu envisager une réforme des stock-options accordant de nouveaux privilèges à une poignée de dirigeants.
Comment a-t-il pu mettre en avant la distribution de prébendes à quelques individus quand plus d'un chômeur sur deux ne bénéficie d'aucune indemnité.
Visiblement, nous ne donnons pas le même contenu à l'urgence !
Emploi, organisation et rémunération du temps de travail, conditions de travail, sont le coeur de notre activité revendicative. Certains, parfois avec de bonnes intentions, développent l'idée que la fin du travail serait en vue, que le travail aurait perdu son rôle central dans la socialisation des individus.
J'appelle à la barre des témoins le sociologue André Castel qui dans un ouvrage faisant autorité, précise : « c'est sur le travail, que l'on en ait ou que l'on en manque, qu'il soit précaire ou assuré, que continue à se jouer aujourd'hui le destin de la grande majorité de nos contemporains ».
Les dérives libérales qui jalonnent notre vie depuis 25 ans sont, en tous points assimilables à des pollutions ayant gravement dégradé notre environnement social.
Qui oserait prétendre que le développement de toutes les situations de précarité, depuis le « petit boulot » jusqu'à l'exclusion sociale, ne compromet pas la satisfaction des besoins de développement des générations futures. Quand on voit les ravages produits chaque jour sur la santé physique et morale des jeunes qui sont nés dans cet univers où vivent sous la menace permanente d'y sombrer, comment parler de développement durable ?
Qui pourrait ne pas voir que la volonté et la réalité du désengagement patronal en matière de protection sociale, que les restrictions graves apportées à l'indemnisation des chômeurs sont une violation, dans le domaine social, du principe pollueur-payeur ?
Qui pourrait nier la réalité catastrophique de l'exploitation de la « ressource essentielle » de l'activité économique qu'est l'homme lui-même, lorsque le même système économique fait voisiner ou, pire encore, combine volontairement la mise au rebut ou en jachère des uns, la surexploitation et l'épuisement des autres ?
Ce n'est pas la moindre des satisfactions de constater qu'à l'initiative de la CGT, et plus particulièrement des militants des Comités de privés d'emploi, nous soyons parvenus, avec d'autres, à placer la défense des chômeurs comme partie intégrante de notre combat d'organisation confédérée de salariés.
Les 350 000 budgets de vie collectés par les comités sont autant d'appels d'urgence qui doivent responsabiliser toute la CGT.
Nous avons une excellente occasion pour nous motiver encore davantage sur ces situations avec la renégociation des conditions d'indemnisation du chômage qui vont donner lieu à d'âpres discussions et dont le sens dépendra encore de la puissance revendicative.
J'appelle à la barre des témoins Christophe DEJOURS, l'auteur de « Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale ».
« Le sujet qui travaille », dit-il, « est écartelé entre trois rationalités : celle de l'efficacité productive, celle de l'accomplissement de soi et de la construction de sa santé physique et mentale, et celle du vivre ensemble dans le travail ».
Fournir des performances impliquant une charge de travail aussi intense que celle qu'on demande actuellement dans les entreprises et les services exige, simultanément, d'assumer toute l'organisation et la réalisation des activités dites privées ou domestiques et de les rendre compatibles avec les obligations de formation et avec la sauvegarde de la santé. Toutes ces activités hors-travail sont extrêmement dispendieuses de temps et d'efforts, elles ne sont pas comptabilisées alors qu'elles servent effectivement à produire et à entretenir une force de travail dont la pleine efficacité est de plus en plus courte.
Car si la retraite se prend plus tôt, c'est non seulement parce que le travail se raréfie, mais parce qu'à 60 ans un ouvrier est incapable de tenir les exigences des cadences requises sur une chaîne à flux tendus et parce que les relations avec les clients épuisent les personnels de service bien avant cet âge.
Après un tel diagnostic, qui osera contester l'ordonnance que la CGT préconise : réduction du temps de travail, création d'emplois stables et bien payés, juste indemnisation des chômeurs, développement de la protection sociale, garantie des salaires.
Il y a interaction entre plusieurs réformes nécessaires, il doit donc y avoir interdépendance entre nos revendications :
– temps de travail/emploi/cotisations/fiscalité/retraites,
– salaires/consommation/emploi/cotisations/protection sociale,
– services publics/fiscalité/épargne/investissements/emploi,
– services publics/protection sociale/productivité/valeur ajoutée/salaires,
– etc.
La complexité de toutes ces interactions discrédite la « pensée unique » et sa prétention à l'existence d'un seul chemin pour construire l'avenir.
Mais, simultanément, elle nous convainc qu'il y aurait beaucoup de vanité à vouloir produire « en laboratoire » un modèle alternatif global, servant de référence et d'horizon à l'action syndicale.
Donc pas de modèle mais des lignes de force.
Première ligne de force: la consommation des ménages constitue à présent l'élément décisif de la croissance de l'économie française.
