Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre chargé de l'industrie et du commerce extérieur, à "Libération" le 29 janvier 1992, sur l'accord introduisant une participation de IBM au capital de Bull.

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Strauss-Kahn : "Bull sort de son ghetto"

Pour le ministre de l'industrie, l'accord est aujourd'hui possible parce qu'IBM se décentralise et qu'il a besoin de partenaires dans la recherche, où Bull dispose de certains atouts.

Lorsque Édith Cresson a présenté le premier montage industriel dans l'électronique, Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'industrie et du commerce extérieur, était au Japon. Dommage pour le ministre de tutelle des entreprises concernées. Cette fois, il a encore failli rater l'effet d'annonce : il s'envolait à la mi-journée pour Oman, accompagnant François Mitterrand. S'il était à la conférence de presse, il n'a pu être présent, au déjeuner de Matignon pour les commentaires de l'accord. Coordination difficile. Une satisfaction, toutefois : des deux candidats américains, il privilégiait IBM.

Libération : Comment comprendre l'intérêt d'IBM pour Bull ?

Dominique Strauss-Kahn : Bull voulait s'associer. Mais c'est aussi parce qu'IBM souhaitait une alliance avec Bull que la négociation a pu être conduite de façon équilibrée. Ceci n'aurait pas été possible dans les années 70 et 80. Mais IBM n'est plus dans la situation dominatrice d'alors. Il se décentralise. Il a besoin de partenaires dans la recherche où, comme dans les microprocesseurs, Bull a une certaine avance. Ce n'est pas un ticket d'entrée sur le marché français que recherche le groupe américain : d'ailleurs, il y est déjà bien implanté avec IBM-France qui emploie plus de 20 000 personnes.

Libération : Qu'est-ce qui différencie cet accord d'autres qui, entre l'informatique français et des groupes américains, furent des échecs ?

Dominique Strauss-Kahn : Lorsque la France est allée chercher Honeywell, elle ne pouvait imaginer que l'Américain se retirerait de l'informatique six mois plus tard. Il n'y a pas, dans le cas présent, le même risque. Au contraire, Bull sort de son ghetto. La société avait fait le choix d'un système propriétaire qui, parce qu'incompatible avec les autres, pouvait faire hésiter la clientèle. Cette fois, le nouveau choix est celui d'un standard qui occupera une grande part du marché.

Libération : Cet accord évacue-t-il tout projet de mettre sur pied un pôle informatique européen ?

Dominique Strauss-Kahn : Non. Le pôle informatique communautaire a toujours été difficile à construire, depuis l'expérience malheureuse d'Unidata, au milieu des années 70. Mais en l'occurrence, en confortant Bull, cet accord devrait plutôt faciliter les choses avec les interlocuteurs européens.

Libération : Comment IBM va-t-il entrer dans le capital de Bull ?

Dominique Strauss-Kahn : Il y aura une augmentation de capital à laquelle IBM souscrira. Cette prise de participation, qui se fera avant la fin de l'année, traduira le caractère stratégique de l'accord. Elle sera, notons-le, du même ordre que celle du Japonais NEC, tout aussi stratégique mais sur les très gros systèmes, alors que l'accord avec IBM porte, lui, sur les systèmes multimédias. Tout ceci interviendra après la remise à flot de Bull grâce à la recapitalisation du groupe que l'État a déjà programmée ; il doit y consacrer deux fois deux milliards de francs, et j'espère que Bruxelles donnera son feu vert à l'opération. Il ne devrait donc pas y avoir d'autre recapitalisation.

Libération : Et combien cet accord va-t-il coûter à l'État ?

Dominique Strauss-Kahn : Absolument rien. Au contraire même puisque IBM va entrer dans le capital de Bull à un peu plus de 5 %.

Libération : Avec un Américain et un Japonais dans son capital, l'intégrité de Bull n'est-elle pas compromise ?

Dominique Strauss-Kahn : À mon avis, dans cinq à dix ans, il ne subsistera plus dans le monde informatique que quatre ou cinq grosses nébuleuses constituées de sociétés qui travailleront sur les mêmes technologies. Qui ne seront pas compatibles entre elles. Il y aura des Japonais, mais IBM et ses alliés constitueront une de ces nébuleuses. C'est là qu'on trouvera Bull, avec en plus Apple et Motorola.

Recueilli par G. Br.