Tribune de M. Daniel Cohn-Bendit, tête de liste des Verts pour les élections européennes, dans "Le Monde" le 3 avril 1999 sur l'intervention de l'OTAN contre les forces armées serbes au Kosovo, la stratégie des bombardements aériens mise en oeuvre par les Alliés, le devoir d'ingérence humanitaire et de protection de la population du Kosovo, intitulée "Pour un protectorat européen".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Qu'il n'y ait pas eu de débat au Parlement, pendant les négociations de Rambouillet, pour décider de ce qu'il y aurait lieu de faire en cas d'échec, dénote un mépris pour la représentation démocratique et renforce son discrédit aux yeux des citoyens. Ce débat aurait dû non seulement avoir lieu, mais être retransmis en direct à une heure de grande écoute. Si l'opinion est désorientée, ce n'est donc pas à cause d'une erreur de communication de l'exécutif, mais d'un manque de pratique démocratique.

Qui aurait osé dire au cours de ce débat : « Quelle que soit l'attitude de la délégation serbe, nous refusons toute action militaire » ? Sans doute nos souverainistes jacobins, de droite et de gauche, qui pensent que l'Europe, cette invention des élites mondialisées, n'a pas à intervenir dans ce qu'ils considèrent comme une affaire intérieure yougoslave. La reconnaissance d'entités culturelles et politiques infranationales est, à leurs yeux, une invention du communautarisme désagrégateur de l'État-nation.

Certes, nos souverainistes, parce qu'ils sont démocrates, regrettent l'oppression que le gouvernement serbe fait subir aux Kosovars. Le fait que, depuis des années, ces derniers luttent pacifiquement est digne de leur considération. Mais que, après la Bosnie, le gouvernement serbe « purifie ethniquement » le Kosovo et jette sur les routes des centaines de milliers de Kosovars, en les terrorisant, n'appellerait pour eux et certains pacifistes qu'une réponse : « négocier ».

Communistes et trotskistes défilaient en 1936 pour dénoncer la « non-intervention » du gouvernement de Front populaire en Espagne et accusaient, à juste titre, Léon Blum de laisser assassiner la République espagnole par les généraux fascistes. Auraient-ils osé dire pendant le débat au Parlement qu'il ne fallait rien faire ? C'est le non-débat au Parlement qui donne un semblant de justification à ces manifestations munichoises. Les éviter nous aurait aussi épargné la vue de « camarades » manifestant côte à côte avec des représentants serbes aux mains souillées du sang de la « purification ethnique ».

Si une intervention militaire était nécessaire, à mes yeux, la stratégie du bombardement est-elle la bonne ? Je l'ai dit au meeting que nous, les Verts, avons organisé à Tours le 26 mars : je ne crois pas à l'efficacité du « bombing ». Oui, il faut – et il fallait dès le début – envisager une force d'interposition. Cette force entrait dans un pays où l'immense majorité de la population l'attendait, comme on attend des libérateurs. Ce sont les troupes du gouvernement serbe qui sont vécues comme des occupants barbares. La population, qui connaît le terrain, aurait aidé les troupes européennes.

Non, il ne faut pas 250 000 hommes ; des généraux parlent de 50 000 hommes soutenus par une aviation qui aurait la maîtrise des airs.

Je regrette que l'Europe se soit soumise à la stratégie américaine d'intimidation par les bombes. En cela, elle a eu tort. Une fois de plus, c'est la faiblesse européenne qui nous accule à cette situation. Il faut que l'Europe se donne des institutions capables de définir une stratégie européenne mise en oeuvre par une force européenne.

Dans ce contexte, une politique de prévention des conflits, intervenant en amont, doit s'appuyer sur un corps civil de paix qu'il est urgent de constituer. S'il avait existé, il aurait pu soutenir la stratégie de résistance pacifique de Rugova et donner ainsi une substance réelle à l'idée d'autonomie. Comme disait Gorbatchev : « Qui arrive trop tard est châtié par l'histoire. » Je hais la guerre comme le pacifiste le plus intransigeant la hait, mais j'ai horreur de rester impuissant devant des massacres. Or les massacres au Kosovo n'ont pas attendu l'intervention de l'OTAN. Au contraire, c'est parce que les troupes serbes massacraient, parce qu'en pleine négociation Milosevic entrait avec ses troupes au Kosovo, que l'action de l'OTAN a été déclenchée. Nous avons le devoir d'ingérence humanitaire. Nous devons démontrer que, pour nous, les droits de l'être humain sont indivisibles et valent aussi bien pour les musulmans que pour les juifs ou les chrétiens. Comme pour la Bosnie, nous défendons l'idée d'une société multiculturelle fondée sur le respect réciproque. Telle est notre conception de l'Europe. Ceux qui réclament l'arrêt des bombardements, qui dépend de nous, et le droit à l'autodétermination du Kosovo, qui dépend de Milosevic, doivent aussi dire comment ils comptent le lui imposer. Je ne vois pas d'autre alternative que l'intervention d'une force d'interposition ou l'abandon des Kosovars entre les mains criminelles de Milosevic. L'Europe doit prendre l'initiative d'une convocation du Conseil de sécurité de l'ONU afin qu'il déclare le Kosovo « zone humanitaire de refuge ». Il est important de réintégrer la légalité du droit international. Si l'intervention se justifie par l'urgence humanitaire, elle nous pose à tous un problème de droit international.

Nous ne devons pas nous laisser aller à une stratégie du tout ou rien, poussant le Kosovo à une indépendance explosive. Il faut maintenir l'idée d'une autonomie substantielle, négociable avec un gouvernement serbe prêt à une solution humaine et démocratique. C'est pour cela que je propose de mettre le Kosovo sous protectorat européen. A chacun de prendre ses responsabilités.