La hausse des salaires est nettement inférieure à la hausse de la productivité du travail : on peut et on doit soutenir la consommation salariale, en augmentant sensiblement la part de la valeur ajoutée revenant au travail. Prétendre que le chômage massif serait dû à un coût trop élevé du travail est purement et simplement une erreur doublée d'un mensonge.
Deuxième ligne de force : l'emploi est le seul garant d'une croissance durable
Il faut créer des emplois stables et bien payés, en commençant par des emplois qualifiés !
Entre 1982 et 1994, la part des jeunes de niveau bac et plus occupant des postes d'employés ou d'ouvriers non qualifiés a doublé.
Plutôt que de chercher à multiplier les emplois peu qualifiés à coup d'exonération de cotisations sociales, ce sont les emplois qualifiés qu'il faut aujourd'hui multiplier, afin que chacun puisse trouver un emploi conforme à ses qualifications et ses aspirations.
Parallèlement aux mesures visant à limiter l'usage abusif des contrats de travail à durée déterminée, il faut envisager de nouvelles dispositions – y compris législatives – contre les licenciements, les fermetures d'entreprises ou les délocalisations.
Il serait paradoxal, en effet, de laisser s'affaiblir davantage des pans entiers de branches industrielles où les savoir-faire, les outils de production restent performants alors que l'objectif de créations d'emplois est au coeur du processus de réduction du temps de travail.
Il faut réduire le temps de travail : c'est aussi une mesure de santé publique pour une très grande partie des salariés, pour les ouvriers à la production soumis aux cadences, aux flux tendus, au zéro défaut, pour les salariés des services corvéables à merci, pour les cadres stressés et dopés. C'est bon pour l'emploi dès lors que le syndicat, les salariés saisissent l'occasion de mettre leur nez dans l'organisation du travail qui ne doit pas rester le domaine réservé du patron, de « l'entrepreneur », pour être dans le langage branché.
Voilà pourquoi les 35 heures constituent un dossier décisif, en prise avec les revendications fondamentales de la CGT.
Que des accords aient été conclus, avec ou sans l'approbation de la CGT, que des négociations soient en cours ou en perspective dans les branches ou les entreprises, nous sommes tous conscients du chemin qui reste encore à parcourir, notamment dans la perspective de la 2e loi qui viendra au Parlement après l'été.
Nous reviendrons sur vos expériences mais, d'ores et déjà, nous pouvons mesurer que l'implication des salariés est, là aussi, déterminante pour faire évoluer les scénarios patronaux.
Cette considération demeurera pour contraindre les parlementaires, le gouvernement à finaliser une deuxième loi qui soit vraiment de nature à transformer un objectif affiché en réel progrès social.
– Il faudra donc faire le bilan des accords conclus et des conditions dans lesquelles ils ont parfois été obtenus, mais aussi le bilan des désaccords constatés dans les négociations.
– Il faudra limiter l'utilisation des heures supplémentaires dans les entreprises, maintenir les acquis conventionnels notamment sur les pauses et les jours fériés.
– Il faudra assurer le maintien du SMIC comme référence et sa réévaluation.
– Il faudra assurer le maintien des éléments de rémunération : salaires, primes et compléments divers.
– Il faudra contraindre les entreprises à des mesures de réduction du temps de travail pour les cadres. Sans être exhaustif, ce sont là des points essentiels sur lesquels nous serons présents.
Troisième ligne de force : la protection sociale est un droit pour tous.
Au-delà des critiques que nous avons formulées sur son financement, nous apprécions comme une avancée sociale la mise en place de la Couverture maladie universelle.
Cela dit, on nous brandit le vieillissement de la population, pour tout à la fois faire douter de la pérennité de notre système de retraites par répartition et rationner les dépenses de santé sans évoquer les immenses potentiels de croissance. Encore une fois, on nous demanderait de souscrire à une conception de l'économie où la satisfaction des besoins sociaux est considérée comme un coût et non comme un objectif.
Il faut sortir d'une maîtrise purement comptable des dépenses de santé qui, au-delà des conséquences sur les services et les professionnels, ampute les capacités à se soigner autant que de besoin.
Il faut, d'abord, faire le vrai diagnostic sur les problèmes des retraites avant de vouloir faire trancher sur des solutions à l'horizon 2040 dont certaines ont un arrière-goût de déjà entendu. Je crois que c'était en novembre 95 !
Augmenter les dépenses publiques et sociales n'a rien de choquant en soit. Il faut s'assurer de leur efficacité et trouver les bonnes manières de les financer.
Si vous me permettez l'expression : le rationnement budgétaire est à la gestion ce que la tondeuse est à la coupe de cheveux.
Plus sérieusement, tout cela représente, nous en avons conscience, des enjeux lourds pour la période immédiate.
Ce sont ces préoccupations qui animent les fortes mobilisations unitaires de ces derniers jours dans les entreprises, les localités, les départements, les régions.
C'est la raison pour laquelle je vous propose que nous prenions le temps pour réfléchir, ensemble, pendant ce congrès aux dispositions à prendre pour construire, partout, des initiatives encore plus larges, ancrée sur chaque lieu de travail.
Une multitude d'initiatives qui pourraient, si les conditions étaient réunies, être ensuite coordonnées, pour parvenir à un rendez-vous national interprofessionnel et, si possible, unitaire.
Des perspectives d'actions qui permettraient aux chômeurs, aux salariés quel que soit leur statut, aux retraités, de réaffirmer ensemble que le plein emploi c'est possible, que c'est déterminant pour l'avenir, que cela nécessite des mesures fortes des décisions, des négociations sur les revendications.
A moyen terme nous avons d'ores et déjà tous les éléments pour préparer un grand 1er mai au service du rassemblement et des revendications.
Il est un autre combat primordial pour la CGT pour l'ensemble du syndicalisme. C'est la nécessité de reconquérir une pleine liberté d'engagement syndical dans les entreprises, une actualisation des droits et des moyens pour l'expression des salariés, des syndiqués, des syndicats.
Force est de constater que, 30 ans après les mobilisations de Mai 68 consacrant la reconnaissance du fait syndical dans les entreprises, bon nombre de libertés fondamentales sont à regagner.
Il ne sert à rien de verser des larmes de crocodile sur l'absence de dialogue social ou la faible représentativité des organisations syndicales françaises si, dans le même temps, on refuse de constater que la répression patronale, la précarité des emplois, la crainte du licenciement sont objectivement des facteurs de déstabilisation de leurs moyens d'expression.
En 1996, 14 000 salariés dits « protégés par la loi » ont fait l'objet de demandes de licenciement ; 11 000 licenciements ont été prononcés.
Première conséquence : pour des centaines de milliers d'infractions à la législation du travail constatées, c'est une infime minorité qui donne lieu à sanction. C'est un blanc sein officiel à la déréglementation sociale.
Il y a une volonté – y compris dans le secteur public – de « criminaliser » l'engagement syndical en transférant les conflits du travail devant la juridiction pénale, en qualifiant les initiatives syndicales comme actes de délinquance.
Même le président de la République, lorsqu'il aborde les questions sociales, en profite pour faire peser une menace inacceptable sur les conditions d'exercice du droit de grève dans les services publics.
Un décalage préjudiciable existe désormais entre les droits des salariés et de leurs syndicats et les évolutions intervenues dans les processus de production, le développement de la sous-traitance, des filialisations.
Les prises de contrôle, le remodelage des entreprises et des groupes ne s'accompagnent pas d'une actualisation correspondante des droits et moyens permettant aux salariés de s'organiser, de s'exprimer et d'intervenir sur ce qui les concerne au premier degré.
Un salarié sur deux est désormais privé, de fait, de toute représentation syndicale directe.
Nous savons que le MEDEF d'aujourd'hui, pas plus que le CNPF d'hier, ne consentira facilement à des largesses en la matière.
Voilà donc un vaste chantier sur lequel l'ensemble des forces syndicales devrait pouvoir agir ensemble.
Tout comme il devient nécessaire de s'interroger sur le détournement régulier des règles de représentativité syndicale, il est désormais incontournable, pour la crédibilité même de l'action syndicale de se demander si l'on peut indéfiniment prendre des décisions qui concernent la vie des salariés en s'appuyant sur des accords avec des organisations syndicales qui représentent, parfois, une petite partie des premiers intéressés qui, au surplus ne sont jamais consultés.
Il y a une contradiction de taille dans les règles actuelles. Il n'y a qu'à propos des questions sociales qu'une minorité a le droit d'imposer: son opinion à la majorité. C'est une curieuse conception de la démocratie.
Nous allons avoir de longues heures pour préciser, ensemble, la démarche syndicale que nous allons mettre en oeuvre.
Ce travail nous allons le faire en prenant la mesure des réalités d'aujourd'hui et en restant profondément fidèle à notre identité.
Qu'est ce qui fonde l'identité de la CGT, qu'est ce qui fait qu'elle existe depuis plus de cent ans, que ce sigle continue à être chargé de sens et constitue toujours une référence active dans la société française et dans le syndicalisme international ?
Historiquement, la CGT est inséparable de l'adoption militante par le mouvement ouvrier des valeurs de la Révolution française. Elle exprime la révolte contre le non-respect des promesses inscrites dans la devise de la République, elle incarne le refus de la domination du plus grand nombre par des oligarchies économiques et sociales et leurs instruments politiques.
La CGT reconnaît comme fondamentale l'inégalité profonde du rapport social constitutif du système capitaliste, elle refuse d'assimiler le contrat de travail à un accord qui serait passé entre 2 parties réputées libres et égales : c'est cela le rapport de classe que toutes les variantes de l'idéologie libérale s'ingénient à escamoter.
La CGT trouve toute sa raison d'être dans la légitimité et la dignité de la lutte collective pour conquérir des droits et les faire respecter : en ce sens elle continue de tresser le long fil rouge de l'histoire de l'émancipation humaine. Elle incarne la possibilité d'un monde meilleur, la nécessité conjointe d'agir collectivement pour son avènement et la volonté de ne pas voir les salariés dessaisis de la conduite de leur action ou dépossédés de ses résultats.
La première dimension de l'identité profonde de la CGT est donc celle d'un syndicat qui tient tête à l'arbitraire patronal et à la raison d'État, qui oppose une résistance farouche et instruite à toutes les lois d'airain que des générations de prophètes libéraux veulent nous faire avaler comme des lois naturelles devant lesquelles il faudrait s'incliner. C'est la résistance à cette imposition, ce sont toutes les résistances à l'exploitation, à l'oppression, à la discrimination, à l'injustice, au mépris et à l'exclusion qui sont constitutives de notre identité.
À ces fléaux produits par les sociétés humaines, la CGT oppose d'abord des valeurs et des comportements construits pour et par cette résistance : fraternité, solidarité, entraide, dignité, citoyenneté.
Oui, l'image de la CGT est celle d'un syndicat combatif ! C'est le coeur de notre identité, ce dont nous sommes les dépositaires et dont nous devons sans cesse faire et refaire la preuve en régénérant à chaque période les conditions qui permettent cette combativité et assurent son efficacité.
Cette identité n'a de valeur que si elle reste une référence pour les luttes des salariés, y compris pour ceux qui hésitent à nous suivre et même pour nos adversaires. Dès lors ce qui la menace vraiment, c'est tout ce qui peut la décrédibiliser auprès des salariés : la compromission au lieu de la fermeté et de la transparence, l'activisme au lieu de l'action persévérante sur des objectifs clairs et partagés, l'incompétence au lieu de l'intelligence et du savoir-faire, le repli sectaire au lieu de l'écoute et de l'ouverture démocratique.
La deuxième dimension de l'identité de la CGT, inséparable de la première, c'est son implication dans la construction, chaque fois que le rapport de forces l'a permis ou le permet, d'alternatives robustes et consistantes aux choix libéraux: c'est évidemment le sens de notre engagement dans la défense des valeurs du service public, contestées et attaquées par tous les tenants du libéralisme.
Mais, comme chacun le sait, la meilleure défense c'est l'attaque, et toute défense du service public serait illusoire si elle ne s'articulait pas à des propositions offensives concrétisant notre volonté de moderniser les moyens et les modes de fonctionnement d'un domaine appartenant au patrimoine économique et social de la collectivité.
Cette attitude offensive doit être généralisée. C'est dire que si la contestation est toujours indispensable, elle n'est jamais qu'un moment de l'action !
Il est toujours plus mobilisateur de se battre « pour » que de résister « contre », surtout lorsque s'affirment de profondes aspirations des salariés. La proposition est un acte militant : comment pourrions-nous convaincre les salariés qu'il existe une autre voie que celle du libéralisme si devant chaque situation concrète nous confondions fermeté et immobilisme? Nous ne sous-estimons pas les forces qui sont en face de nous, ce serait une erreur. Mais ce serait une faute de ne pas se saisir de ses contradictions et de ses failles, de toujours lui laisser l'avantage de l'initiative et de l'innovation.
La proposition discutée avec les salariés dans leur diversité, portée par la majorité d'entre eux, doit être le fer de lance pour alimenter l'action ; la négociation est l'étape qui permet de concrétiser le rapport de force et d'institutionnaliser sous toutes les formes du droit les conquêtes sociales et leur protection.
Contestation, mobilisation, proposition, négociation, voilà ce qui pourrait être une devise pour la CGT.
La CGT, conformément au préambule de ses statuts, « intervient (…) librement sur tous les champs de la vie sociale, elle participe au mouvement de transformation sociale. » Consciente de la complexité des problèmes posés, lucide sur la réalité de ses forces mais en même temps confiante dans la justesse de son combat et offensive sur ses propositions, elle veut offrir des références solides pour se battre pied à pied, dans la négociation et dans le débat public, contre le « prêt-à-porter » des logiques libérales.
Elle s'attache, dans le cadre de la confrontation des idées et des expériences, à construire le rapport de forces nécessaire pour détendre et promouvoir les droits des salariés, renouer avec une dynamique de progrès social, donner un nouvel élan à la démocratie.
Face aux défis posés conjointement par les mutations et la crise de la société salariale et par les grands problèmes de société, cette démarche constitue bien le ferment de pratiques convergentes avec tous ceux qui s'impliquent dans la lutte pour le développement et la dignité humaine. Elle est aussi la base des rapports que nous devons entretenir avec les partis politiques.
Dans une société ou le salariat, dans sa diversité, représente l'immense majorité de la population, aucun parti politique ne peut négliger la réalité des luttes et des idées syndicales, tous les partis sont obligés d'en comprendre la teneur et d'en mesurer l'influence, que ce soit pour s'appuyer sur elles, les contenir, les contourner ou les combattre.
C'est pourquoi la CGT est « tout naturellement » un interlocuteur des partis qui s'inscrivent dans la tradition démocratique républicaine.
Certains d'entre eux ont souhaité confronter leur point de vue avec le nôtre : c'est dans cet esprit, et dans le respect des attributions de chacun, que nous avons eu l'occasion, dans la période récente, de rencontrer successivement la direction des Verts, celle du Parti socialiste et celle du Parti communiste. Il est vraisemblable, que dans le cadre des grandes questions sociales à l'ordre du jour, nous prendrons l'initiative de les revoir ou d'en rencontrer d'autres ainsi que les groupes parlementaires qu'ils influencent.
Indépendants, mais pas neutres, nous n'hésitons pas à combattre les idées de haine, de racisme et de division dont deux partis d'extrême droite, sans en avoir l'exclusivité, se sont faits les tristes champions : nous n'avons pas encore réussi à contrecarrer de façon décisive les dérives actuelles, alors qu'il s'agit d'un enjeu central dans le monde du travail.
Notre identité c'est aussi le rassemblement.
« La Confédérale générale du travail, attachée aux principes fondateurs du syndicalisme confédéré et interprofessionnel, oeuvre au rassemblement de tous les salariés dans leur diversité, à l'unité du mouvement syndical national, européen et international. »
Ce sont nos textes statutaires.
C'est notre identité qui nous a conduit, il y a maintenant plus de 25 ans, à demander notre adhésion à la Confédération européenne des syndicats, c'est-à-dire dès sa création.
Il est désormais envisageable que cette présence soit effective dans les prochains mois et permette aux centaines de milliers de salariés français qui se retrouvent dans notre action de contribuer aux mobilisations qui seront indispensables au syndicalisme européen pour jouer un rôle efficace sur ce continent.
La caractéristique essentielle depuis le vaste mouvement qui, en France, entourait notre 45e congrès, c'est l'ampleur inégalée dans l'histoire de la construction européenne du mouvement social dans nombre de pays : que ce soient des mobilisations sectorielles comme celles des salariés belges, hollandais et français à l'occasion du conflit de Renault Vilvorde, que ce soit la mobilisation des routiers, que ce soient les manifestations et les grèves des cheminots européens, que ce soient les initiatives interprofessionnelles pour l'emploi et contre le chômage : 70 000 personnes à Paris le 10 juin 1997, la manifestation à Luxembourg en novembre 97…
L'année 98 n'aura fait qu'accroître le besoin de convergence et d'initiatives nouvelles dans les branches ou les groupes industriels. Il s'en dessine d'ailleurs de nouvelles.
Faire s'exprimer la mobilisation des chômeurs à travers l'Europe, réagir à la volonté insistante de la Commission européenne de faire de la concurrence libérale le principe d'organisation de l'Europe deviennent urgents.
Les conventions collectives sont bouleversées, les missions de nos services publics sont rognées, remises en cause, les opérations de fusions, restructurations motivées avant tout par une logique financière se multiplient. Est-ce ainsi que l'on va façonner l'Europe ?
L'introduction de l'Euro, au-delà des modalités de mise en place que nous avons contestées est une construction monétaire qui fragilise les pays les plus faibles, qui intensifie la mise en concurrence des salariés. Le syndicalisme européen doit parvenir rapidement à faire entendre sa voix.
Nous partageons le constat fait par Emilio GABAGLIO, secrétaire général de la CES, qui constate « qu'européaniser davantage l'action syndicale est indispensable pour faire progresser l'Europe syndicale au quotidien et garantir notre pouvoir de négociation et notre influence sociale même au sein des espaces nationaux ».
Il nous faut être offensifs sur ces questions, ne pas laisser la voie libre au patronat. Nous devons être présents partout où nous pouvons agir contre le dumping social et pour obtenir non pas des normes à minima mais bien des droits et garanties communautaires. Il nous faut apporter notre pierre aux rassemblements internationaux à construire, aux convergences syndicales indispensables au moment où l'élargissement de l'Europe à 20 ou 25 pays relance le débat sur les institutions et le rôle de la Commission.
Une bonne articulation de notre activité au plan national et au sein d'une organisation internationale a régulièrement provoqué des débats au sein de la CGT.
À cet égard, permettez-moi encore une citation, celle de Benoît FRACHON alors secrétaire général de la CGT, au moment de la fondation d'une FSM qui rassemblait la grande majorité des syndicats à travers le monde :
« Dans toute l'Europe », précisait-il, « le syndicalisme renaît et les travailleurs sentent partout le besoin d'unité parce qu'ils se rendent compte que sans unité, ils ne peuvent exercer une action efficace. …Nous devrions souligner nettement le caractère démocratique de nos organisations syndicales … et nous devons veiller à ce que tous les syndiqués aient la possibilité d'exprimer leur avis et de prendre part aux décisions ».
Il poursuivait :
« ... En France, nous ne concevons aucune crainte quand nous voyons d'autres mouvements plus nombreux que nous ; nous ne redoutons pas qu'ils puissent en aucune façon compromettre nos propres intérêts ou prendre des décisions qui mettraient en danger nos droits … si les décisions des syndiqués sont prises démocratiquement, nous n'avons rien à craindre. »
Le contexte a bien changé mais l'analyse reste pertinente.
Oui, Chers Camarades, notre adhésion à la CES dès l'année 99 pourra être considérée comme une avancée importante permettant aux salariés français et européens de peser d'un plus grand poids.
La CES est une construction ouverte où il n'y a plus de leadership idéologique et qui intègre en son sein de nombreux syndicats d'Europe centrale et orientale. Nous sommes très loin des conceptions développées à l'époque de la guerre froide par les uns ou les autres. La caractéristique de cette construction, c'est une réalité syndicale ancrée et porteuse dans chaque pays, fière de ses spécificités, consciente de la nécessité de les conjuguer au niveau européen.
Dans le même temps, le syndicalisme européen ne peut en aucun cas avoir la prétention d'être un modèle pour les autres continents. Nous ne pouvons, nous replier ni sur la France, ni sur l'Europe. Nous avons des responsabilités particulières pour trouver des issues aux conflits qui affectent l'ensemble du pourtour méditerranéen : l'Algérie, les Balkans, la Palestine notamment.
Avec les salariés de l'outre-mer, il y a lieu de prendre des initiatives pour faire reculer les pratiques d'exploitation qui s'apparentent à l'esclavage et sont liées à des logiques coloniales.
Nous avons besoin de travailler à d'autres rassemblements syndicaux au niveau mondial. La CES est incontestablement un point d'appui dans cette perspective.
Les thèmes de l'emploi, de la formation pour tous, de la cohésion sociale, du développement durable et solidaire continueront d'inspirer et d'unifier les luttes nationales et internationales face à la mondialisation de la finance et du capital, face aux politiques libérales, aux plans d'ajustement structurels, aux choix de mise en concurrence des travailleurs et des systèmes sociaux.
Pour le mouvement social, dans la recherche de l'unité qui est sa seule véritable force :
– Il s'agira de faire prendre en compte, face aux conceptions du libre-échange, les dimensions sociales, environnementales du Sommet social de Copenhague et du Sommet de Rio.
– Il s'agira de faire prédominer les logiques de solidarité et de codéveloppement durable sur les logiques financières de rentabilité à courte vue, (comme nous l'avons fait pour faire échouer l'AMI).
– Il s'agira de faire prévaloir la réalisation effective de tous les droits humains, individuels et collectifs, c'est-à-dire de l'intérêt général sur le seul droit de propriété privée des terres, des moyens de production et des profits.
Dans cette perspective, la CGT s'attachera, dans tous ses domaines de compétence, à contribuer à l'unité d'action du mouvement syndical pour répondre aux attentes et aux besoins des salariés.
Cela doit aussi être le cas dans notre propre pays où l'unité des syndicats, lorsqu'elle est portée par les salariés, dégage une dynamique et une force qui fait la preuve de son efficacité dans certaines branches professionnelles, dans certaines entreprises.
Prétendre à de nouvelles conquêtes sociales nécessite la mise en mouvement du plus grand nombre de salariés, de chômeurs, de retraités. C'est vers eux que nous nous tournons pour donner du souffle et de la permanence au mouvement social.
Au dernier congrès, Louis précisait : « je ne sais pas encore quelles traductions les salariés donneront aux exigences d'équité et de rassemblement. Mais j'ai l'intime conviction qu'elles n'obéissent à aucune des formes antérieures qui jalonnent notre premier siècle.
Par contre, je sens profondément aujourd'hui le besoin d'impulser une forme nouvelle de dialogue entre organisations syndicales françaises. Chacune a son histoire et cette histoire a bel et bien forgé des comportements, des états d'esprit, en un mot, un acquis culturel. »
C'est sur ce fond-là que nous devons réfléchir ensemble !
Le rassemblement des salariés, de leurs organisations syndicales, autour de revendications dont ils sont les véritables propriétaires, enclenche des dynamiques qui donnent de la force et de la confiance.
Être « tous ensemble » sur des objectifs vitaux doit être un de nos objectifs pour atteindre des succès revendicatifs.
Le pluralisme syndical est une réalité incontournable, les salariés ne la vivent pas comme un drame, ils sont lucides sur les différences d'analyses, les divergences qui ont existé ou celles qui continueront sans doute d'apparaître au gré de l'actualité et des défis que nous aurons tous à relever.
Dans leur énorme majorité, ils aspirent cependant à ce que ce pluralisme ne soit pas le prétexte à la division systématique et paralysante.
C'est le bon sens issu de l'expérience qui l'emporte !
Les secousses qui ont bouleversé le monde syndical pendant ce siècle, qui se sont traduites par des scissions, des divorces, des remodelages, des transferts ont toujours été vécues par la CGT comme autant d'étapes affaiblissant le rapport de force nécessaire aux salariés.
Les avancées sociales ont toujours été gagnées dans l'unité. La division a toujours fait le jeu des stratégies patronales.
Alors, évitons au moins les faux débats qui s'alimentent parfois de réactions sur des images spectaculaires… !
Lorsque des responsables syndicaux ne peuvent plus se serrer la main, c'est le patronat qui se frotte les siennes.
Chaque organisation dispose des responsables qu'elle s'est démocratiquement désigné.
Se rencontrer, confronter ses points de vue, ses propositions, ce doit être normal entre syndicalistes d'une entreprise, d'une fédération, d'un département et bien évidemment au niveau des confédérations.
Entendons-nous bien, si d'aucuns pensent que ces rencontres conduiraient à des renoncements, il faut en débattre dans la mesure où rien aujourd'hui ne peut accréditer cette idée.
Il faut tout faire pour permettre aux salariés d'avoir tous les éléments d'analyses à leur disposition, de connaître les obstacles comme les convergences possibles, d'être acteurs dans l'évolution du paysage social.
La crédibilité du syndicalisme, celle de la CGT a tout à gagner de la confrontation sereine, à l'unité sincère et maîtrisée par les principaux intéressés.
Nous sommes nombreux dans cette salle à avoir l'expérience d'assemblées générales où la CGT, dans la diversité des points de vue qui s'expriment, sait faire comprendre ses arguments. Ce qui est décisif en toutes occasions, c'est ce que décideront d'en faire les salariés.
Ce qui serait dommageable dans cette période, c'est que le réel développement des luttes unitaires dans les entreprises et les branches ne s'accompagnent pas de nouvelles relations entre les confédérations et au sein du mouvement syndical.
Nous sommes tous lucides sur les barrières nombreuses qui existent. Chacun possède une longue liste de griefs sur le voisin. Ceci ne nous a pas empêchés d'avoir fait évoluer la situation, puisqu'il y a peu de temps encore on entendait parler de logiques divergentes, de rapports conflictuels, de camps irréconciliables.
Si la réunification syndicale est loin d'être à l'ordre du jour, ce que personne d'ailleurs n'a à l'esprit, nos efforts pour un syndicalisme rassemblé demeurent au coeur de notre démarche pour peser sur le cours des événements. Ils se déploient sans interlocuteur privilégié, sans esprit tacticien, sans volonté de marginaliser telle organisation ou tel responsable.
Porter plus fort cette exigence de rassemblement à tous les niveaux, parallèlement à l'innovation dans nos pratiques internes et à la reconquête de nos forces, est essentiel pour atteindre les objectifs revendicatifs que nous nous fixons.
Une position identique peut nous aider à mieux nous ouvrir à la société pour traiter des enjeux du travail en osmose avec les mouvements associatifs.
Sachons être à la pointe de l'action contre toutes les exclusions :
– contre l'homophobie portée par certains au moment du débat sur le PACS,
– contre le racisme et les discriminations sur les lieux de travail en donnant une nouvelle impulsion à notre campagne 99.
– Pour la régularisation des sans-papiers dont beaucoup sont, de fait, condamnés à demeurer une main-d'oeuvre corvéable à merci si le gouvernement maintenait sa position.
Agir pour une égalité pleine et entière des droits des femmes et prendre toute notre place dans la préparation et la mobilisation de la marche mondiale qui donnera une dimension internationale à cette exigence.
Intervenir, avec nos conceptions, pour faire évoluer le cadre de vie, l'aménagement du territoire.
Le syndicalisme a son propre rôle à jouer pour regagner de la citoyenneté permettant aux salariés d'intervenir sur le sens le contenu de leur travail qui engage parfois l'avenir de la civilisation, comme dans le domaine de la recherche par exemple.
Nous avons effectivement à affronter des enjeux qui n'étaient pas posés hier au syndicalisme avec la même portée, enjeux qui s'inscrivent dans ce qui bouge et continue de bouger dans la société.
Le besoin d'être reconnu dans la vie et au travail, dans la cité, dans tout ce qui concoure à établir des rapports sociaux est une question essentielle à notre époque.
Cette volonté de compter, de peser est niée, bien souvent étouffée par un système qui promotionne le plus fort.
La souffrance et la perte de repères qui en résultent sont autant de freins au développement de chacun et de tous.
Car, il s'agit bien pour nous syndicalistes de ne pas opposer l'individu au collectif, le moi au nous. C'est par la reconnaissance des salariés dans leur singularité et diversités que nous parviendrons à redonner au syndicat sa force attractive.
L'employé, l'ouvrier, le cadre, le privé d'emploi ou le retraité mais aussi le précaire, différemment mais souvent en convergence, ont besoin de moyens collectifs d'expression, de défense et de proposition.
Ce besoin, ils le conjuguent avec l'affirmation de rester eux-mêmes, la possibilité de dire les choses à leur façon, avec leurs mots, tout en respectant l'appréciation générale.
Dans bien des cas, nous parvenons à prendre en compte cette réalité nouvelle, en mouvement, d'un salariat éclaté, mais dont les exigences et aspirations ne sont pas moins fortes que celles des générations qui les ont précédées.
Mais, nous sommes encore loin, très loin des nécessités du moment dont tout indique qu'il y a une attente doublée d'une réserve vis-à-vis du syndicalisme aujourd'hui.
Vaincre les préventions, dépasser les inquiétudes et les craintes ne se décrète pas.
Nous sommes confrontés à cette conjonction de problèmes : une image du syndicalisme affaibli à la fois par la pression et la répression qui l'affectent, par nos faiblesses et insuffisances qui demeurent et le besoin de reconstruire des repères et rechercher d'autres valeurs solidaires dans et par le travail par lesquelles le syndicalisme peut offrir une autre perspective.
Nous disposons pour cela d'un outil, d'une organisation de 654 000 hommes et femmes recensés en 1997, dont 144 000 retraités, qui, au-delà de leurs particularités, sont toutes et tous animés du même idéal.
C'est déjà un formidable potentiel pour notre développement futur si nous leur donnons les moyens de contribuer à leur manière aux objectifs de redéploiement nécessaire, de conquête de bases nouvelles, d'impulsion du rassemblement des salariés.
19 fédérations et le Comité des privés d'emploi voient leur nombre de syndiqués progresser, sur un fond de résultats très contrasté.
La reconquête est possible si nous en faisons vraiment un objectif central.
– C'est à nous de travailler aux convergences, aux solidarités entre professions entre catégories avec des dispositions particulières adaptées aux situations locales, aux salariés que nous voulons intéresser aux objectifs revendicatifs.
– C'est à nous de leur montrer la CGT telle qu'elle est et pas forcément comme on la présente.
– C'est à nous de faire connaître nos positions, de ne pas hésiter à les croiser avec d'autres, d'argumenter pour convaincre tout en étant ouverts à ce que des non-syndiqués ont à nous dire.
La montée des oppositions entre catégories suscitées de toutes parts par les stratégies patronales ne fait qu'accentuer le besoin d'organisations spécifiques, notamment auprès des cadres, et en même temps la nécessité de trouver les formes de relations permanentes pour une bonne compréhension entre différentes organisations au sein de la CGT.
Le renouvellement des collectifs de direction, des élus et mandatés de la CGT n'est pas une question de mode. C'est un appel d'air permanent pour être au diapason des syndiqués et des salariés.
C'est être en phase avec cette volonté, exprimée notamment chez les jeunes et les femmes, d'exercer une responsabilité à un moment donné tout en ayant la possibilité de garder ou de reprendre leur activité professionnelle.
C'est rechercher avec ténacité les moyens qui permettent aux jeunes et aux femmes de prendre toute leur place et à tous les niveaux dans l'organisation.
C'est notre volonté marquée depuis plusieurs congrès d'avoir des collectifs de direction qui cherchent d'abord à faciliter la mise en mouvement du plus grand nombre de syndiqués qui nécessitera un nouveau bilan :
– pour se donner des perspectives sur la formation de tous les syndiqués, par un autre niveau de diffusion de l'Hebdo vers les salariés, pour une démocratie interne permanente sur tout ce qui engage l'organisation,
– pour ne pas hésiter à envisager des évolutions dans les structures de la CGT si cela est nécessaire, et ce sera nécessaire,
– pour diriger nos moyens humains et financiers là où nous décidons qu'il y a des priorités.
Tout cela milite pour des décisions collectives et non le chacun pour soi ou le seul contre tous.
J'espère que vous aurez sur ces sujets là-aussi largement l'occasion de mettre en valeur les expériences positives, et il y en a, non comme modèle mais comme inspiration servant l'ensemble de la CGT de demain :
– des expériences où l'importance et la combativité des jeunes s'expriment dans l'organisation,
– des expériences où les plus « gros » aident les plus « petits »,
– des expériences où les actifs agissent avec les retraités face aux immenses enjeux de syndicalisation dans cette catégorie,
– des expériences où les privés d'emploi et leur organisation trouvent des points d'appui dans les syndicats d'entreprises,
– des expériences où les unions locales sont vécues comme lieu de convergences et de proximité des syndicats.
Ensemble, sachons innover pour peser davantage, innover pour gagner.
Voilà, Chers Camarades quels étaient les éléments complémentaires que je souhaitais vous livrer après les discussions qui se sont développées dans les syndicats et qui, je l'espère, vont nous permettre d'avancer ensemble sur des délibérations qui correspondent aux attentes qui s'expriment à notre égard de la part des syndiqués et des salariés.
Alors, donnez votre opinion.
Faites part de vos expériences pour nous permettre d'aller de l'avant.
Sachons-nous écouter les uns les autres.
Sachons prendre les bonnes décisions.
– Montrons ensemble que la CGT a les capacités, la volonté et l'ambition de viser haut, de viser loin, qu'elle a la ferme volonté d'affronter avec toutes ses forces les défis nombreux qui sont devant nous et alors oui, l'utopie du bonheur peut devenir réalité.
– Montrons que la confiance que nous avons dans la capacité des hommes et des femmes, des salariés de ce pays s'inspire de cette formule d'Aragon dans La Semaine Sainte : « les hommes et les femmes ne sont point que les porteurs de leur passé, les héritiers d'un monde, les responsables d'une série d'actes, ils sont aussi les graines de l'avenir. »
Que vive le 46e Congrès de la CGT !